Ukraine : sous l’écume de l’Euromaïdan

La révolution de Maïdan a donné aux Ukrainiens une raison d'être fiers de leur pays alors que le dernier quart de siècle, pourtant placé sous le signe de l'indépendance, a surtout provoqué des déceptions. Ce mouvement marque-t-il pour autant une rupture avec la période précédente ou n'est-il qu'une illustration supplémentaire du profond antipolitisme des Ukrainiens, cause de la faiblesse de l'État ?


Euromaïdan, ou « révolution de la dignité ». Quoique ces termes soient souvent utilisés de façon indistincte pour désigner la vague de manifestations puis le changement de régime intervenus en Ukraine au cours de l'hiver 2013-2014, le second reflète sans doute mieux l'« émotion », pour reprendre le terme de Dominique Moïsi, qui prédominait alors dans une large partie de la population ukrainienne : l'humiliation.

La honte face au système de corruption généralisée, à la concentration du pouvoir et des richesses entre les mains du clan présidentiel, la médiocrité des dirigeants se manifestant aussi bien dans leurs fautes de grammaire que dans leur goût pour l'or et le kitsch, finit par se transformer en révolte lorsqu'en novembre-décembre 2013, Viktor Ianoukovitch, sur le point de signer un important accord d'association avec l'Union européenne, fit soudain volte-face pour aller quémander trois semaines plus tard une aide de la Russie.

Il serait cependant inexact de ne rattacher les causes de la honte ressentie par bon nombre d'Ukrainiens qu'à la présidence Ianoukovitch (2010-2014). De manière analogue à la Russie, où la chute de l'Union soviétique en 1991 a pu être perçue comme la « plus grande catastrophe géopolitique du XXème siècle » (V. Poutine) et une source d'humiliations émanant de l'« Ouest », l'Ukraine porte sur cet événement un regard pour le moins ambivalent, même si c’est à ce moment qu’elle doit son indépendance.

Selon un sondage Gallup conduit à l'été 2013[1], soit quelques mois avant les premières manifestations de l'Euromaïdan, les Ukrainiens étaient à peine plus nombreux que les Russes (23 % contre 19 %) à considérer que l'effondrement de l'URSS leur avait apporté plus d'avantages que d'inconvénients... tout en étant plus enclins (56 % contre 55 %) à en faire prévaloir les côtés négatifs. Comme en Russie, les années 1990 en Ukraine sont associées à une double crise économique et politique, caractérisée par une hyperinflation, une longue et douloureuse récession et un État incapable de remplir ses fonctions élémentaires comme la collecte de l'impôt et le maintien de la sécurité.

Nostalgie de l'URSS

Le rebond des cours des matières premières et des biens intermédiaires observé au début des années 2000 prolonge le parallèle entre la Russie et l'Ukraine puisque les deux connaissent alors une courte décennie –jusqu'à la crise mondiale de 2008– de forte croissance, soutenue ici par les exportations de gaz et de pétrole et là par le commerce d'acier et de produits chimiques comme les engrais[2].

Toutefois, sur le plan politique, l'Ukraine ne fait émerger ni un Vladimir Poutine, ni un État de droit démocratique et véritablement fonctionnel. Si la Révolution orange de 2004 a bloqué l’accession à la présidence du candidat soutenu par le Kremlin V. Ianoukovitch, son adversaire pro-occidentale Viktor Iouchtchenko, une fois parvenu au pouvoir, épuise son capital politique en querelles personnelles avec Ioulia Timochenko et échoue à réformer en profondeur le pays. Déçus et lourdement frappés par la crise économique mondiale (recul de 14,8 % du PIB en 2009), les électeurs ukrainiens portent en 2010 V. Ianoukovitch à la tête de l'État, cette fois sans besoin de manipulations.

Alors qu'en Russie, V. Poutine met en place une « verticale du pouvoir » qui restaure l'autorité de l'État au prix d'une recentralisation, d'une restriction des libertés publiques et d'une mise au pas des oligarques, l'Ukraine de la deuxième partie des années 2000 évoque davantage une « démocratie en creux » où les libertés individuelles sont globalement respectées non parce que l'État en garantit l'exercice, mais parce qu'il est trop faible pour les limiter. L'un des indicateurs de cette impotence est la taille de l'économie souterraine ukrainienne, selon le FMI équivalente en 2014 à 50 % du PIB officiel[3].

