Voïvodine : concurrence des citoyennetés

Province du nord de la Serbie, bordée à l’est par la Roumanie, au nord par la Hongrie, à l’ouest par la Croatie et la Bosnie-Herzégovine, la Voïvodine est un véritable mosaïque ethno-linguistique, On y assiste depuis peu à une certaine redistribution des enjeux de la citoyenneté qui ne va pas sans incertitudes.


La Voïvodine ne défraye habituellement pas la chronique des Balkans. Elle tranche même dans l'histoire récente par sa relative quiétude. Pourtant, s'il existe une région qui correspondrait, en théorie, au parfait profil du territoire voué aux troubles communautaires, ce serait la « Suisse serbe ». Avec ses 28 nationalités et sa quinzaine de langues pour autant de religions cette province est en effet parmi les plus ethniquement diversifiées d'Europe.

La Voïvodine, une politique de citoyenneté modèle ?

La Voïvodine échappe aux décrets du déterminisme historique qui en ferait, sous d'autres conditions, une redoutable poudrière. Pour autant, peut-on présenter la Voïvodine d'aujourd'hui comme un modèle de coexistence et de politique de représentation des minorités, marquée par une conception pluraliste de la citoyenneté ? Il serait tentant de le faire tant le dispositif politique mis en place diffère positivement de tant d'autres tentatives antérieures pour concilier politique des nationalités et de la citoyenneté en Serbie comme dans d'autres pays d'Europe. Ceci montre en outre, à l'heure où la Serbie frappe à la porte de l'Union européenne, que cette dernière n'est pas uniquement l'héritière des idéologues de la purification ethnique.

Force est cependant de constater que les évolutions de la politique intérieure de la Hongrie voisine ainsi que le caractère récent du dégel serbe et les possibles revirements obligent à aborder la question de la citoyenneté en Voïvodine sous un angle plus nuancé. On assiste ainsi depuis peu à une certaine redistribution des enjeux de la citoyenneté en Voïvodine qui ne va pas sans incertitudes. Récemment encore, la question de la poursuite ou du freinage du processus de dislocation de l'entité ex-yougoslave prédominait. Cela se traduisait par une aversion pour les dispositifs d'émancipation des territoires périphériques au regard du pouvoir central. Depuis 2009, Belgrade aborde résolument le statut de la Voïvodine sous les deux contraintes parfois antagonistes de la préparation de l'entrée dans l'UE et du maintien de l'unité territoriale.

La première question qui se pose ainsi au gouvernement serbe est celle de la redéfinition d'un nouveau pacte d'unité nationale, pacte également territorial et de régionalisation qui subordonne la conception de la citoyenneté au statut du territoire et à un mode de gouvernance répondant aux standards européens. La seconde question est celle de la «concurrence» des citoyennetés mise en place par Budapest, se traduisant, côté hongrois, par l'élaboration d'une politique de la nationalité non plus intégratrice et centralisatrice, fondée autour du concept proprement politique de demos, mais, au contraire, délaissant le lien entre territoire et citoyenneté pour se référer au concept culturel d'ethnos.

Histoire complexe et problématiques de citoyennetés multiples

Le positionnement de la Voïvodine lui confère un statut de carrefour qui a favorisé les échanges de biens et de populations, expliquant sa richesse commerciale. Tout voyageur qui pénètre à Novi Sad en provenance de Belgrade a le sentiment de découvrir une autre Serbie. La domination des Habsbourg aura eu comme principale conséquence de favoriser le brassage des populations.

On peut classifier en deux groupes les populations installées en Voïvodine en fonction des problématiques de citoyenneté particulière à résoudre. D'un côté, les deux ethnies majoritaires: les Serbes (65,28 %) et les Hongrois (14,28 %) cherchent à définir leur citoyenneté en se définissant comme espace périphérique d'un ensemble centralisé soit sur Belgrade, soit sur Budapest[1]. Si les Serbes sont aujourd'hui majoritaires, ce qui prévient toute tentation excessivement centrifuge de l'ensemble de la province, la minorité hongroise se pose comme un élément majeur de la vie publique locale. Son poids linguistique et culturel est bien supérieur à la simple donne comptable du fait de la proximité du pays d'origine. C'est au sein de ce groupe que se rassemble les polarisations majeures en termes linguistique, religieux, ethniques et territoriaux.

