Le petit garçon s'approche des barbelés. Dans ses mains raidies par le froid, un disque en vinyle de cours d'anglais. Derrière le grillage, un dissident emprisonné tend déjà la main pour l'échange. Un disque contre un pistolet en bois à la finition soigné. Lien entre un zek des camps de Vorkouta et un enfant libre installé dans cette cité minière dont les conditions de travail font à l'époque rêver tous les ouvriers de l'Union soviétique.
Ce petit garçon de huit ans se tient quarante ans plus tard devant nous dans un restaurant de Moscou. Désormais caméraman pour des télés occidentales, notamment pour France 2, il force sa courtoise timidité et parle de Vorkouta. Conteur intarissable, bavard invétéré et témoin pertinent, il raconte cette ville perdue au nord du cercle polaire arctique. Vorkouta, ses camps, ses mines modèles à l'époque soviétique, les grèves consécutives à la fin de l'URSS et cette nouvelle Vorkouta qui réunit tous les problèmes de la Russie post-soviétique.
Dans les années cinquante, son père choisit de tenter sa chance dans le Grand-Nord. La vie est difficile en Russie et les salaires du Grand-Nord largement supérieurs à la moyenne font rêver de nombreux Russes. Toute la petite famille s'installe dans la région. Volodia a alors cinq ans.
L'enfance du petit garçon ressemble à celle de tous les petits soviétiques. Sauf que ses camarades de jeu sont pour beaucoup des fils d'anciens "ennemis du peuple" . La famille loge dans un ancien baraquement pour détenus. Ses voisins sont des familles polonaises, allemandes ou ukrainiennes, qui ont préféré rester dans la région après leur libération. Toutes ces personnes ont construit une nouvelle vie à Vorkouta, où l'on ne montre pas du doigt les anciens zeks. "Nous étions douze familles à vivre dans ma baraque, raconte Volodia, il y avait surtout des Ukrainiens de l'Ouest. Pour mes dix ans, nous avons tous fait la fête pendant trois jours… Un souvenir inoubliable, les gens formaient une famille unie".
Dans les années 1960, le temps des camps est révolu. Staline est bel et bien enterré. Commence alors un long travail de mémoire: monuments en souvenir des anciens détenus, entretien du cimetière du camp,… Des bénévoles, puis des associations plus ou moins célèbres - Mémorial possède une antenne dans la région - rendent hommage aux victimes des répressions staliniennes. Aux yeux de Volodia, les anciens détenus demeuraient des citoyens ordinaires: "La cohabitation entre les anciens zeks et les libres était bonne. Dans la mesure où je considérais que tout le pays était en prison, je me demandais pourquoi moi je n'y étais pas. J'ai même eu pour professeur un ancien zek. Il avait été menuisier. En 1953 il travaillait à la mine 29, celle des irréductibles de la grande grève qui a eu lieu la même année. A l'époque, les détenus politiques demandaient seulement qu'on leur enlève les grilles du camp, et surtout ils souhaitaient pouvoir écrire plus souvent à leur famille ."
À 18 ans, le jeune homme est envoyé à la frontière kazakhe pour y effectuer son service militaire. A 20 ans, il rêve de devenir pilote dans l'aviation civile. Un rêve qui l'éloigne considérablement de Vorkouta… Mais après la réussite de ses examens de pilotage, une conversation avec un examinateur le fait réfléchir: le métier paie mal, la formation est longue… Volodia décide donc de rentrer chez lui. "Il m'a alors fallu travailler. J'ai commencé dans les mines en 1975. Au début, je portais les appareillages de contrôle. Puis j'ai suivi une formation pendant un an et demi, tout en continuant de travailler. Par la suite, je ne portais plus les appareils, mais je les dirigeais. J'ai continué à descendre quotidiennement au fond des mines jusqu'en 1988. Les équipes tournaient en permanence, nous passions six heures au fond des puits. Le travail était dur, mais ça en valait la peine. Les mineurs comptaient parmi les enfants chéris du régime."
Rapidement, le jeune mineur se découvre une nouvelle passion: la vidéo. Au point de vendre sa voiture pour acheter une caméra Panasonic qu'un de ses amis a apportée d'Allemagne de l'Est. Dès 1987, il augmente son rythme de travail quotidien. En contrepartie, il peut partir le week-end à Moscou et suivre des cours de caméra. Il tourne des courts reportages.
En 1989 débute une série de grèves sans précédent. Les mineurs des plus grands bassins houillers (Donbass, Kouzbass et Grand-Nord) réclament une amélioration des conditions de vie. Les grèves s'éternisent, elles coûtent cher au pays. Gorbatchev sait dorénavant qu'il doit ménager les mineurs s'il veut garder le contrôle de l'URSS. A Vorkouta, Volodia filme tout. Son reportage est un des premiers documents vendus aux chaînes étrangères (BBC,CBS ...). "À l'époque, j'avais reçu une boîte de chocolat et un paquet de thé en échange de la bande. Le mouvement des travailleurs m'a aussi félicité. Par la suite, j'ai appris que ce film avait été vendu aux chaînes occidentales pour plusieurs milliers de dollars…"
Entre 1987 et 1990, Volodia cumule son travail dans les mines et pour les télés occidentales. Par la suite, il abandonne complètement son casque de gueule noire. "Il était plus intéressant pour moi de tourner. Et puis je ne parvenais plus à cumuler les deux emplois. Par ailleurs, je gagnais beaucoup mieux ma vie en tant que caméraman qu'en tant que mineur…".
Volodia retourne régulièrement à Vorkouta. S'y installer? " Maintenant je m'ennuierais à Vorkouta. Je me suis rendu compte dernièrement que cela faisait en fait longtemps que j'avais quitté cette ville ".. Son prochain projet? Filmer les lieux de son enfance…