Dans cet article paru dans le journal russe Novaya gazeta, le directeur de la station de radio Echos de Moscou présente un projet destiné à remettre en mémoire les événements oubliés et à battre en brèche les idées reçues sur l’histoire russo-soviétique.


histoire instrumentaliséeCe projet original émerge alors que la Russie est, depuis plus de quinze ans, tiraillée entre une mémoire idéalisée et instrumentalisée de son passé soviétique et, au contraire, une approche de plus en plus décomplexée et ouverte de ses pages sombres.

De qui le faux Dimitri est-il le fils ?

Interview menée par Oleg Khlebnikov

Les Echos de Moscou préparent pour l’année à venir un projet proprement historique, « Attention, histoire. Chronique des falsifications et des débats sur l’histoire », qui abordera différentes époques. A l’annonce de cette information, nous avons rencontré Alexeï Venediktov, directeur des Echos, pour qu’il nous présente ce projet si bien nommé. Dès notre rencontre, A.Venediktov s’est empressé de m’offrir le calendrier qu’il compte distribuer à tous les députés, ministres et autres personnalités du gouvernement, tout comme aux rédacteurs en chef des principaux organes de presse. A bon entendeur… !

A.Venediktov : Nous avons créé ce projet en commun avec l’agence de presse d’État RIA Novosti. A chacune des 52 semaines de l’année, nous présenterons un événement historique mis en doute, souvent sujet à falsifications. A chacun sera consacrée une émission d’une heure sur les Echos de Moscou et des tables rondes auront lieu à RIA Novosti.

Quelle est l’idée de départ de ce projet ?

Aujourd’hui, tous les Etats, dont l’Etat russe, instrumentalisent l’histoire. « Attention, histoire » est conçu en réaction à cette tendance. Car nombreux sont les pays qui, depuis des centaines d’années, ont utilisé l’histoire pour répondre à leurs problèmes nationaux comme internationaux.

Surtout en l’absence de politique publique, quand on nous cache le principal et qu’on nous annonce des idioties…

Oui, cela s’est fait de tout temps. Mais on assiste aujourd’hui à une ingérence active et même directe de l’Etat dans les débats entre historiens. Je refuse catégoriquement que le Parlement ou le Président ordonnent, ou que des Commissions de lutte contre ou pour les falsifications obligent le reste de la population à trancher les débats sur l’histoire. Que diriez-vous si la Douma adoptait une résolution déclarant que le faux Dimitri était, ou au contraire n’était pas, le fils d’Ivan le Terrible ? La science, et surtout les sciences humaines, ne peuvent faire l’objet de directives de la part du gouvernement. C’est pourtant le cas, et pas uniquement en Russie. Ainsi, le Parlement turc interdit tout débat sur le génocide arménien…

…et l’Ukraine sur la Grande famine[1]

Tout à fait. De telles ingérences sont dangereuses. En outre, elles sont inutiles à l’ère d’Internet, de la perméabilité des frontières et d’une meilleure connaissance des langues étrangères.
L’Archipel du Goulag a été interdit, il n’y avait donc pas de Goulag. Trente ans après, on nous enseigne la réalité des Goulags à l’école. C’est pourquoi nous avons décidé, avec nos collègues de RIA Novosti, de lancer ce projet, qui court de Boris et Gleb[2] à Tchernobyl, afin que tous puissent prendre connaissance des faits historiques débattus.

Par quoi commence ce calendrier ?

Janvier est le mois de naissance de Stakhanov. Le premier thème de notre émission concernera donc le stakhanovisme. Il ne sera pas seulement présenté d’un point de vue étroitement spécialisé, nous prenons aussi en compte les opinions contemporaines. Par exemple, sur le travail dans l’industrie. C’est la raison pour laquelle nous avons invité l’ancien ministre du Travail Alexandre Potchinov.
Ensuite, la deuxième semaine abordera la guerre d’Afghanistan, discutée par Zbigniew Brzezinski et Boris Gromov, qui présentent évidemment leurs versions antagonistes. Or, nous recherchons en premier lieu les faits, à partir desquels nous interrogeons le public. Certaines questions sont complexes : nous tentons de comprendre pourquoi le Politburo a pris la décision d’envoyer des troupes en Afghanistan et de quelle manière cette guerre s’est terminée. Un tiers de la population afghane était alors constituée de réfugiés : 3 millions au Pakistan, 1,5 en Iran, sans parler de la situation des soldats soviétiques. Nous présentons donc des faits. Aux commentateurs ensuite d’affirmer qu’il était juste que 15.000 soldats soviétiques meurent ou que 4,5 millions d’Afghans se retrouvent réfugiés. Le principal est de comprendre les causes. Pierre I était-il un tyran sanguinaire ou un bienfaiteur de la Russie ? Et Paul, et Nicolas I ? Tous ont leur place dans notre calendrier. Comme le soulèvement de Varsovie et la question de l’intégration –volontaire ou pas ?– de la Géorgie au sein de l’empire tsariste.

