Concurrence démographique au sein de l’espace post-soviétique: Russie, Ukraine, Kazakhstan

Le recensement de la population russe, dont l'étape principale s'est déroulée entre le 14 et le 25 octobre 2010, répond à des enjeux de politique interne. John Rickman, statisticien anglais du 19e siècle, affirmait en son temps qu’un tel décompte, en offrant une connaissance intime de la population, s’avérait important pour l'élaboration d'une diplomatie et d'une législation stables. Le lien entre démographie et politique étrangère semble toujours d'actualité.


Le pays a besoin de vous: trois enfants naissent chaque minute en RussieEn 2008, la Russie, l'Ukraine et le Kazakhstan représentent 89,89 % du PIB de la CEI, selon la Banque mondiale, et 68,48 % de sa population selon l'Onu. Piliers de l'espace post-soviétique, ces trois États se trouvent dans une situation démographique délicate, source mais aussi résultat des rapports politiques entre ces pays. D'une part, les relations entre ces trois États influencent les politiques démographiques à mener. D'autre part, l'évolution démographique de ces pays conduit à réviser les rapports politiques.

Une faiblesse démographique, source de rivalités

La Russie, l'Ukraine et le Kazakhstan subissent une carence démographique. Ce déficit s'explique essentiellement par un solde naturel négatif pour la Russie et l'Ukraine, et par une émigration massive ininterrompue entre 1969 et 2004 pour le Kazakhstan. Ces trois États, par leur situation démographique, se trouvent donc confrontés à des défis internes similaires. Le manque d'hommes se fait sentir dans des armées qui recourent encore à la conscription. Certains secteurs de l'économie sont en déficit de main-d’œuvre, comme le bâtiment, l'agriculture ou les transports. La fuite des cerveaux vers l'Occident, ou vers la Russie pour le cas du Kazakhstan, entraîne un manque de cadres indispensables au développement du pays. Ce déficit démographique se traduit différemment à l'échelle régionale et amène à redéfinir la cohérence du territoire national. En outre, la composition ethnique des États change dans la mesure où la situation démographique de chaque groupe ethnique ne suit pas la même évolution au sein d'un même État.

Alors que la résorption du déficit démographique ne passera pas par un excédent important du solde naturel, le recours à l'immigration devient inévitable. La Russie, l'Ukraine et le Kazakhstan ont des soldes migratoires positifs. Ces trois pays se trouvent dans un espace post-soviétique qui garde une certaine cohérence sur le plan migratoire. Ils dépendent alors des mêmes pays d'émigration, en l'occurrence les quatre autres États d'Asie centrale (Kirghizstan, Ouzbékistan, Tadjikistan, Turkménistan) et la Chine. L'immigration chinoise suscite beaucoup de craintes. Par contre, celle en provenance des pays centre-asiatiques paraît répondre aux desiderata de la Russie, de l'Ukraine et du Kazakhstan, devenant ainsi rivaux. Selon le Petit Robert, des rivaux sont « des personnes qui prétendent aux avantages, aux biens qu'un seul peut obtenir, et qui s'opposent à autrui pour les leur disputer ».

Une concurrence altérée par les rapports de force politiques

Les rapports de force de politiques entre ces États ne permettent pas à ces trois pays rivaux de se battre à armes égales pour résorber leur déficit de population.

