Ukraine : la vulnérabilité gazière à la merci des réformes

L’Ukraine était, jusqu’en 2008, le plus grand importateur européen de gaz russe (ou contrôlé par la Russie): fortement consommatrice de gaz, cette ancienne république soviétique doit en effet importer les deux-tiers de sa consommation. Ce qui constitue un défi essentiel pour sa propre transformation politique et économique, mais aussi pour la stabilité régionale: les conflits et tensions autour des approvisionnements gaziers sont récurrents, d'autant plus que l'Ukraine est la principale voie de transit du gaz russe vers l'Union européenne. 


www.ukrtransgaz.naftogaz.com Pourtant, les réponses politiques mises en œuvre en Ukraine ces dernières années pour faire face à cette situation s’avèrent peu adaptées, dans un contexte marqué par la permanence de la menace qui pèse sur la sécurité énergétique de l'Ukraine, mais aussi de l'Union européenne.

La forte dépendance gazière de l’Ukraine nourrit son instabilité

L’Ukraine, berceau de l’industrie gazière soviétique, demeure un producteur significatif de gaz (21 Gm³ en 2008). Sa consommation totale, d’environ 70 Gm³ par an avant la crise économique et financière (40% de la consommation énergétique primaire), doit cependant être satisfaite par des importations. Il en ressort au moins quatre défis pour sa sécurité énergétique et sa stabilité:
- D’abord, les importations gazières très élevées et cruciales pour la stabilité intérieure ne sont absolument pas diversifiées. Seul le monopole Gazprom ou, ces dernières années, des intermédiaires qui lui sont liés, lui fournissent du gaz russe ou d’Asie centrale. L’Ukraine est en outre le principal corridor de transit du gaz russe vers l’Union européenne (UE), mais aussi la Turquie et les Balkans. Ces deux éléments d’interdépendance et de vulnérabilité forment autant de leviers d’influence et de puissance auxquels les acteurs ont pu avoir recours et qui enveniment régulièrement les relations bilatérales. Ainsi, les crises gazières de janvier 2006 et janvier 2009 ont porté sur les conditions et modalités des approvisionnements gaziers et du transit.

- Ensuite, la question du prix et du coût financier, économique et social des fournitures extérieures. L’Ukraine avait jusqu’à récemment bénéficié d’un prix moins élevé que celui appliqué par la Russie au reste de l’Europe, concédant en retour à Gazprom et aux sociétés qui lui sont liées un tarif de transit avantageux à travers son territoire. Depuis janvier 2009, elle paie désormais son gaz au même prix, voire plus cher, que certains Etats européens, selon une formule calquée sur les contrats de long terme en vigueur entre les sociétés européennes distributrices et le monopole russe. Or, l'augmentation des prix qui en a résulté a bouleversé la politique sociale de subvention du gaz à la population. Si les entreprises ukrainiennes paient le gaz en fonction du prix des importations, celui du gaz fourni au secteur dit «public», c’est-à-dire aux ménages, aux écoles, aux hôpitaux et aux sociétés de chauffage municipal (teplokomounenerhos), sont subventionnés et fixés largement en deçà du coût des importations de gaz. Ce secteur est théoriquement approvisionné par le gaz produit en Ukraine qui est beaucoup moins cher que le gaz acheté auprès de Gazprom. Mais il ne suffit pas. Naftogaz, la société nationale gazière, ne peut donc éviter d’acheter à son fournisseur russe du gaz très cher (environ 10 Gm³/an) et de le revendre avec de grandes pertes. Celles-ci sont couvertes partiellement grâce aux fonds du budget de l’Etat, par la réduction des investissements, mais surtout, par l’endettement. Le prix du gaz importé a largement augmenté ces dernières années, passant de 50 dollars pour 1.000 m³ à 360 dollars pour 1.000 m³ au premier trimestre 2009[1], tandis que les prix du gaz au secteur public demeurent très faibles (de l’ordre de 60 à 90 dollars pour 1.000 m³). Ils n’ont que très faiblement augmenté ces dernières années. Et les consommateurs publics sont, pour certains, de mauvais payeurs. Ainsi, le coût pour l’Etat de la subvention des prix n’a cessé de croître, et seules les perfusions financières publiques ont permis jusqu’à aujourd’hui à la société Naftogaz de payer ses factures à Gazprom. L’inefficacité du secteur, la mauvaise gestion et la corruption renforcent ce gouffre financier pour l’Etat, dont les finances sont désormais mises à rude épreuve par la crise. Tout comme la capacité de refinancer Naftogaz. In fine, le citoyen ukrainien paie son gaz relativement peu cher mais, indirectement, à un prix largement supérieur à cet avantage: c’est toute la transformation économique et politique du pays qui en est paralysée, et des sommes colossales qui sont englouties dans une politique de redistribution inefficace.

