L’opposition bélarusse devrait-elle se réjouir des événements des six derniers mois en Ukraine, ou bien craindre pour ses espoirs d’influencer le changement au pays ? Dans le nouveau contexte géopolitique, difficile de discréditer la rengaine d’A. Loukachenka - selon laquelle lui seul peut garantir la stabilité du pays - aux yeux des Bélarusses.
Ceux qui connaissent l’histoire du drapeau et de la musique contemporaine bélarusses ont dû se réjouir en voyant des groupes de rock bélarusses jouer sur le Maïdan et des drapeaux blanc-rouge-blanc être brandis dans les meetings à Kiev. Mais c’était la phase initiale de la révolution en Ukraine. Quelques mois plus tard, l’euphorie des débuts quant à la possibilité que de telles scènes se produisent à Minsk a laissé place au constat qu’au Bélarus l’opposition divisée aurait à s’unir non tant contre son ennemi juré, le président Aliaksandr Loukachenka, mais plutôt contre une possible menace extérieure de Moscou.
Résultat d’un mélange de répression, d’intimidation et d’une décennie d’habile propagande, la marge de manœuvre, déjà étroite, que l’autoritaire régime d’A.Loukachenka laisse à l’opposition au Bélarus s’est réduite plus encore suite aux récents événements en Ukraine. La destitution du président ukrainien Viktor Ianoukovitch en février a suscité l’espoir que l’opposition bélarusse pourrait être galvanisée et mener une action similaire à celle du Maïdan à Kiev. Mais lui succédèrent la désillusion et l’incertitude après que l’Ukraine a été amputée de la Crimée en mars. Compte tenu du risque que le Kremlin resserre encore son emprise sur les pays de la CEI, Bélarus compris, l’opposition pourrait bien se retrouver malgré elle à soutenir partiellement certaines des politiques d’A.Loukachenka, ou du moins se montrer neutre face aux événements en Ukraine.
Le visage décomposé de l’opposition bélarusse
Le Président A.Lukashenka et son appareil d’État ont tout fait pour décimer, infiltrer, discréditer et diviser l’opposition au Bélarus depuis qu’ils ont pu s’y consacrer sans crainte d’une condamnation extérieure efficace. Ceux qui refusent d’être embrigadés ou intimidés ont subi des vagues régulières d’arrestations, ou de lourdes amendes infligées sous des prétextes fallacieux. Contre les plus coriaces, ce furent des peines de prison, des passages à tabac, des saisies de biens, des licenciements et pertes des revenus, des fouilles du domicile et des bureaux, etc. Et il y a eu de nombreuses disparitions et des meurtres mystérieux. Quitter le pays devint l’unique alternative pour certains opposants. Aussi l’opposition bélarusse est-elle aujourd’hui un ensemble confus, largement marginalisé, divisé et désorienté, de groupes politiques ou quasi-politiques gravitant le plus souvent autour de personnalités connues, que le régime autorise à fonctionner ou s’abstient de provoquer directement. Ces groupes ne sont plus représentés au Parlement, mais conservent malgré tout une influence sur le pays et sur la politique d’A.Loukachenka, même si ce dernier ne l’admettrait jamais ouvertement.
Les efforts constants dans la durée de l’administration du Président pour discréditer et diminuer les personnages clés de l’opposition ont considérablement nui à l’image de ces derniers, tant chez eux qu’à l’étranger. Les médias officiels présentent ceux qui se sont coalisés autour d’opposants exilés en Pologne, ou qu’ils associent à la télévision de semi-opposition Belsat (qui émet au Bélarus depuis la Pologne), comme les suppôts d’intérêts occidentaux et des ambitions irrédentistes de la Pologne. Des candidats à la présidentielle ont été diffamés, accusés tantôt d’être des larbins de la Russie ou des agents à la solde de l’Occident. Le Bélarusse moyen, qui a un accès limité aux médias libres, indépendants ou occidentaux, est réceptif aux théories du complot, mêmes les plus absurdes, que diffusent des blogueurs suspects sur internet et que reprennent souvent les médias officiels. On entend aussi beaucoup parler de l’infiltration, voire de la manipulation de l’opposition par l’appareil de sécurité, pléthorique et puissant au Bélarus –tout ça pour faire croire aux Occidentaux que s’impliquer auprès de tels «inutiles» n’a aucun sens.
