Ukraine: Quelles perspectives au lendemain de la présidentielle?

Cinq ans après la Révolution orange qui avait porté Viktor Iouchtchenko à la tête de l’Ukraine, les électeurs étaient appelés à se rendre aux urnes les 17 janvier et 7 février 2010 pour élire leur Président.


Au terme d’un deuxième tour qui a mis aux prises l’actuel Premier ministre, Ioulia Timochenko, et son principal opposant, le président du Parti des régions Viktor Ianoukovitch, c’est ce dernier, candidat malheureux du scrutin de 2004, que l’électorat ukrainien a choisi de porter au pouvoir.

La défaite au premier tour du Président sortant, Viktor Iouchtchenko, et celle, au second tour, de son ancienne alliée et désormais rivale ne signifient pas pour autant que plus rien ne subsiste de la Révolution orange: le climat général dans lequel s’est déroulée l’élection confirme que l’Ukraine a fait des progrès considérables dans son processus de démocratisation. Malgré ce, il est peu probable que l’arrivée au pouvoir de Viktor Ianoukovitch, élu de justesse (avec 48,95% des voix au second tour), soit synonyme d’un retour rapide à la stabilité dans un pays en proie à une crise politique chronique depuis 2005. Il est par ailleurs encore difficile de savoir si celui que l’on décrit régulièrement dans la presse internationale comme le «candidat pro-russe» et «favori de Moscou» parviendra à établir des relations apaisées avec la Russie.

Les raisons de la défaite des protagonistes de la Révolution orange

Elu à la présidence de l’Ukraine en décembre 2004 après de longues semaines de manifestations populaires et la répétition du deuxième tour de l’élection suite à des fraudes massives, V.Iouchtchenko a été éliminé de la course présidentielle de 2010 dès le premier tour du scrutin. Arrivé en cinquième position avec un score très faible (5,45% des suffrages), le Président sortant n’a pas su regagner la confiance des électeurs. Ces derniers, déçus par ses promesses de réformes non tenues, l’ont sanctionné pour son incapacité à lutter contre la corruption et à sortir le pays de la grave crise politique et économique qu’il traverse[1].

Marqué par une instabilité interne permanente liée à des rivalités politiques récurrentes avec Iou.Timochenko (depuis la scission du «camp orange» en 2005), le mandat de V.Iouchtchenko s’est aussi caractérisé par de fortes tensions diplomatiques avec la Russie. La volonté du pouvoir ukrainien d’intégrer l’Otan, les crises gazières à répétition, les désaccords sur la question du retrait de la Flotte russe de la mer Noire (prévu pour 2017), le conflit russo-géorgien de l’été 2008, les divergences d’interprétation de l’histoire (notamment concernant la Grande famine des années 1930) ou encore la place de la langue russe en Ukraine ont été à l’origine de disputes ouvertes et répétées entre les deux pays. Jugé responsable de la détérioration des relations ukraino-russes, Viktor Iouchtchenko s’est aliéné un large pan de la population ukrainienne qui, si l’on en croit les résultats d’enquêtes sociologiques, se prononce majoritairement et depuis plusieurs années en faveur d’une amélioration et d’un approfondissement des liens avec la Russie[2].
Le Président sortant a aussi déçu ceux qui soutenaient le projet européen qui était au cœur de son programme électoral de 2004. L’intégration de l’Ukraine au sein des structures européennes n’a pas connu les avancées attendues. Le dialogue et le partenariat avec l’Union européenne ont certes gagné en intensité depuis cinq ans, notamment grâce au plan d’action UE-Ukraine adopté en février 2005 dans le cadre de la Politique européenne de voisinage et au lancement, en mai 2009, du Partenariat oriental. Mais la signature, initialement prévue pour 2009, d’un Accord d’association devant remplacer l’Accord de partenariat et de coopération (signé en 1994 et entré en vigueur en 1998) et entériner la mise en place d’une zone de libre-échange, a été ajournée. Par ailleurs, et en dépit du fait que les leaders des Etats-membres de l’UE ne cessent de réaffirmer que l’Ukraine est un «pays européen qui partage avec les pays de l’UE une histoire et des valeurs communes»[3], aucune perspective d’adhésion, même à long terme, n’a été offerte par Bruxelles.
Avec un bilan jugé aussi décevant, il ne faisait guère de doutes, et ce bien avant le lancement officiel de la campagne électorale, que V.Iouchtchenko ne parviendrait pas au second tour de l’élection présidentielle.