Faute de pouvoir appréhender de manière rigoureuse un phénomène qui échappe par définition aux mesures classiques, on se contentera d'un portrait impressionniste dressé sur la base d'observations empiriques. S'y trouvent pêle-mêle des entreprises publiques que l'État actionnaire ne contrôle pas en l'absence de registre exhaustif de son patrimoine, des vendeurs de bazar qui ne délivrent pas de reçu ou encore des professions indépendantes (professeurs particuliers de russe via Skype, traducteurs, programmeurs informatiques...) travaillant à distance pour des clients étrangers. L'Ukraine figurerait en effet parmi les cinq premiers pays du monde par le nombre de professionnels dans le secteur des nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC) et par les revenus générés sur des plateformes de freelance.

50 % du PIB échappe au fisc

Le propre de l'économie souterraine, en plus de ne pas figurer dans l'appareil statistique, est qu'elle ne génère pas de recettes fiscales. Ceci explique pour partie le décalage entre le train de vie d'une certaine classe moyenne urbanisée, en apparence comparable à celui d'autres pays européens (automobile, vacances à l'étranger, vêtements et gadgets de marques internationales...) et l'extrême vétusté des équipements publics, qu'il s'agisse des routes, des écoles ou encore des réseaux d'eau et d'énergie.

L'écart entre une situation économique individuelle convenable et une sphère publique de mauvaise qualité a nourri la défiance vis-à-vis d'un État qui n'a pas su inspirer la loyauté de ses citoyens, soit par manque de moyens financiers, soit en raison de carences administratives. C'est une autre différence avec la Russie de V. Poutine qui s'est servi de la rente énergétique pour fidéliser un large groupe de « dépendants » du secteur public (fonctionnaires, militaires, retraités ou encore salariés d'entreprises étatiques comme Gazprom).

Si les Ukrainiens qui ont passé la plus grande partie de leur vie en URSS pouvaient alors dénier la légitimité d'un État considéré comme un élément étranger sous le contrôle de Moscou, la génération parvenue à maturité dans l'Ukraine indépendante adopte souvent la même position pour des motifs différents. À ses yeux, l'État est un corps parasite qui a perverti les notions de fiscalité et de régulation pour capter des ressources via des taxes ou des pots-de-vin et enrichir une caste de privilégiés sans assurer en contrepartie des services publics de qualité décente.

L'aversion d'une grande partie de la population ukrainienne pour l'État en tant que tel et, plus généralement, pour la politique peut conduire à interpréter le mouvement des Euromaïdans non comme une tentative de saisir le pouvoir, mais comme une réaction cherchant à stopper l'expansion d'un système devenu trop gourmand. S'ils ont fait montre de remarquables capacités d'auto-organisation, ils n'ont pas fait naître de leader et, à l'exception de quelques députés, ils n'ont pas pénétré les institutions politiques.

Défiance à l'égard du politique

Le nouvel exécutif, véritablement installé au pouvoir depuis novembre 2014 suite aux élections législatives, n'a pas bénéficié d'un état de grâce bien long. En matière de corruption et de conflits d'intérêts, le président et oligarque Petro Porochenko n'a toujours pas cédé ses actifs dans le secteur des médias, tandis que le chef de l'Inspection nationale des finances, Nikolai Gordienko, aurait été limogé pour avoir ouvert une enquête sur la possible implication du Premier ministre Arseni Iatseniouk dans des mécanismes de détournement de fonds mis en place dans les mois suivant la fuite de V. Ianoukovitch.

Le moral des Ukrainiens est aussi affecté par la terrible situation économique (récession de 7,5 % en 2014 et probablement autant en 2015 selon la Banque européenne pour la reconstruction et le développement; diminution de moitié du cours de la hryvnia vis-à-vis de l'euro et du dollar ; inflation de plus de 40 %) et la menace permanente que représente l'occupation d'une partie du Donbass. La perte de Debaltseve en février 2015 a convaincu certaines franges de l'opinion publique de l'incompétence du gouvernement et de l'état-major. Nombreux sont ceux qui n'acceptent plus de devoir envoyer leurs enfants au front, dans une armée insuffisamment équipée, mal organisée et corrompue.