- La facture gazière extérieure du pays dégrade également la balance des paiements et pèse sur la stabilité monétaire et le taux de change, notamment en temps de crise.

- Enfin, cette dépendance, alors que le prix du gaz est désormais élevé, freine la compétitivité et le développement d’une économie dont le gaz est l’un des principaux entrants: en effet, les industries exportatrices, principalement la chimie lourde, mais aussi la métallurgie, voient leurs coûts de production s'accroître alors que l'activité est en forte baisse et subit une concurrence internationale très forte.

Des solutions à chercher en Ukraine et non à l’extérieur

Depuis dix ans, de nombreux projets de diversification des sources d’approvisionnement, ambitieux mais irréalistes, ont été poursuivis pour réduire la dépendance et la vulnérabilité gazières de l’Ukraine. Mais c’est à la racine du problème qu’il conviendrait plutôt de s’attaquer, c’est-à-dire au marché gazier ukrainien et à la demande extérieure de gaz. D’abord, l’Ukraine possède un solide atout avec sa propre production gazière, qui pourrait atteindre 25 Gm³ d’ici quelques années. Ensuite, la consommation de gaz du pays pourrait être réduite du tiers en l’espace de quelques années. Le niveau du gaspillage, lié aux infrastructures datant de l'époque soviétique et au manque d'investissement, est tel que de nombreux postes de consommation recèlent un potentiel d’économies très important: par exemple, la production d’eau chaude et de chaleur par les teplokomounenerhos municipaux. Ou la consommation de gaz par les ménages, qui vivent pour la plupart dans des logements mal isolés et où les compteurs individuels sont encore rares. Ou le développement de la production de gaz non conventionnel, comme le biogaz. Mais également, le remplacement des réseaux de distribution et le changement des conduites. Dans les entreprises également, le potentiel est important: l'efficacité des fours et machines peut être améliorée. L'Ukraine pourrait aussi davantage consommer d'autres sources d'énergie, comme le biogaz. Deux problèmes surgissent ici: dans l'état actuel du marché, c'est l'électricité nucléaire, ou le charbon, qui seront privilégiés, car ils coûtent relativement peu cher et sont disponibles. Or, cela présente des risques environnementaux importants. Enfin, les énergies solaires ou éoliennes, ainsi que la capture de CO² sont trop onéreuses pour être compétitives dans un marché caractérisé par des prix régulés extrêmement bas. En revanche, la production électrique à partir de turbines à chaleur utilisant la combustion de déchets, ou de biogaz, pourrait être favorisée. Cette vulnérabilité gazière n’est donc pas une fatalité, et de nombreuses solutions existent. Deux conditions sont requises: une vraie volonté politique, et la mise en œuvre d’importants investissements.

Jusqu’à présent, aucune transformation significative n’a pourtant eu lieu

Malgré la volonté réformiste issue de la Révolution orange, les investissements et transformations ont cruellement fait défaut. Les raisons sont imputables principalement aux élites et institutions ukrainiennes, qui n’ont pas su ou voulu dépasser leurs conflits et rivalités politiques, économiques et financières, en partie liés d’ailleurs à cette dépendance gazière. Les institutions fonctionnent mal et les majorités parlementaires, qui forcent à constituer des coalitions, nourrissent l’instabilité et l’absence d’efficacité des politiques. En outre, l’Etat de droit, la stabilité bancaire et monétaire, la prévisibilité du pays, sont insuffisamment garantis: les conditions d’investissements, malgré des améliorations, sont encore loin du modèle de marché européen. A titre d’exemple, alors que le potentiel de production gazière en Ukraine est important, aucun gisement dans la mer Noire n’a été mis en exploitation ces dernières années du fait des intrigues, rivalités et obstacles juridiques et politiques. Les milliards de dollars requis pour mener ces projets n'ont donc pas été investis en Ukraine.