Pour empêcher des collaborations significatives de s’établir, le financement étranger d’organisations non-gouvernementales est interdit. La législation régissant la création et l’enregistrement des organisations de la société civile, déjà restrictive et arbitraire, a été durcie en octobre 2011 à l’encontre de celles qui reçoivent des fonds de l’étranger ou y détiennent des comptes en banque. Combinée à l’article 193 du code pénal, qui qualifie de crime le fait de toucher «des fonds étrangers en violation de la loi nationale», cela a eu un effet ravageur sur le quotidien des ONG et contraint certaines à la clandestinité. L’effet net de ces mesures est qu’une grande partie de l’opposition basée au Bélarus doit se contenter d’avoir un programme et des propositions dociles, en désaccord limité avec le président et sa politique, pour éviter d’être bannie en bloc ou réprimée, et simplement pour être tolérée. Guère étonnant alors que beaucoup d’Occidentaux perçoivent l’opposition au Bélarus comme faible et sans dessein, ou n’existant qu’en «mode survie». Peu d’entre eux sont au fait de ce qu’il en coûte, qu’une résistance entière est difficile voire impossible, et que la plupart des figures de l’opposition estime qu’une coopération limitée et sélective avec le régime est la voie à suivre.
Qui en est, qui n’en est pas?
La récente sortie de prison de Zmitser Dachkévitch, le leader de Malady Front [Front Jeune], et de Pavel Seviarynets, l’un des chefs des Chrétiens Démocrates bélarusses, a semblé redonner du poil de la bête à l’opposition, qu’Aliaksey Ianoukévitch –le leader du nationaliste Front Populaire Bélarusse (BNF)- avait critiqué en février dernier comme étant «guidée par l’apathie». A.Ianoukévitch dit aussi que les événements à Kiev «en avaient inspiré beaucoup» et qu’il espérait qu’ils «réveilleraient les gens partageant les mêmes idées au Bélarus»[1]. Anatol Liabiedzka du Parti Civique Uni (OGP) qualifia l’Euromaïdan de «lutte contre l’autoritarisme à même d’envoyer un signal aux pays voisins»[2] –là encore une insinuation prudente mais pleine d’espoir que Minsk pourrait s’attendre à un scénario identique. Cependant Siarheï Kaliakine, le leader du parti gauchiste Spravedlivyï Mir [Monde Juste], écarta vite cette idée, arguant que la majorité de la population bélarusse –du fait de sa dépendance aux médias d’État- ne semblait pas apprécier ce qui se passait en Ukraine. Exposés principalement au baratin officiel, beaucoup de Bélarusses ordinaires semblent avoir pris leurs distances avec la révolution en cours chez leurs voisins, et l’opposition n’a pas eu le choix que de prendre en compte leur opinion.
Après ce timide «pic» de ferveur révolutionnaire, les choses commencèrent à s’étioler à mesure qu’empirait la crise ukrainienne. L’opposition apprît fin mars lors d’une interview longue et rondement menée par Savik Schuster, animateur et producteur indépendant de télévision ukrainien, du président Loukachenka[3] que ce dernier avait habilement utilisé les événements en Ukraine à son avantage –pour parfaire son image de chef d’État et d’intermédiaire dans les négociations régionales, en plus de celle de garant de la stabilité et d’une relative indépendance par rapport à la Russie. Cela eût pour effet de refroidir les ardeurs de l’opposition, plus encore que ne le fit la montée de l’instabilité et du chaos en Ukraine. Comme on pouvait s’y attendre, l’arrestation préventive de leaders de l’opposition à la veille de la marche annuelle en mémoire de Tchernobyl, le 26 avril –l’un des rares anniversaires marquants sur leur agenda- se déroula selon le scénario habituel. La marche elle-même mobilisa moitié moins de participants qu’en 2013, coupant court aux espoirs d’un renouveau d’énergie ou d’orientation à l’intérieur du mouvement oppositionnel.
