100 ans du traité de Tartu : célébrations collectives et dialogue de sourds

Le 2 février 2020, l’Estonie a célébré le centenaire du traité de Tartu, qui a mis fin à la guerre entre l’Estonie et la Russie soviétique (1918-1920). Aussi important pour les Estoniens que la déclaration d’indépendance du 24 février 1918, ce Traité demeure un point de tension avec les autorités de la Russie voisine.


Marquage de la frontière esto-russe près de Värska, dans la région seto.L’événement, qui marquait la fin des festivités du centenaire de la République d’Estonie débutées en avril 2017, a été célébré à Tartu par des conférences et des visites guidées. Le document original du Traité a été exposé publiquement et, dans la nuit du 1er au 2 février, un spectacle s’est déroulé sur la place de l’Hôtel-de-Ville, avec lecture du Traité. L’événement a enfin fait l’objet de l’édition d’un timbre et d’une pièce de 2€ commémorative.

L’ensemble des autorités estoniennes étaient présentes et le ministre des Affaires étrangères Urmas Reinsalu a accueilli ses homologues letton, lituanien, polonais et finlandais. Cependant, l’ambiance festive ne peut cacher les tensions et les revendications concernant le traité de Tartu.

Pièce commémorative de 2 euros

 

Source : Eestipank.ee

 

L’« acte de naissance » de l’Estonie

Fin 1919, après plus d’un an de conflit, l’Estonie et la Russie soviétique engagent des pourparlers de paix et concluent un armistice début 1920. Par le traité de Tartu du 2 février 1920, la République soviétique fédérative socialiste de Russie (RSFSR) de Lénine reconnaît sans conditions l’indépendance de l’Estonie et s’engage à respecter la souveraineté du nouvel État. Dans le même temps, la frontière entre les deux États est tracée. À la faveur de ses succès militaires, l’Estonie, dont le territoire a été formé au printemps 1917(1), se voit octroyer une bande territoriale d’une dizaine de kilomètres de large sur la rive droite de la Narva et la région de Petchory (Petseri en estonien) avec les hauteurs d’Izborsk (Irboska) peuplée d’Estoniens, de Russes et de Setos. Si la République d’Estonie a été proclamée le 24 février 1918, le traité de Tartu assure l’existence du pays qui vient de lutter pendant deux années contre deux ennemis, les Bolchéviques et les Germano-Baltes, et qui est reconnu pour la première fois sur la scène internationale. Il fait donc figure d’acte de naissance de l’Estonie en tant qu’État.

Cependant, 25 ans plus tard, dans les mois qui suivent l’annexion de l’Estonie par l’URSS à l’été 1944, la frontière fait l’objet de modifications : les territoires situés sur la rive droite de la Narva et les trois-quarts de la région de Petchory (soit 5 % de l’Estonie) sont transférés dans les limites administratives de la RSFSR. La séparation entre l’Estonie et la Russie se résumant à une frontière administrative interne à l’URSS, les redécoupages territoriaux n’ont toutefois que peu de conséquences immédiates. En revanche, à partir de 1991, ceux-ci constituent l’une des principales sources de tensions liées à l’héritage soviétique entre l’Estonie et la Russie : la frontière administrative soviétique devient de facto frontière internationale, mais aucune frontière n’existe de jure.

Carte frontalière de l'Estonie

Quelle frontière après 1991 ?

En septembre 1991, le Conseil suprême de la République d’Estonie affirme le principe de continuité juridique de l’État entre 1940 et 1991 et déclare nuls les actes législatifs soviétiques relatifs à la frontière. Adoptée l’année suivante, la Constitution estonienne stipule que le traité de Tartu et les autres traités bilatéraux fixent la frontière terrestre du pays(2). Faute d’autre traité, la frontière entre l’Estonie et la Russie reste pour les autorités estoniennes celle du traité de Tartu, et la limite héritée de l’époque soviétique est dénommée « ligne de contrôle ». Toutefois, l’espoir de récupérer les territoires perdus en 1944-1945 s’envole rapidement. À partir de 1994, l’Estonie adopte ainsi une politique pragmatique(3). De son côté, la Russie a entrepris unilatéralement le marquage de la frontière dès 1993. S’ensuit l’ouverture de pourparlers qui aboutissent à la signature d’un traité de frontière à Moscou, le 18 mai 2005. Toutefois, la mention du traité de Tartu dans le préambule de la loi de ratification estonienne votée le 20 juin suivant provoque l’ire des autorités russes, qui retirent leur signature du traité, estimant que le texte estonien – et, de manière plus générale, l’affirmation estonienne que le traité de Tartu est toujours en vigueur – ouvre la porte à des revendications territoriales.