Le second groupe, plus diversifié, est constitué des autres minorités dont les principales sont slovaques (2,78 %), roumaines (1,50 %), croates (2,78 %) ou roms (1,75 %) pour un total de 20 %. Fort éloignés des Hongrois culturellement, ils s'en rapprochent quant aux problématiques statutaires de minorité culturelle. L'éloignement géographique du pays d'origine désamorce néanmoins toute nostalgie territoriale et les différencient fortement de ces derniers. L'éventuelle appartenance à l'ensemble slavophone pour la plupart constitue un facteur intégrationniste supplémentaire les rapprochant des Serbes.

L'introduction de la citoyenneté culturelle comme citoyenneté de superposition

La Yougoslavie titiste avait fait de la Voïvodine et du Kosovo des provinces autonomes. Ce dispositif ne se mit en place effectivement que dans les années 1960, et fut intégré définitivement dans la nouvelle constitution en 1974. Le régime de Milosevic est revenu sur cette autonomie en 1988 afin de limiter les forces centrifuges à l’œuvre au Kosovo et à cette époque en Voïvodine. On connaît la suite et l'échec de cette politique de recentralisation.

L'impact de la perspective nouvelle d'entrée dans l'Union européenne (UE) a poussé l'actuel pouvoir belgradois à entamer une refonte institutionnelle redéfinissant la citoyenneté comme la superposition d'une appartenance étatique, territoriale et culturelle. Ainsi, si la citoyenneté serbe ne se divise pas, la reconnaissance de l'appartenance territoriale des communautés installées en Voïvodine génère la superposition à la citoyenneté étatique, d'une citoyenneté culturelle d'ordre communautaire[2]. Entre les deux positions, c'est la logique de proportionnalité de la représentation politique qui doit faire le lien.

Le nouveau statut de la Voïvodine a été adopté le 14 décembre 2009 par 86 voix contre 3 lors d’une session du Parlement serbe, renforçant une autonomie dont le rétablissement formel datait de 2002. La nouvelle organisation présente maintes originalités : les articles 5 et 6 en constituent l'ossature en termes de libertés publiques et d'égalité des droits. Ils font des communautés nationales les corps intermédiaires par lesquels ces droits sont reconnus. Ainsi, ce n'est pas le citoyen qui bénéficie de cette garantie mais les nationalités, puis les citoyens qui la composent. L'article 7, quant à lui, fait du multiculturalisme en Voïvodine l'expression locale de l'universalisme à travers un principe rigoureusement contraire à celui « d'indifférence à la différence » des institutions françaises. Cela entraîne la nécessité d'établir une représentation la plus proportionnelle possible des communautés au sein des organes politiques de la province (art. 24)

Vient ensuite un deuxième domaine qui organise pour sa part la différenciation culturelle et l'autonomisation des communautés qui se voient attribuer un domaine réservé qui est celui de la culture, de l'éducation et de la langue. Ainsi, un Conseil national de chacune des composantes ethniques de la province peut être créé. Ces comités devront être associés au processus de prise de décision du gouvernement de la province au sein de ce domaine protégé.

Les langues de travail sont le serbe, le hongrois, le slovaque, le ruthène et le roumain. Un autre organe, le Conseil des communautés nationales représente pour moitié la nationalité majoritaire et pour autre moitié toutes les minorités restantes. Cette assemblée a vocation à se prononcer sur toutes les questions relevant du domaine réservé.