L'Ukraine et le Kazakhstan pourraient mettre en place des politiques migratoires plus ambitieuses, notamment en favorisant le retour des Ukrainiens et des Kazakhs se trouvant à l'étranger. Mais ils craignent qu'une telle politique ne provoque une réaction de la Russie et compromette des éléments majeurs des relations bilatérales, comme la question énergétique. De plus, une politique d'appel au retour offrirait à la Russie une occasion d'ingérence, par le biais des nombreux Russes ethniques se trouvant sur le sol ukrainien (soit 8,48 millions de personnes en 2001) et kazakh (5,231 millions en 2004)[1]. Ainsi, la politique envers les oralmans (rapatriés kazakhs) se heurte aux aléas du budget et de la realpolitik. Le Kazakhstan signe des accords de rapatriement avec l'Iran en 1992 et avec la Mongolie en 1994, mais pas avec la Chine et la Russie, pays où se trouvent pourtant les communautés kazakhes les plus importantes. En Ukraine, il existe un forum mondial (crée en août 1992), ainsi qu'un conseil mondial de coordination des Ukrainiens né en janvier 1993, mais dont l'efficacité reste limitée. La difficile élaboration d'une politique migratoire tient également au « schisme » qui divise la classe politique ukrainienne concernant les choix de politique étrangère de l'Ukraine ; c'est-à-dire entre les partisans d'une politique plutôt tournée vers l'Union européenne et ceux désirant maintenir de bonnes relations avec la Russie. En outre, la frontière ethnique et linguistique reste encore ténue entre Russes et Ukrainiens, ce qui ne favorise pas une politique diasporique efficace.

Le décret du 22 juillet 2006 du président V. Poutine pour un Programme d’aide à l’installation volontaire dans la Fédération de Russie de compatriotes résidant à l’étranger laissait penser que Moscou confortait son avance dans cette concurrence entre pays en déficit démographique pour attirer l'immigration en provenance de l'espace post-soviétique. Pourtant, la Russie ne profite pas du rapport de force politique favorable à l'égard de l'Ukraine et du Kazakhstan afin de résorber son déficit démographique. En revanche, Moscou utilise l'arme démographique afin d'atteindre des objectifs politiques à court terme. L’accès au territoire russe devient alors une arme diplomatique. Le 30 novembre 2004, les Ukrainiens ont bénéficié de conditions favorables pour résider ou travailler en Russie. Cet accord entre V. Poutine et le président pro-russe Leonid Koutchma intervient dans le contexte troublé des élections ukrainiennes de la fin de l'année 2004. En janvier 2005, la Russie bloque l'application de cet accord.

Les relations entre la Russie et le Kazakhstan semblent, elles, au beau fixe; la question démographique ne figure pas parmi les priorités et l'attitude de Moscou semble même contradictoire sur cette question. D'une part, il existe un accord de simplification de l'obtention de la citoyenneté daté du 26 février 1999. Le 5 avril 2009, le président D. Medvedev a ratifié la loi permettant aux habitants des régions frontalières de traverser la frontière russo-kazakhe avec une simple pièce d'identité. D'autre part, le 31 décembre 2008, le Service fédéral des migrations de Russie a suspendu unilatéralement l'accord du 20 janvier 1995 permettant une simplification de l'obtention de la citoyenneté kazakhstanaise et russe pour les migrants russes et kazakhstanais.

Un avantage russe remis en question

Les principes qui sous-tendent la diplomatie russe ne permettent pas à la Russie de profiter de son avantage politique pour résorber son déficit de population. Le multilatéralisme constitue un mode de résolution optimal pour les questions démographiques, car celles-ci sont transnationales. Pourtant, les diplomates russes voient le multilatéralisme avec les pays de «l'étranger proche» comme une démarche avilissante et adoptent une vision réaliste des relations internationales. Cette vision, basée sur les zones d'influence et les rapports de puissances, conduit la Russie à privilégier les rapports bilatéraux ou à mettre en place des organisations régionales affirmant la domination russe. Certains auteurs qualifient cette situation de «bilatéralisme hégémonique» de la Russie dans l'espace post-soviétique[2]. Cette realpolitik russe paraît préjudiciable aux besoins démographiques croissants. Malgré des gains politiques à court terme, la politique étrangère russe ne prend pas en compte l'image du pays, essentielle pour l'attractivité migratoire d'un État. Il s'agit d'un échec de la public diplomacy de la Russie, c'est-à-dire de la diffusion d'une image positive de la Russie. Par exemple, les émigrés ouzbeks privilégient de plus en plus le Kazakhstan au détriment de la Russie, en raison de l'absence de xénophobie et d'une culture perçue comme moins néfaste à leurs valeurs que la culture russe, sans oublier la proximité géographique[3]. Ce phénomène s'affirme en raison d'une féminisation accrue des flux migratoires en Asie centrale. En 1991, 40 % des émigrés ouzbeks partaient vers la Russie et 10 % vers le Kazakhstan. En 2008, la Russie attire 45 % des émigrés ouzbeks et le Kazakhstan 48 %[4].