L'absence de confiance dans les élites nationales et la réticence à se mêler de politique se retrouvent jusque dans la composition du gouvernement, auquel participent trois étrangers (une Américaine d'origine ukrainienne, un Géorgien et un Lituanien). Les agissements de la Russie à l'encontre de l'Ukraine –annexion de la Crimée, interventions dans le Donbass, violente propagande anti-ukrainienne– ont certes entériné le divorce psychologique entre les deux peuples mais ils n'ont pas pour autant, semble-t-il, abouti à la naissance d'une nation ukrainienne au sens plein du mot. L'émancipation identitaire n'est pas allée de pair avec une autonomisation politique « positive », traduction de la volonté de prendre soi-même les rênes d'un destin collectif et de s'en donner les moyens.

Aujourd'hui encore, les jeunes Ukrainiens apprennent que le monde est divisé en trois catégories: l'Occident prospère, l'espace russophone correspondant grosso modo à l'ex-Union soviétique et le tiers monde sous-développé. Or, pendant qu'au cours des vingt-cinq dernières années, l'Ukraine indépendante faisait du surplace, de nombreux pays auparavant jugés comme pauvres ont « émergé », au point que les Ukrainiens y vont travailler pour de meilleurs salaires (emplois saisonniers dans l'industrie du tourisme en Turquie, équipages pour la marine marchande, ingénieurs du secteur pétrolier et gazier en Asie centrale et en Chine). Ceci contribue au sentiment de déclassement et d'humiliation, surtout par comparaison avec une République socialiste soviétique d'Ukraine qui, à défaut d'être souveraine, jouissait d'un certain rayonnement scientifique, culturel et industriel, ainsi que de la puissance militaire de l'URSS.

Des garanties internationales insuffisantes

L'abandon en 1994 de l'arsenal nucléaire hérité de l'Union soviétique contre les garanties de sécurité des États-Unis, du Royaume-Uni et de la Russie fournit peut-être la meilleure illustration du caractère antipolitique de la nation ukrainienne. A-t-elle cru qu'en se rendant inoffensive, elle aurait la paix et pourrait se dispenser de bâtir un État fort ?

Le désir de rapprochement avec l'Union européenne manifesté lors des manifestations de Maïdan ne marque pas de ce point de vue une rupture mais une continuité. Les protestataires avaient peut-être espéré pouvoir déléguer la gouvernance de leur pays cette fois non pas à une puissance « impériale » comme la Russie mais à une puissance « bienveillante », porteuse en outre d'un modèle politique et socio-économique plus attractif.

Cette vision méconnaît cependant un élément essentiel de l'intégration européenne: l'UE est une construction juridique, une union d'États autonomes qui ne peut fonctionner qu'en présence de systèmes juridictionnels internes relativement effectifs et d'une administration capable d'exécuter les décisions. Sauf à endosser l'habit colonial, l'UE ne peut se substituer à un État, d'autant qu'elle n'est pas équipée en propre pour agir dans le domaine fondamental de la sécurité et de la défense.

Aux fossoyeurs de l'État-nation, le contre-exemple ukrainien démontre qu'à l'heure actuelle, aucune autre structure n'est en mesure de mieux assurer la sécurité d'un territoire et d'une population. Les Ukrainiens, qui ont compté dans ce but sur les garanties internationales (le mémorandum de Budapest) ou la possibilité de faire un bond direct dans l'ère post-nationale, constatent avec amertume leur naïveté. Reste à savoir s'ils pourront combler ce «retard» ou s'ils se résoudront, par antipolitisme, à l'insignifiance.

Notes :
[1] Neli Esipova et Julie Ray, «Former Soviet Countries See More Harm From Breakup», Gallup, 19 décembre 2013. Consulté le 14 juin 2015.
[2] Pekka Sutela, The Underachiever: Ukraine's Economy Since 1991, Carnegie Endowment for International Peace, 9 mars 2012. Consulté le 15 juin 2015.
[3] C.W., «Why is Ukraine’s economy in such a mess?», The Economist/blog «Free exchange», 5 mars 2014. Consulté le 15 juin 2015.

Vignette : L'Euromaïdan à Kiev (Photo Evgeny Feldman/WikimediasCommons).

* Romain SU est rédacteur en chef du Courrier de Pologne, a servi six mois comme volontaire européen à Soumy en Ukraine.

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