Alors que les comités nationaux sont associés à l'initiative et à la proposition de textes à valeur quasi-législative mais restant soumis au droit serbe, c'est le conseil des communautés qui confère à ces décisions leur valeur exécutoire. Les élections de 2010 des comités nationaux ont entraîné une faible participation électorale et quelques irrégularités soulignées par les observateurs de l'OSCE. Le nouvel équilibre institutionnel est naissant et il est encore trop tôt pour l'évaluer même si sa légitimité est d’ores et déjà fragilisée.

La citoyenneté culturelle à l'épreuve de la géopolitique

Cependant, la volonté de trouver un équilibre devra passer l'épreuve de la politique expansionniste de nationalité de la Hongrie de Viktor Orbán dont les effets les plus sensibles se font ressentir à Bratislava et créent une grande tension entre les deux capitales. La politique hongroise ébranle ainsi l'ordre des citoyennetés et pourrait modifier le compromis patiemment édifié en Voïvodine.

Si la province reconnaît également l'existence d'une citoyenneté culturelle et lui confère un domaine propre, elle la considère néanmoins comme seconde au regard de la citoyenneté étatique fondée sur le territoire et liant les citoyens à la Serbie. Or, en Voïvodine, 35 0000 personnes seraient susceptibles de fait d'obtenir un passeport hongrois et Budapest table sur 80 000 demandes. Cette politique pourrait-elle à terme faire imploser le modèle en vigueur à Novi Sad dont l’équilibre fragile repose sur l'acceptation de la primauté de la citoyenneté serbe en échange de l'autonomie culturelle ?

Il semble que ce ne soit pas pour l'instant le cas. Belgrade, consulté par Budapest, semble plus proche de la ligne roumaine que de la ligne slovaque. Les Roumains ont en effet accepté de bonne grâce ces dispositions puisqu'ils ont initié cette pratique avec la Moldavie. La double nationalité est de surcroît reconnue en droit international et c'est la menace slovaque de déchoir les néo-hongrois de leur nationalité qui serait illégale.

Mais cette tolérance belgradoise n'est-elle pas liée à l'accélération de l'émigration vers la Hongrie des populations magyares qui contribuerait à l'ancrage serbe de la Voïvodine ? Belgrade pourrait aussi songer en d'autres situations à ne pas se priver de l'arme de la citoyenneté culturelle.... Toutefois si cette conception de la nationalité se généralisait en Europe, elle pourrait générer à terme des tensions ethniques et des revendications frontalières susceptibles de déstabiliser ces régions. De plus, l'exemple de la Voïvodine illustre comme cas-limite le lien entre la démocratie et une conception du peuple où le demos demeure prédominant sur l'ethnos même si l'existence de ce dernier est reconnue. La citoyenneté déliée de toute considération culturaliste demeure porteuse d'une vision égalitaire de l'homme. Sans cette vision en matière internationale, c'est la puissance d'un peuple particulier qui s'imposerait au Droit les régissant tous et la logique d'affrontement qui l'emporterait. L'UE doit aujourd'hui trouver les moyens de conditionner l'entrée en son sein à des pratiques n'atteignant pas au maintien de la paix et de la sécurité.

Notes :
[1] Ces chiffres proviennent du recensement de 2002. La population serbe approche certainement les 70 % et la population hongroise les 10 à 12 % en 2011.
[2] Le concept de citoyenneté culturelle désigne l'ensemble des dispositifs permettant à une minorité de donner force de droit à des dispositions spécifiques ayant trait aux modes d'expression et de diffusion de sa culture d'origine en matière scolaire et linguistique, en particulier. C'est le cas en Voïvodine, où au-delà des droits de chaque citoyen de Serbie, les minorités concernées exercent collectivement et par la voix de leurs représentants un travail quasi-législatif en ces domaines.

* Secrétaire général d'Eurocité, chroniqueur à nonfiction.fr
** Doctorant en Sociologie à l'Université de Strasbourg

Légende vignette : Scène de rue à Novi Sad (Frédéric Ménager, 2011).