Agglomérations transfrontalières : Tour d’horizon des villes-jumelles divisées par une frontière à l’Est

La multiplication des frontières en Europe centrale et orientale, liée aux réorganisations territoriales effectuées à l’issue de conflits ou de séparations, s’est traduite par la division d’agglomérations urbaines. Cette division a-t-elle des conséquences sur l’évolution démographique et spatiale des agglomérations ? Un tour d’horizon de ces agglomérations entre deux nations est proposé.


Narva-IvangorodVingt-six agglomérations transfrontalières sont recensées en Europe centrale et orientale. Elles témoignent des vicissitudes géopolitiques qu’a connues l’Europe au cours des 19e et 20e siècles et mettent en lumière l’écart entre les cadres imposés et fixes des États et le caractère plus spontané des peuplements. Résidus de la tentative de correspondance d’un peuple avec un territoire institué, ces agglomérations démontrent l’artifice que représente la frontière, tandis que l’ancienneté du peuplement et l’unité des peuples prévalent en réalité sur l’État. La préexistence de l’occupation du sol par les peuples et de territoires politiques détruits permettent aux sociétés passées de faire une incursion dans le présent au travers de la position frontalière de ces lieux de peuplement. La particularité de ces agglomérations en Europe de l’Est est qu’elles soulignent le caractère récent des frontières.

Définitions et mesure des agglomérations transfrontalières

Bien des auteurs soulignent l’artifice de la frontière linéaire : jusqu’à la création des États, les limites de souveraineté étaient bien plus floues et mouvantes et se rapportaient à une zone. Avec le modèle d’État moderne finalisé en France à la Révolution, les limites entre souverainetés se rigidifient. La frontière enveloppe une unité a priori homogène[1], exclusive, sacrée, séparée de l’Autre, manifestant la coïncidence idéale entre le territoire étatique et la nation.

L’Europe se couvre d’États à partir du 19e siècle et cette tentative de faire correspondre les cadres et les choses justifie bien des guerres et/ou se résout avec la signature de traités qui y mettent fin. On trouve en Europe à la fois les frontières les plus anciennes et les plus récentes du monde: l’ancienneté du peuplement explique la diversité des peuples qui, dans certains contextes, relance des mouvements de différenciation, d’où ces temporalités inverses. Aux côtés d’États aux frontières historiques, d’autres ont émergé, disparu ou ont vu glisser leurs limites. Au cours des deux derniers siècles, la carte politique a d’abord été simplifiée -de la Révolution jusqu’à la Première Guerre mondiale-, tandis que la Seconde Guerre mondiale puis, plus tard, la disparition du Rideau de fer ont engagé un nouveau morcellement de l’Europe centrale et orientale[2]. Les grands empires -russe, austro-hongrois, allemand, ottoman- avaient réussi à rassembler des peuples dont l’identité se maintenait. Le cadre étatique rigide, en revanche, tolère mal les ensembles aux contours flous issus de la circulation[3].

Les agglomérations transfrontalières pointent dès lors une faiblesse dans la correspondance entre État et nation et la confrontation entre deux temporalités: celle de l’entité politique qui fixe à moment donné des limites immuables dans un contexte géopolitique précis, et celle des individus qui s’établissent dans des lieux bien plus pérennes et résilients, ne serait-ce que par l’accumulation matérielle d’hommes, d’activités, de bâti.

Les agglomérations transfrontalières sont le produit de deux facteurs distincts qui, néanmoins, peuvent se combiner[4]. D’une part, l’apparition d’une frontière produit une unité fonctionnelle, notamment lorsque la frontière assume une fonction d’interface : la contiguïté de deux systèmes politiques, économiques ou culturels séparés brutalement par une ligne, agit comme un générateur. Les échanges se multiplient, l’unité fonctionnelle se matérialise dans une unité bâtie. D’autre part, la frontière divise un territoire unifié par le passé, une société, un système de peuplement et, dans les choix potentiels du tracé, le passage de cette ligne séparatrice dans une agglomération est un moindre mal. En outre, le choix de ce tracé se justifie parce que la frontière, pour être «bonne» et indiscutable, « doit » s’appuyer sur des éléments physiques. La nature sert un argument d’autorité lors de l’affirmation d’un État, même si l’enveloppe de celui-ci se trouve érodée. Précisément, les lieux habités, notamment anciens, privilégient les situations de discontinuité du milieu naturel (fleuve, confluent, piémont, crête, sommet). La frontière naturelle met d’autant plus en évidence l’écart entre territoire politique et peuplement.