Premier ministre de janvier à septembre 2005 et depuis décembre 2007, Ioulia Timochenko porte, elle aussi, une part de responsabilités dans la non-réalisation des promesses de changements formulées à l’hiver 2004, dans la dégradation de la situation économique du pays et dans la persistance des luttes politiques avec le Président sortant. Parmi les autres raisons de sa défaite au second tour (où elle a bénéficié de 45,47% des voix), son attitude à l’égard de la Russie a peut-être joué un rôle. En signant des compromis au sujet des questions gazières, accords que ses opposants ont jugés contraires aux intérêts de l’Ukraine, Iou.Timochenko s’est vu reprocher de chercher le soutien de Moscou dans la perspective de l’élection présidentielle. Semant la confusion quant à ses intentions réelles, son comportement a sans doute dérouté une partie de son électorat.

Les acquis et les leçons de la Révolution orange

L’arrivée à la tête de l’Etat de Viktor Ianoukovitch, l’homme qui avait orchestré les fraudes massives lors de la présidentielle de 2004, est-elle de nature à remettre en cause les acquis de la Révolution orange? Au-delà des résultats du scrutin, l’essentiel semble avoir été préservé.
Malgré des failles dans le processus électoral qui ont été notées çà et là par les observateurs internationaux présents sur le terrain, l’élection s’est globalement bien déroulée. Les candidats ont bénéficié d’un accès libre aux médias qui, de leur côté, ont eu la possibilité de couvrir la campagne électorale sans être soumis à de fortes pressions. Les électeurs se sont ainsi trouvés face à un véritable choix, opportunité dont une partie d’entre eux s’est saisie au premier tour en soutenant d’autres prétendants que les favoris, notamment Sergueï Tigipko arrivé en troisième position avec 13,05% des suffrages. Si Iou.Timochenko a profité de ses fonctions de Premier ministre pour mettre en avant sa candidature et son programme électoral, le recours aux ressources administratives n’a pas été utilisé de manière systématique comme il y a cinq ans. Les observateurs de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) et ceux de l’UE ont salué la bonne tenue des deux tours de l’élection. N’ayant constaté aucune irrégularité majeure, ils ont qualifié le scrutin de «transparent et honnête». «L’élection a offert une démonstration impressionnante de démocratie. C’est une victoire pour tout le monde en Ukraine», a même souligné Joao Soares, président de l’Assemblée parlementaire de l’OSCE[4].

Autre point positif à noter: l’attitude de la Russie qui, contrairement à 2004, s’est montrée très prudente du début jusqu’à la fin du processus électoral. On se souvient que, lors de la précédente campagne présidentielle, Vladimir Poutine s’était rendu à trois reprises en Ukraine et qu’il s’était empressé de féliciter V.Ianoukovitch dès le lendemain du second tour. Les autorités russes semblent avoir tiré les leçons de leurs erreurs passées: ne soutenant aucun candidat, le Président, Dmitri Medvedev, a affirmé en décembre 2009 être prêt à travailler avec son nouvel homologue ukrainien quel qu’il soit. Il a attendu les résultats finaux ainsi que la publication du rapport d’évaluation de l’OSCE pour congratuler V.Ianoukovitch[5].

La victoire de ce dernier annonce-t-elle un tournant dans les relations ukraino-russes? Le nouveau président ukrainien sera-t-il en mesure de sortir le pays du chaos politique dans lequel il se trouve depuis près de cinq ans? Pour l’heure, plusieurs raisons invitent à en douter.

Une Ukraine stable et de retour dans le giron russe?

Dans un communiqué officiel publié sur son site Internet trois jours après son élection, V.Ianoukovitch a annoncé que les relations avec la Russie et les autres pays de la CEI seraient désormais une «priorité» de sa politique étrangère: «Nos pays sont étroitement liés économiquement, culturellement, historiquement. Nos économies sont complémentaires. Il faut utiliser ces avantages pour le bien de nos peuples», a-t-il souligné[6].
Ce genre de discours n’est pas nouveau en Ukraine. Déjà, en 1994, Leonid Koutchma avait été élu sur une plateforme électorale jugée «pro-russe» et avait tenu des propos relativement similaires au lendemain de son élection. Mais, contrairement aux attentes de la population ukrainienne et de la Russie, l’arrivée au pouvoir de Leonid Koutchma n’avait pas, en définitive, entraîné de changements majeurs dans les orientations ukrainiennes en matière de politique étrangère. Les relations ukraino-russes s’étaient certes quelque peu améliorées mais pas au détriment du développement des liens de l’Ukraine avec ses partenaires européens et occidentaux. Ce n’est pas non plus la première fois que V.Ianoukovitch mène une campagne électorale avec de tels slogans. Cela ne l’a pas empêché, pour accéder au poste de Premier ministre en 2006, de «passer des accords avec Iouchtchenko, y compris sur des questions de principe pour son Parti des régions, comme le statut de la langue russe ou l’adhésion à l’OTAN», rappelle le politologue ukrainien Konstantin Bondarenko. Selon ce dernier, «Moscou comprend parfaitement qu’aucun président ukrainien ne sera jamais tout à fait prorusse»[7]. Mais, comme l’a déclaré le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, la Russie attend néanmoins du nouveau chef de l’Etat une modification de l’approche de Kiev à son égard[8]. V.Ianoukovitch répondra-t-il, au-delà des discours, aux attentes de Moscou? Une chose est sûre, c’est qu’il a déjà commencé, avant même d’être élu, à irriter une partie de ses partenaires russes en annonçant début décembre qu’il exigerait une révision des contrats gaziers dès son arrivée au pouvoir[9].