Et ainsi de suite chaque semaine ?

Oui. Nous présenterons en tout 52 faits. Il faut bien faire comprendre à nos auditeurs que l’histoire s’écrit tous les jours. On ouvre encore de nouvelles archives…

Et on en ferme d’autres…

Oui, mais nous avons un accord avec les archives. Je voudrais souligner que les archives du ministère de la Défense ont accepté de collaborer avec nous, alors qu’elles comptent, selon moi, parmi les archives les plus secrètes.

La commémoration des 65 ans de la victoire sur le fascisme est une date des plus importantes

Tout à fait. D’autant que l’histoire s’est imposée à nous sous la forme d’un procès avec Evgueni Iakovlevitch Djougachvili…

Votre procès prend le relais de celui encouru par notre journal; plus exactement, nous nous retrouvons côte à côte, car nous avons encore un procès avec cet individu, prévu le 25 décembre au tribunal de Basmanski

Le nôtre aura lieu le 24 au tribunal de Presnenski. Nous voulons ce procès, nous refuserons tout accord amiable[3].

Tout comme nous

Nous voulons le rendre public à tout prix. Nous voulons que le public juge d’après les documents que nous présenterons au tribunal, des copies authentifiées issues des archives nationales. Car il ne s’agit pas d’un procès avec le petit-fils de Staline, mais avec Staline même, qui nous défie de sa tombe.

Que vous a-t-on reproché ?

Lors d’une de nos émissions, un collègue a affirmé que Staline avait signé l’ordre permettant de faire fusiller des enfants à partir de 12 ans. Certes, Staline n’a pas rédigé l’oukaze. Il s’agit d’une résolution du Comité exécutif central et du Conseil des commissaires au peuple signée de Molotov, Kalinine et Akoulov. Une semaine après, le Politburo répondait « Oui » à la question : « A partir de 12 ans, vraiment ? » La réponse était signée de Staline.

Qui n’était lui-même pas un génie précoce…

En outre, il existe des documents établissant la réalité des déportations massives de peuples, dont des enfants (morts en route). Je n’exclus pas d’appeler au tribunal le président de la Tchétchénie Ramzan Kadyrov comme témoin, pour qu’il raconte la tragédie du peuple tchétchène et des enfants tchétchènes. Ce drame est également signé de la main de Staline.

Vous pensez que le tribunal vous permettra d’appeler des témoins, ou les empêchera-t-il de venir à la barre? Lors de notre procès avec le même E. Ia. Djougachvili, nous avons demandé que le tribunal exige la présentation de documents d’archives qui témoignent des crimes de Staline. Cela nous a été refusé. Or, lorsque nous avons nous-mêmes présenté ces copies d’archives, le tribunal les a acceptées. Mais il ne les a pas prises en considération, et nous n’avons pu appeler de témoins. Alors qu’Adam Michnik, Andrzej Wajda[4] (de « l’affaire Katyn ») et bien d’autres, victimes des répressions staliniennes, historiens et archivistes, étaient prêts à venir.

Nous avons notre antenne pour débattre de cela avec E. Ia. Djougachvili mais, à la place, on nous a invités dans une salle de procès. Nous souhaitons que les crimes staliniens soient débattus une fois pour toutes par une instance juridique. Nous étudions la possibilité d’un contre procès sur ce sujet. On ne peut aller au tribunal comme on se rend au supermarché, on n’a pas le droit de faire perdre du temps à la Justice, ni à moi, en tant que personne occupée par ailleurs. En outre, il en va de la réputation des Echos de Moscou. On nous traîne en justice! Si nous gagnons, il n’est pas exclu que nous exigions d’importants dédommagements. Cela fera peut-être passer l’envie à d’autres de nous intenter des procès à tort et à travers… Je ne juge pas E. Ia. Djougachvili: pour lui, Staline reste un grand-père, mais il existe une loi qui autorise à ne pas témoigner contre des parents proches. Toutefois, il semble que le plaignant veuille être présent dans le débat public.

D’après notre expérience en matière de procès, je peux vous dire que ceux qui accusent Novaya gazeta et les Echos de Moscou avancent comme principal argument que les documents présentés par les archives nationales prouvant les crimes de Staline sont des faux. Lors de notre procès, il n’a même pas été question d’étudier ces documents tant l’affaire était claire pour tous.