La base de données Europolis, spécifique au continent européen, est issue d’e-Geopolis, base mondiale. La population de 10 000 agglomérations urbaines de plus de 10 000 habitants est mesurée à intervalle décennal de 1 800 à 2 010. Les informations urbaines sont extraites de données exhaustives sur l’ensemble du peuplement pour les unités locales les plus petites (de type commune) dont la population est présentée dans les recensements publiés régulièrement par les 52 États de l’Europe. Une agglomération urbaine est une unité bâtie sans discontinuité de plus de 200 mètres entre deux bâtiments et dont la population agglomérée compte au moins 10 000 habitants. Artificialisation du sol, cohérence morphologique du bâti et quantité de population agglomérée définissent la population urbaine et un espace urbain dont les variations au cours des deux siècles sont informées dans la base. Compte tenu des difficultés d’harmonisation des statistiques de recensement, les données sont traitées par État, selon leurs frontières actuelles[5]. Les agglomérations transfrontalières font l’objet d’un traitement particulier, mais seules les frontières actuelles sont considérées.

Ces précisions méthodologiques mènent à délimiter l’Europe de l’Est du point de vue des variations des frontières et de la correspondance entre peuples et États. M. Foucher distingue, au-delà de l’Europe occidentale aux frontières les plus pérennes, d’une part l’Europe de l’Est aux peuples anciens qui ont su maintenir leurs territoires malgré les variations de leurs enveloppes, d’autre part une Europe de l’entre-deux, historiquement tiraillée par des empires expansifs et où la mosaïque de peuples qui se sont épanouis et différenciés pendant des siècles, créant autant de poches de minorités, peut produire une infinité de territoires et d’États.

Les agglomérations transfrontalières, un indicateur pour définir l’Est de l’Europe

On compte 26 agglomérations transfrontalières en Europe médiane et orientale pour 58 au total en Europe[6] : le phénomène est donc, proportionnellement, moins répandu à l’Est qu’à l’Ouest, compte tenu à la fois de la superficie de la part orientale et du fait que le morcellement politique à l’Ouest suppose un plus grand nombre de frontières.

Au sein de ce vaste espace oriental, les agglomérations transfrontalières se concentrent en Europe médiane sur une bande longitudinale courant depuis la frontière germano-polonaise à celle séparant Serbie et Bosnie-Herzégovine. Elle distingue une zone de « frottement » où les puissances impériales -germanique (Prusse, Reich), autrichienne (empire d’Autriche, Autriche-Hongrie), russe et ottomane- se chevauchaient et s’affrontaient jusqu’à leur chute après la Première Guerre mondiale. Deux agglomérations transfrontalières seulement s’en éloignent et émergent dans la zone balte : l’agglomération composée de Narva en Estonie et Ivangorod en Russie, et celle englobant Valga en Estonie et Valka en Lettonie. Dans tous les cas, ces agglomérations prenaient part à de grands ensemble unifiés, ensuite scindés au 20e siècle.

Les agglomérations transfrontalières en Europe centrale et orientale et leur population en 2010

De l’unité historique des empires à leur scission

Dénombrées par État, les agglomérations transfrontalières sont particulièrement nombreuses en Allemagne (14), en Autriche (7), en République tchèque (6), en Pologne (5) puis, au nord de l’ex-Yougoslavie, en Bosnie et Herzégovine (5) et en Croatie (4).