Une fenêtre d’opportunités pour engager les réformes après 2010

La crise économique et financière actuelle, l'augmentation des prix du gaz ainsi que l’élection présidentielle de janvier-février 2010 offrent une opportunité unique de renverser cette tendance et de mettre en œuvre de vraies réformes de modernisation. Déjà, la consommation de gaz diminue, du fait principalement de la forte baisse de l'activité économique, mais aussi des mesures entreprises par le gouvernement qui développe la combustion du charbon. Le Fonds monétaire international (FMI) a conditionné l’octroi de crédits à l’augmentation progressive des prix subventionnés du gaz au secteur public. La Commission européenne, en partenariat avec la Banque européenne de reconstruction et de développement (BERD) et la Banque mondiale, est prête à soutenir financièrement l’Etat ukrainien et Naftogaz en échange d’une réforme du marché gazier visant à améliorer sa transparence et son efficacité et à «européaniser» sa régulation et son organisation. Enfin, les mécanismes d’implantation conjointe du protocole de Kyoto pourraient donner lieu à davantage de projets, une fois que l’Ukraine aura renforcé ses capacités institutionnelles et que l’avenir du protocole aura été scellé. Avant toute chose, cependant, l'Ukraine devait obtenir davantage de flexibilité dans le contrat gazier qui lie Naftogaz et Gazprom, pour pouvoir importer moins de gaz. C’est chose faite, depuis septembre 2009, aux termes d’un accord qui autorise finalement Kiev à acheter moins de gaz que prévue sans avoir à payer de pénalité[2].

Le prochain président ukrainien devra, dès son investiture, engager des réformes radicales dans la politique gazière de l’Ukraine. A défaut, le pays risque de ne pas se relever de la crise actuelle et des dernières années de quasi-inaction. Il en va de la transformation de l’Ukraine en un Etat stable et prospère, de la neutralisation du potentiel de conflictualité de la relation ukraino-russe, et donc de la stabilité régionale.

L’Ukraine méritera le plein soutien européen -notamment financier- dans cette entreprise difficile. C’est non seulement dans l’intérêt de l’UE, mais aussi de Moscou: le gaz consommé en moins par l’Ukraine représente autant de gaz que la Russie n’aura pas à produire ou pourra soit consommer elle-même, soit exporter vers l’UE pour y conserver ses parts de marché. L’UE et ses membres devraient concentrer leur soutien sur des enjeux et projets précis, réalistes et concrets, dans la lignée de l’excellent travail de la BERD sur place: c’est l’investissement qui doit concentrer toute l’attention, et donc la réforme fiscale, administrative, juridique et législative, ainsi que les soutiens financiers. L’Ukraine a le potentiel pour connaître, ces dix prochaines années, une fulgurante transformation et devenir la locomotive économique en Europe centrale et orientale. Plus que jamais, la responsabilité en incombe aux élites politiques et économiques, qui doivent enfin établir des règles du jeu qui libèrent l’espace politique des intérêts individuels, claniques et économiques.

Notes :
[1] 95 dollars pour 1.000 m³ en 2006, 130 en 2007, 179,5 en 2008, 360 au premier trimestre 2009 et en constante baisse depuis, pour atteindre une moyenne d'environ 228 dollars pour 1.000 m³ au cours de l'année.
[2] Le contrat signé en janvier 2009 par les deux partenaires prévoyait que la compagnie ukrainienne serait tenue par une clause d’achat ferme selon laquelle elle devait acquérir au moins 80% du volume de gaz initialement prévu, au risque de payer une amende. Il était donc question que l’Ukraine achète, en 2010, plus de 41 milliards de m3, alors que la crise laisse prévoir qu’elle en consommera bien moins.

Source photo : www.ukrtransgaz.naftogaz.com

* Marc-Antoçine Eyl-Mazzega est doctorant, Centre d’Etudes et de Recherches Internationales (CERI-Sciences Po/ Chargé de mission, Fondation Robert Schuman)