L’opposition en exil, qui soit condamne le régime et demande la tenue d’élections libres, soit appelle au renversement du président en poste, émit un son de cloche plus radical concernant la voie à suivre pour le Bélarus. Andreï Sannikaù, ancien candidat de l’opposition aux présidentielles et ancien prisonnier politique désormais basé à l’étranger, appela de nouveau à démettre A.Loukachenka de ses fonctions, affirmant que, pour tragiques qu’ils soient, les événements en Ukraine constituent une opportunité de changer le système au Bélarus pour le mettre en conformité avec les valeurs européennes[4].
De tels appels rencontrent peu d’échos au pays cependant. Alors que la situation en Ukraine s’aggravait, la perception de l’impact de la crise sur le Bélarus, la Russie et la CEI dans son ensemble a évolué: d’abord source d’inspiration, elle devint source de préoccupation pour beaucoup, et de frayeur pour un certain nombre. Plusieurs figures importantes de l’opposition demeurent derrière les barreaux, sous le coup de longues peines, comme Ales Bialiatski, le leader du mouvement de défense des droits de l’homme Viasna, ou encore Mikalaï Statkievitch, candidat à la présidentielle de 2010. Les détentions provisoires et les arrestations d’activistes sont là pour rappeler ce que Loukachenka répète à tous les médias: que le Maïdan ne se produira pas au Bélarus[5]. Plus de 30 activistes de l’opposition ont fait l’objet de telles arrestations à l’approche des championnats du monde de hockey sur glace à Minsk de mai 2014. Plusieurs défenseurs internationaux des droits de l’Homme et de la démocratie qui voyageaient ouvertement en tant que supporters ont vu leur visa révoqué. Toutes ces actions témoignent de ce qu’A.Loukachenka reste totalement maître du paysage politique.
Constructivement résignée
L’opposition est tout à fait consciente du fait qu’A.Loukachenka n’est plus vraiment à la manœuvre lorsqu’il s’agit des relations avec la Russie. Elle voit bien qu’il a su mettre la menace d’une déstabilisation à l’ukrainienne, et la crainte que la Russie veuille absorber des pans de l’économie bélarusse, au profit d’un chantage visant à le faire passer comme le seul capable d’empêcher l’un ou l’autre scénario de se produire. Pour trompeuse que soit cette image de sauveur de la nation, sa logique s’impose irrésistiblement aux yeux du public bélarusse, qu’effraient de plus en plus les images télévisées de violence armée et de tanks venues d’Ukraine. On ne s’étonnera guère alors que le discours de l’opposition ait changé, passant de l’admiration pour Euromaïdan à des réassurances que «le Bélarus n’est pas comme l’Ukraine» -reflétant étrangement le mot d’ordre du président.
A.Loukachenka a clairement atteint son but: une situation où le critiquer où s’opposer à lui serait largement perçu comme non-patriotique et nuisible à la souveraineté du Bélarus. L’impasse dans laquelle se trouvait déjà l’opposition avant le Maïdan s’est encore rétrécie –contraignant de fait les partis d’opposition à se résigner à soutenir leur propre adversaire.
Notes :
[1] Interview par la Deutsche Welle du 15.02.2014, consulté le 10 mai 2014 sur: www.dw.de
[2] Ibid.
[3] «Svoboda Slova» [Liberté d’expression]www.youtube.com/watch?v=tJu8l5-M4Fc, programme diffusé sur la chaîne de TV ukrainienne d’État Perchyï Natsionalnyï (en russe) le 23 mars, consulté le 10 mai 2014 sur www.youtube.com
[4] Interview par la chaîne de TV France24 du 8 mai 2014, consulté le 10 mai 2014 sur http://charter97.org
[5] Discours d’A.Loukachenka à la réception annuelle en l’honneur des forces armées et des agences de sécurité d’État bélarusses à l’occasion de la Journée des Défenseurs de la Patrie le 23 février 2014, tel que rapporté parwww.tut.by le 10 mai 2014.
Traduit de l'anglais par : Anaïs Marin
Lien vers la version originale du texte en anglais
Vignette : Manifestation sur le Maïdan à Kiev le 23 janvier 2014. Photo: Ilya Varlamov (zyalt.livejournal.com).
* Enseignant en journalisme international et de radio à l’Université de Salford, Manchester.
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