Les dyades (frontières communes à deux États définies par M. Foucher) où s’épanouissent des agglomérations transfrontalières sont des indices de l’unité des territoires historiques. L’ancien empire autrichien se manifeste au travers des six agglomérations communes à l’Allemagne et à l’Autriche, de quatre situées entre Allemagne et République tchèque, de deux entre Hongrie et Slovaquie, une entre Italie et Slovénie et une entre Autriche et République tchèque. L’unité prusse et allemande s’illustre dans quatre agglomérations transfrontalières situées sur les fleuves de la fameuse frontière Oder-Neisse entre Allemagne et Pologne. Enfin, aux anciens confins entre autrichiens et ottomans, la Bosnie et Herzégovine compte quatre agglomérations communes avec la Croatie et une avec la Serbie.

Nombre d’agglomérations transfrontalières communes à deux États

Source : e-Geopolis 2011.

La genèse des villes-jumelles: entre logique de peuplement et logique de la frontière naturelle

Ces villes-jumelles sont issues soit de la partition de l’agglomération suite à la scission politique, soit d’un processus d’unification morphologique, parfois récente, à partir de deux noyaux qui ont pu se développer face à face à partir d’une situation fluviale dans un contexte politique unifié ou non.

Dans le premier cas, la toponymie constitue un indice de ces doublons produits par la séparation brutale que représente l’imposition d’une frontière. Le nom des villes de part et d’autre de la frontière sont semblables avec quelques nuances linguistiques destinées à préciser l’appartenance nationale: Komarno et Komarom, Gorizia et Nova Gorica, Valga et Valka, Zvornik et Mali Zvornik, Dubica et Bosanska Dubica, Guben et Gubin….

Dans le second cas, les agglomérations transfrontalières se situent au bord de la Save (affluent du Danube entre Croatie et Bosnie et Herzégovine), de la Narva (entre Estonie et Russie), de l’Oder (entre Allemagne et Pologne), du Danube (entre Hongrie et Slovaquie), de l’Inn (entre Autriche et Allemagne), de l’Olza (entre Pologne et République tchèque). Les agglomérations transfrontalières d’Europe de l’Est se distinguent de celles situées en Europe de l’Ouest par une unité préalable, morphologique (premier cas) et/ou fonctionnelle et géographique (second cas).

La population des agglomérations transfrontalières: un processus d’urbanisation plus faible qu’à l’Ouest

Les agglomérations transfrontalières d’Europe de l’Ouest sont nombreuses mais surtout bien plus peuplées et étendues qu’à l’Est. À titre d’exemple, l’agglomération centrée entre Bruxelles et Lille compte 7,9 millions d’habitants sur 4 559 km² et celle située entre Milan et Chiasso regroupe 6,2 millions d’habitants pour 2 092 km²[7]. Leur qualité transfrontalière démontre une unité fonctionnelle matérialisée dans l’unité morphologique pour constituer une véritable région de frontière capable d’altérer le modèle d’Etat unitaire.

Au contraire, à l’Est, les agglomérations transfrontalières sont des hasards produits par l’artifice des frontières et qui pointent ici ou là l’unité passée de souverainetés dépecées. Mais, surtout, elles laissent envisager les enjeux et conflits qui ont pu s’y épanouir : elles sont les témoins d’une histoire longue de la géopolitique européenne et manifestent une zone incertaine de recouvrement des grands empires continentaux passés qui ont fécondé cette Europe multiple, mosaïque de peuples et de territoires institués aux contours redéfinissables à l’infini.

Liste des agglomérations transfrontalières et population en 2010
(source: e-Geopolis 2011)

Notes :
[1] M. Foucher, Fronts et frontières. Un tour du monde géopolitique, Fayard, Paris, 1991, 608 p. H. Arendt, Les origines du totalitarisme. L'impérialisme (t. 2). Points, Paris, 2010, 378 p.
[2] Ibid.
[3] J. Gottmann, La politique des États et leur géographie, CTHS, Paris, 2007, 261 p.
[4] C. Chatel, « Dynamiques de peuplement et transformations institutionnelles. Une mesure de l’urbanisation en Europe de 1800 à 2010 », Thèse de doctorat, Université Paris Diderot-Paris VII, 2012.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Ibid.

* Docteur en géographie. UMR 7300 Espace Avignon.
** Directeur de recherche CNRS. UMR 7300 Espace Avignon.

Vignette : Narva-Ivangorod (Anaïs Marin, 1999)

Cathy CHATEL et François MORICONI-EBRARD

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