Il faut attendre sept ans pour que les autorités russes et estoniennes entrent de nouveau en négociation pour régler l’absence de traité frontalier. Le processus aboutit alors à la signature d’un nouveau traité, le 18 février 2014. Cependant, la phase de ratification se trouve à l’arrêt. Le projet de loi de ratification a certes franchi l’étape de la première lecture au Riigikogu, le parlement estonien, en 2014, mais les élections législatives de 2015 ont empêché sa ratification finale en seconde lecture. Depuis, la question demeure en suspens. À Moscou, la Douma n’a jamais inscrit la question à l’ordre du jour. Au-delà du différend autour du traité de Tartu, les autorités russes dénoncent régulièrement la politique de Tallinn, qualifiée d’antirusse(4).

Un éternel sujet de discorde

Les célébrations du 2 février 2020 en Estonie ont été l’occasion pour chaque camp de contester le point de vue adverse. Pour les Estoniens, le traité de Tartu est en vigueur mais le pragmatisme est de rigueur : il n’est pas dans l’intérêt de l’Estonie de formuler des revendications et il est nécessaire de finaliser la ratification. Pour les Russes, le Traité fait partie de l’histoire, un élément martelé à plusieurs reprises par Maria Zakharova, la directrice de l’information au ministère russe des Affaires étrangères(5). Il est devenu « nul » à partir du moment où l’Estonie est devenue une République soviétique, en 1940. Plus largement, les autorités contestent la représentation selon laquelle l’Estonie a été occupée et l’affirmation du fait que la République de l’entre-deux guerres a continué d’exister pendant la période soviétique. Dès lors, toute mention du traité de Tartu entraîne une fin de non-recevoir. Les déclarations de la diplomate russe ont évidemment à leur tour entraîné une vague d’indignation en Estonie. Le parti Isamaa (droite) a par exemple demandé à la présidente de la République Kersti Kaljulaid de boycotter les célébrations du 75e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale, le 9 mai prochain, à Moscou.

Les tensions autour de la question frontalière(6) sont d’autant plus fortes que de fervents partisans du traité de Tartu et du retour à la frontière de 1920 ont accédé au pouvoir en 2019, la coalition gouvernementale comprenant désormais le Parti populaire conservateur estonien (EKRE, extrême-droite). Si certains hommes politiques de premier plan ont affiché des positions critiquant la politique officielle de non-revendication(7), les partisans des frontières d’avant 1940 sont longtemps restés marginaux. La présence de ministres EKRE au sein du gouvernement et surtout l’élection d’Henn Põlluaas(8) à la présidence du Riigikogu changent en revanche la donne puisqu’il devient difficile de savoir qui s’exprime : le militant ou le représentant de l’État. Ainsi, le 2 février 2020, le meeting traditionnellement organisé par EKRE et l’Association pour la Perpétuation de la Paix de Tartu (Tartu Rahu Põlistamise Selts, proche d’EKRE) devant le lycée Jaan Poska de Tartu s’est fait en présence d’H. Põlluaas, de Tõnis Lukas (ministre de la Culture, Isamaa) et d’Aadu Must (président de l’Assemblée municipale de Tartu, parti du Centre), une situation ambiguë. Les prises de parole radicales du président du Riigikogu, pour qui le traité signé en 2014 est une erreur(9), sont du pain béni pour les autorités russes, contribuant au renforcement du différend entre les deux pays.