Il faudrait alors que les archives nationales leur intentent un procès. Leur réputation est entachée!

Mais revenons à votre projet. Notre histoire comprend des moments difficiles pour qualifier positivement notre identité. S’il nous est agréable de prétendre avoir libéré l’Europe, nous ne voulons rien savoir des viols et des meurtres effectués sur la population civile de la Prusse orientale, par où l’Armée rouge est entrée pour combattre les Allemands. Comment intégrer cette vérité historique ? N’est-il pas normal de plaindre les derniers survivants de la guerre qui refusent de se souvenir des mauvais moments ? Certains, d’ailleurs, ignoraient vraiment tout de ce qui se passait alors.

Nous avons une émission, « Le Prix de la liberté », qui parle de tout cela… Un sentiment de honte, de honte historique, existe chez tout homme. Par exemple, mon grand-père a combattu en Prusse orientale. Parmi les SMERSH[5]. L’histoire n’est pas un divertissement. C’est une science. L’homme est mortel, et cela lui déplaît. Mais cela ne doit pas pour autant signifier qu’il est impossible d’en parler ou d’y réfléchir. Pourquoi s’interdire l’accès à la connaissance ?

Selon moi, la guerre civile qui a commencé en Russie en 1918 ne s’est toujours pas terminée. Elle change juste de formes. Il y a eu des trêves, mais fugitives. Il y a eu une guerre froide civile, comme à présent. Elle éclate par moments, comme en 1991 et en 1993. Mais ne pensez-vous pas que certains faits, que vous vous proposez de soumettre au jugement non pas du peuple (battu dans cette « guerre civile ») mais d’une population depuis longtemps déboussolée, soient mal pris par les « blancs » et les « rouges » et aggravent l’actuelle guerre froide civile ?

J’ai toujours voulu que les Echos de Moscou soient un lieu ouvert à toutes sortes de débats. Vienne qui veut pour exprimer son opinion. Nous ne sommes qu’une plateforme, sans idée arrêtée ou préconçue.

Mais vos journalistes ?

Tous mes journalistes ont le droit, à l’antenne, de débattre, même entre eux. Rien d’étrange à cela. Ce serait même très curieux si, moi, en tant que rédacteur en chef, et Medvedev, en tant que Président, faisions savoir par une circulaire que tous les journalistes et les fonctionnaires du parti devaient partager le même avis sur le lever du soleil.

Tout de même, il devrait y avoir une seule approche commune à propos du nazisme et du stalinisme, au moins pour que cela ne se répète pas. Que pensez-vous des inscriptions comportant le nom de Staline dans la station de métro Koursk[6] ?

C’est insensé et bête. Staline est mort et enterré, que ceux qui le souhaitent déposent des fleurs sur sa tombe. Comme le font ceux qui fleurissent les tombes des criminels nazis. Ils sont certes peu nombreux en Allemagne, mais il y en a toujours. Il est nécessaire de raconter l’histoire, d’ouvrir les archives, pour que ces tombes soient de moins en moins fleuries.

Notes de la traductrice
[1] Les historiens débattent toujours pour qualifier la famine massive, nommée Holodomor, des années 1931-1933 en Ukraine et en Russie. En 2006, le Parlement ukrainien a légiféré sur sa nature génocidaire, interdisant de fait toute autre interprétation. Les institutions internationales préfèrent parler de crime contre l’humanité.
[2] Boris et Gleb : deux martyrs du XIe siècle canonisés.
[3] Evgueni Iakovlevitch Djougachvili, petit-fils de Staline, a intenté deux procès contre Novaya gazeta puis les Echos de Moscou, pour atteinte à la dignité de son grand-père. Il a perdu le premier, le second reprendra le 29 janvier.
[4] Adam Michnik, ancien dissident polonais, historien et essayiste de renom. Andrzej Wajda, célèbre réalisateur polonais, auteur en 2007 d’un film sur le massacre de Katyn, où son père mourut. Ce film fut vertement critiqué en Russie pour son message perçu comme « russophobe ».
[5] SMERSH : surnom des services soviétiques de contre-espionnage pendant la Seconde Guerre mondiale (abréviation de « Mort aux espions »).
[6] Cette station moscovite a été restaurée à l’identique, ce qui a amené à rétablir les inscriptions murales d’origine sur Staline, source de polémiques en Russie et au-delà.

Traduction : Sophie Tournon
http://www.novayagazeta.ru/data/2009/143/22.html (Novaya Gazetasubissant actuellement une attaque de hacker, le journal met à la disposition de ses lecteurs ses articles principaux sur différents sites et blogs. Pour le moment, aucun accès n’est possible vers ses archives)

Photo : Eric Le Bourhis (2008).