Les migrations au sein de l'espace postsoviétique répondent désormais essentiellement à une logique économique; l'attractivité migratoire dépend surtout du niveau de développement économique. Selon le comité statistique de la CEI, le salaire mensuel moyen en 2009 atteint 174,97 euros en Ukraine, 327,39 euros au Kazakhstan et 424,41 euros en Russie. L'Ukraine ne semble pas pouvoir vraiment concurrencer les deux autres États sur le plan de l'attractivité économique -in extenso de l'attractivité migratoire- renforçant ainsi son rôle de simple pays de transit entre l'espace post-soviétique et l'Union européenne. L'écart entre les salaires au Kazakhstan et en Russie reste relativement faible et maintient la concurrence démographique entre les deux pays. D'après Marlène Laruelle, « dans la décennie à venir, la concurrence du Kazakhstan avec la Russie pour la captation des migrants centre-asiatiques va s'accentuer, car ceux-ci constituent l'un des éléments centraux du dynamisme économique kazakhstanais et russe et de la hausse du niveau de vie des populations éponymes »[5]. Le Kazakhstan ne semble plus tenir compte du rapport de force politique défavorable avec la Russie, rendant la concurrence démographique plus féroce. Zhazbek Abdiev, le président du comité pour la migration du ministère kazakh du Travail et de la protection sociale, confirme l'existence de cette concurrence avec la Russie, qui se serait accrue suite au programme russe de retour des compatriotes de janvier 2007[6]. Une journaliste de Nezavissimaïa gazeta, Svetlana Gamova, n'hésite pas à affirmer après la nouvelle législation migratoire de janvier 2007 que « après les ‘guerres’ du gaz et du pétrole avec les voisins de la CEI, des ‘guerres migratoires’ peuvent débuter en Russie ». Elle évoque les exemples de l'Ukraine et du Kazakhstan[7].

La question démographique n'a certes pas la même acuité que la politique énergétique, nucléaire ou militaire. Toutefois, elle tend à confirmer son importance dans les rapports politiques au sein de la CEI.

Notes :
[1] Selon les sites des comités statistiques d'Ukraine et du Kazakhstan www.ukrstat.gov.ua, www.stat.kz.
[2] Elana Rowe, Wilson Stina, Torjesen, The multilateral dimension in Russian foreign policy, Routledge, 2009, p.55.
[3] Marlène Laruelle (dir.), Dynamiques migratoires et changements sociétaux en Asie centrale, Pétra, 2010, p. 81.
[4] Lioudmila Maksakova, «L'Ouzbékistan dans le système des migrations internationales», extrait de Zhanna Zaïontchkovskaïa, Galina Vitkovskaïa, Les transformations postsoviétiques: reflet dans les migrations, Adamant, 2009, consultable sur http://www.demoscope.ru/weekly/2010/0415/analit03.php (en russe).
[5] Marlène Laruelle (dir.), Op.cit., p.97.
[6] «La concurrence du Kazakhstan et de la Russie pour la ressource de main-d'œuvre ‘est permanente’»», (en russe), 12 juin 2007, http://www.demographia.ru/articles_N/index.html?idR=33&idArt=838.
[7] «Quota d'amitié: la politique migratoire de la Russie peut faire exploser la CEI», (en russe), http://www.ng.ru/cis/2007-01-24/1_kvota.html.

* Pierre Messiaen est doctorant en relations internationales à l'INALCO, recherches financées par DGA, participation aux travaux de l'IRSEM

Photographie : « Le pays a besoin de vous : trois enfants naissent chaque minute en Russie », Pierre Messiaen.