Villages roumains et solidarités européennes

Quand, en 1988, nous nous sommes lancés, à quelques Belgo-Français, dans cette dénonciation de la mise en coupe réglée du milieu rural roumain par un régime totalitaire à bout de souffle, nous étions loin d’imaginer que l’exercice de ce droit civique d’ingérence nous amènerait, durant quasiment vingt ans, au tissage d’innombrables liens de solidarité et d’échanges avec des milliers d’habitants des villages de Roumanie.


village en roumanieEuropéenne, l’aventure de «l’Opération Villages Roumains» le fut dès l’origine avec cette géniale idée qu’eut un journaliste belge du nom de Paul Hermant relayée dans les pays environnants à commencer en France par la Ligue roumaine des droits de l’homme sise, à l’époque, à Paris d’interpeller quelque 3.000 municipalités françaises, belges, italiennes, néerlandaises, suisses, britanniques mais aussi hongroises pour que chacune adopte, au terme d’une délibération de son conseil municipal un village roumain ; cette «adoption», symbolique au départ, visait à sortir de l’oubli un pays doté d’un tissu rural de quelque 3.000 communes et qui, dans le cadre d’un plan qualifié du terme révélateur «de systématisation», risquait d’être laminé par une politique de collectivisation renforcée.

Citoyenneté européenne

Des centaines de communes occidentales jouèrent alors le jeu aboutissant, au cours de l’année 1989, non seulement, à l’envoi de milliers de cartes postales dont la plupart, interceptées par la censure, dérangèrent en haut lieu, mais aussi, à diverses tentatives de plusieurs municipalités pour visiter «leur» village adopté en parvenant à déjouer la vigilance des services de la police des frontières. Les relais dont l’antenne française disposait au sein de Radio Europe Libre (grâce notamment au travail acharné de Mihnea Berindei et de Monica Lovinescu) permirent de donner à cette campagne de dénonciation une aura indéniable dont bien des Roumains nous parlent encore aujourd’hui.

La soudaine accélération de l’Histoire fit le reste. Lorsqu’en décembre 1989, le régime Ceausescu se délita, s’orchestra alors une campagne de mobilisation en faveur d’un pays dont l’opinion occidentale découvrait, ahurie, la francophonie. Ce furent alors par centaines de convois divers et variés que les élus locaux et militants associatifs partirent surtout de Suisse, de France, de Belgique dès les fêtes du nouvel an de 1990 «au secours» d’un pays qui allait bénéficier d’un élan de solidarité un tant soit peu débridé mais qui explique pourquoi, aujourd'hui, la coopération décentralisée franco-roumaine est parmi l’une des plus importantes que la France entretient avec un ex-pays communiste.

Pour les militants de la citoyenneté européenne et de la construction d’une Europe par le bas que nous avions voulu être en lançant cette «OVéRé» comme disent les Roumains, selon une éthique prônant le partenariat et surtout pas l’assistanat, la manière dont nombre de bonnes volontés formidablement bien intentionnées mais excessivement influencés par une démarche humanitaire complaisante entamèrent contacts et échanges avec leurs interlocuteurs roumains, fut matière, durant des années, à débats, malentendus, compromis et consensus. Et si très vite, les «fondateurs» du mouvement s’employèrent, grâce notamment à divers financements Phare, à développer des actions dans les domaines de la démocratie (formation des élus) et du développement local (micro-projets dans les domaines agro-alimentaire, social et scolaire, tourisme rural), cette image d’ «humanitaire» longtemps collera à la peau d’une initiative qui se voulait citoyenne avant tout et fut parmi les premières à s'inscrire dans le développement durable et non dans l'urgence.

Comment coopérer d'égal à égal ?

Vingt ans, presque, sont passés et cette démocratie de proximité pratiquée à la faveur de centaines de stages de formation, d’échanges scolaires, professionnels, aussi insuffisante soit-elle face à un tissu rural fort de quelque 11 millions d’habitants et perclus de tant de besoins, constitue une formidable expérience humaine. Alors que Suisses, Belges, Roumains, Français continuent leurs actions dans le cadre d’instances associatives locales, régionales, nationales et européenne, l’entrée imminente de la Roumanie dans l’UE interpelle ce tricot de micro-solidarités au coeur de campagnes dont le devenir n’a pas constitué, loin s'en faut, un grand sujet de préoccupation pour les dirigeants bucarestois durant toutes ces difficiles années de transition… D’aucuns pourraient estimer que là s’arrête la vocation d’un mouvement qui, de protestataire à l’origine, humanitaire ensuite à son corps défendant, a tenté, autant que faire se peut, d’impulser «pour de vrai» dans des communautés villageoises repliées sur elles-mêmes et souvent oubliées ou encore renvoyées au rang des «perdantes» de la transition puis de l’intégration, un peu de cette introuvable société civile (dont souvent on nous rabat les oreilles), exhumant dès 1992 la loi roumaine sur les associations de 1924.

Comment cependant imaginer qu’entrant dans l’UE avec un niveau de PIB de deux tiers inférieur à la moyenne communautaire, la Roumanie puisse affronter, à armes égales, un grand marché intérieur où son principal atout n’est, pour le moment du moins, que le faible coût de sa main d’œuvre. Les villages roumains le savent, eux qui, en de nombreux endroits, se sont vu vidés de leurs forces vives parties à l’émigration au point, durant les tragiques inondations de 2005-2006, de ne plus trouver de bras pour employer les matériaux de reconstruction envoyés par «la communauté internationale».

Mais si un mouvement comme OVR garde toute sa raison d’être, il est de plus en plus indispensable de multiplier pour décupler les énergies, des relations partenariales avec d’autres acteurs associatifs agissant qui, sur la question ô combien transversale des Roms, qui d’autre, sur le développement rural ou encore sur le problème de la libre circulation des hommes et des réfugiés avec, pour objectif, de s’emparer, par-delà la disparité des niveaux de développement - qu’il convient, ceci étant, de ne pas oublier – de thématiques qui sont autant de chantiers communs à l’Europe, anciens et nouveaux pays membres confondus.

N’est-on pas en droit de se demander, comme le font, en connaissance de cause, certains des adhérents OVR, qu’il s’agisse, côté roumain, d’instituteurs et de médecins de campagne, de paysans, côté français, belge ou suisse de ceux qui totalisent maintenant près d’une centaine de séjours «là-bas», auprès de leur partenaire, «si ce que Ceausescu n’est pas parvenu à détruire, l’économie de marché - même adoucie par une Politique agricole commune de moins en moins généreuse - pourrait bien y parvenir» à savoir : vider un patrimoine rural de sa substance, d’une raison d’être qui, aussi peu rentable économiquement puisse-t-elle apparaître aujourd’hui aux yeux impitoyables de la rentabilité, constitue sur les plans culturel, sociologique et social tout court, un soubassement essentiel des équilibres de ce pays. Témoins actifs de la douloureuse mais formidable capacité d’adaptation que ces localités villageoises ont dû et ont su déployer, il revient aux acteurs de cette dynamique associative européenne de réfléchir côte à côte, -sans cette insupportable condescendance que le fait d’être en dehors de l’UE, sournoisement, alimentait-, d’affronter de façon concertée des défis qui ne sont plus désormais le problème de l’un ou de l’autre mais celui de tous les Européens soucieux, comme la charte de l’OVR le revendiquait en 1988, «de prendre leur destin en main».

* Edith LHOMEL est Co-fondatrice d’Opération Villages Roumains France
lhomeledit@aol.com
(Pour un historique détaillé, Cf le numéro spécial de la revue Politique internationale consacré à la Roumanie, n°105, automne 2004)