Le soir même de son élection, Viktor Ianoukovitch s’est par ailleurs engagé à restaurer l’unité et la stabilité du pays[10]. Cette double tâche ne sera pas des plus aisées, et ce pour deux raisons principales. Tout d’abord parce que, comme en 2004, le pays sort très divisé du processus électoral: le candidat victorieux a remporté des majorités énormes dans les régions de l’Est et du Sud, tandis que son adversaire réalisait des scores tout aussi élevés dans la partie Centre-Ouest du pays. Ensuite parce que la victoire de V.Ianoukovitch a été acquise de justesse: remportant le second tour avec 48,9% des suffrages, il n’obtient pas la majorité absolue des votes et ne devance sa rivale que de quelques points. Iou.Timochenko a certes perdu l’élection mais sa défaite n’est pas écrasante. Ce qui amène à penser que le Président élu devra composer avec son adversaire qui, trois jours après l’issue d’un scrutin que son équipe de campagne persistait à qualifier de frauduleux[11], n’avait toujours pas reconnu sa défaite. En outre, malgré les appels du Président à sa démission, Iou.Timochenko ne semble pas disposée à se retirer, ce qui devrait placer le chef de l’Etat devant un premier défi: parvenir à réunir une majorité parlementaire favorable à la destitution du gouvernement ou convoquer des élections législatives anticipées, ce qui, dans le contexte actuel, paraît difficilement réalisable: d’une part parce que, le Parti des régions n’ayant pas la majorité au Parlement, il devra «débaucher» un certain nombre de députés du ou des camps adverses pour voter la destitution du gouvernement, ce qui risque de prendre un certain temps; d’autre part parce que convoquer des élections législatives anticipées signifierait faire replonger le pays dans une nouvelle campagne électorale, politiquement risquée pour le nouveau Président.

[1] En novembre 2008, le FMI a octroyé un prêt de 16,4 milliards de dollars à l’Ukraine pour l’aider à surmonter la crise.
[2] Voir notamment «Ukraine-Russia: From Crisis – To Effective Partnership», Ukrainian Center for Economic and Political Studies, in National Security and Defence, n°4 (108), 2009, pp.72-84.
[3] Voir notamment la Déclaration commune UE-Ukraine publiée à l’issue du sommet bilatéral de décembre 2009, disponible sur le site official de la présidence suédoise de l’UE: http://www.se2009.eu/ [Dernière consultation: 11 février 2010].
[4] Les rapports d’évaluation du processus électoral sont disponibles sur le site Internet de l’OSCE: http://www.osce.org/odihr/ [Dernière consultation: 11 février 2010].
[5] Voir la retranscription de l’interview accordée par D.Medvedev à trois chaînes de télévision russes le 24 décembre 2009 et le communiqué de presse du 9 février 2010 sur le site officiel du Kremlin: http://www.kremlin.ru/ [Dernière consultation : 11 février 2010].
[6] http://yanukovych.com.ua/news-12302.html [Dernière consultation: 11 février 2010].
[7] Nezavissimaïa Gazeta, 18 janvier 2010.
[8] RIA Novosti, 22 janvier 2010.
[9] RIA Novosti, 10 décembre 2009.
[10] http://yanukovych.com.ua/news-12293.html [Dernière consultation: 11 février 2010].
[11] Voir la déclaration d’Aleksandre Tourtchinov, directeur de campagne de Iou.Timochenko sur le site officiel de cette dernière: http://vybory.tymoshenko.ua/ [Dernière consultation: 11 février 2010].

* Emmanuelle ARMANDON est docteur en science politique, spécialiste de l’Ukraine et des relations ukraino-russes, directrice des études de la filière Hautes études internationales (HEI) de l’INALCO.

PhotoViktor Ianoukovitch (source: www.kmu.gov.ua)