Alors que l’esprit était à la fête, la radicalisation des opinions en Estonie n’est néanmoins pas appréciée de tous. Dans son discours au Musée national estonien le 2 février 2020, la Présidente estonienne, elle-même actrice d’une tentative de rapprochement avec la Russie (elle a été reçue au Kremlin en avril 2019), a réaffirmé la validité du traité de Tartu mais a aussi rappelé la nécessité de respecter le consensus international sur les frontières dessinées après la Seconde Guerre mondiale(10). Quelques semaines plus tard, le 24 février, la cheffe de l'État n'a pas manqué de réitérer ses propos lors de son discours délivré à Viljandi à l'occasion de la fête nationale estonienne(11). De son côté, le journal Eesti Päevaleht, dans son éditorial du 4 février, a accusé H. Põlluaas d’alimenter un conflit inutile et de provoquer la Russie(12). Plus récemment, le vice-président de la commission des affaires étrangères du Riigikogu, Marko Mihkelson (parti de la Réforme, ex-Isamaa) a lancé un appel à démettre H. Põlluaas de ses fonctions de président du Parlement, car ce dernier va à l’encontre des positions officielles du Parlement, adoptées en commission, et qui renoncent à toute revendication territoriale.

Ainsi, alors que l’Estonie célèbre sa naissance en tant qu’État souverain et indépendant, l’acte de cette naissance demeure l’objet de représentations opposées. Si les autorités estoniennes et russes ont réussi, à deux occasions, à s’accorder sur un nouveau traité, son instrumentalisation politique a abouti à autant d’échecs ; et le dialogue de sourds actuel ne laisse aucun doute sur le maintien du vide juridique dans les années à venir.

Notes :

(1) Jusqu’en 1917, le nord de l’actuelle Estonie constituait le gouvernement d’Estonie tandis que le sud – incluant le nord de l’actuelle Lettonie, dont Riga – constituait le gouvernement de Livonie, tous deux inclus dans l’Empire russe.

(2) Constitution de la République d’Estonie, Chapitre IX, paragraphe 122.

(3) Le Premier ministre Andres Tarand accepte l’ouverture de pourparlers autour de la frontière si la Russie reconnaît le traité de Tartu comme étant l’acte de naissance de l’Estonie. En 1996, son successeur Tiit Vähi renonce à cette exigence.

(4) Par exemple, les deux pays se trouvent actuellement en froid à la suite de la mise en application de sanctions par les services de police estoniens à l’encontre de l’organe de presse russe Sputnik.

(5) « Vene välisministeeriumi esindaja : Tartu rahuleping on kehtetu » [Représentante de MAE russe : le Traité de paix de Tartu est nul], Postimees.ee, 31 janvier 2020.

(6) Les tensions ne sont pas seulement verbales : en 2014, le FSB russe a arrêté un policier estonien à proximité de la frontière, côté estonien selon l’Estonie, côté russe selon la Russie.

(7) Kati Alatalu, « Endised peaministrid piirileppe osas eriarvamustel » [Les anciens Premiers ministres d’avis différents à propos du traité frontalier], err.ee, 18 mai 2005.

(8) H. Põlluaas est notamment l’auteur d’un livre, intitulé Eesti-Vene piirileping : Ära andmine või araandmine ? [Le Traité de frontière Estonie-Russie : trahison ou cession ?] (Kunst, Tallinn, 2010, 615 p).

(9) Toomas Sildam, « Spiiker Põlluaas : opositsioon ei pea olema tsirkusetrupp » [Põlluaas : l’opposition ne doit pas être une troupe de cirque], err.ee, 7 janvier 2020 ?

(10) Kersti Kaljulaid, discours du 2 février 2020, Tartu.

(11) Kersti Kaljulaid, discours du 24 février 2020 , Viljandi.

(12) « Põlluaas kisub üles mõttetut konflikti » [Põlluaas ressort un conflit inutile], Eesti Päevaleht, 4 février 2020.

 

Vignette : Marquage de la frontière esto-russe près de Värska, dans la région seto. Photo Vincent Dautancourt.

* Vincent Dautancourt est docteur en géopolitique, spécialiste de l’Estonie, et enseignant-chercheur à l’Université de Tartu.

 

 

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