Le Kirghizstan et le Kazakhstan en pleine effervescence: Deux trajectoires éloignées

« Les gens se battent contre les abus de pouvoir et la dégradation de leurs conditions de vie » me confiait en avril 2010 une étudiante originaire de Bichkek en commentant la chute du pouvoir du président kirghize Kourmanbek Bakiev. La montée de la contestation politique en 2011 au Kazakhstan voisin interroge sur la portée de la vague d’instabilité politique qui sévit dans la région. Pourtant, si la concomitance des événements dans ces deux pays peut troubler, elle procède de logiques et de références éloignées.


Bichkek, 8 avril 2010Le 16 décembre 2011, alors que les kazakhstanais célèbrent la Fête de l’Indépendance, la police et les forces armées du ministère de l’Intérieur ont ouvert le feu lors de heurts violents impliquant des ouvriers du secteur pétrolier de Janaozen. Un an auparavant, dans cette région de l’Ouest du pays, les pétroliers avaient initié un mouvement de grève pour réclamer des hausses de salaires. Les négociations entre les entreprises, les autorités locales et les ouvriers ont toutes échoué et le gouvernement kazakhstanais fait la sourde oreille. Les partis d’opposition et des médias anti-gouvernementaux (comme l'hebdomadaire Respoublika et le site en ligne Guljan.org) ont investi la contestation ouvrière. Comme l'explique Hélène Rousselot, rédactrice à Regard sur l'Est, le mouvement de contestation est parti d’une situation purement locale, mais, alors que d’autres conflits de ce type avaient déjà eu lieu ponctuellement, aucun n’avait jamais dégénéré de la sorte.

Après les événements de Janaozen qui ont fait officiellement au moins dix-sept morts et une centaine de blessés, le Kazakhstan a été le théâtre de manifestations de l’opposition organisées les 28 janvier, 25 février et 23 mars 2012 en hommage aux victimes et en soutien aux pétroliers. L’accalmie permise par l’ouverture d’un procès le 27 mars à Aktau, à 150 km de Janaozen, fut brève et le mouvement de contestation s’est accentué. Le verdict rendu le 4 juin dernier n’a pas permis d’éclairer les habitants de Janaozen sur ce qui s’est réellement passé, ni quels étaient les véritables responsables, ne faisant que renforcer leur mécontentement et leur sentiment d’injustice.

Au Kirghizstan voisin, le nouveau régime d’Almazbek Atambaev est quant à lui confronté à une montée inquiétante du nationalisme au sud, particulièrement affecté par des violences « interethniques » d’une rare violence, qui ont éclaté à Och, deux mois après la chute de K. Bakiev et la mise en place du gouvernement d’intérim de Roza Otounbaeva. La nuit du 10 au 11 juin 2010 avait provoqué une onde de choc dans tout le pays : le déchaînement de violence a surpris, bien que les tensions entre Kirghizes et Ouzbeks aient toujours existé. Dans le Sud, particulièrement touché, les Ouzbeks représentent entre un quart et un tiers de la population et sont même majoritaires dans la ville d’Och. D’après Olga A. Spaiser, chercheuse à Sciences Po et spécialiste du Kirghizstan, « les évènements d’Och ont exacerbé le risque de désintégration du pays, qui a toujours existé ». L’État a du mal à contrer la vague nationaliste au sud dont le maire d’Och, Melis Myrzakmatov, est le chantre, bénéficiant d’un fort soutien local dans le sud. Les divisions entre le Nord, russophone industriel à majorité kirghize et le Sud rural sont plus fortes que jamais.

« Réveil » ou « Révolution » ?

La répression sanglante de Janaozen a profondément choqué la société kazakhstanaise. D’après H. Rousselot, « la tragédie de Janaozen en décembre 2011 a fonctionné comme un déclic dans l’opinion publique ». Des témoins l’ont jugée plus dure que celle menée par les Soviétiques lors des protestations de décembre 1986. Les manifestations défendent des revendications purement politiques : le 25 février, on pouvait y entendre « Nazarbaev va-t’en ! ». C’est une situation inédite : pour la première fois, Noursoultan Nazarbaev, président du Kazakhstan depuis l’indépendance, est directement visé. Même réprimée, une opposition politique parvient à exister: les activistes d’Almaty, principalement issus de l’intelligentsia et des classes moyennes, s’organisent et continuent d’exprimer leur mécontentement. Cependant, malgré la reconduite des manifestations par les opposants depuis le début 2012, le mouvement de contestation sociale n’a pas encore d’assise large, explique H. Rousselot. Cantonnées principalement à Almaty, les manifestations demeurent très marginales, ne rassemblant à chaque fois que quelques centaines d’individus.

La contestation kazakhstanaise n’a donc pas de commune mesure avec celle du Kirghizstan voisin, qui, quelques mois plus tôt, a entraîné la chute du régime de K. Bakiev. Le 7 avril 2010, après le siège du palais présidentiel par des milliers d’opposants, K. Bakiev s’est réfugié à Minsk d’où il a annoncé sa démission. Le pays avait déjà connu un précédent : la « Révolution des Tulipes » avait conduit en 2005 au renversement d’Askar Akaev, président depuis l’indépendance. O. A. Spaiser estime qu’à l’époque, « les manifestations de 2005 incarnaient une forme d’idéalisme politique et les Kirghizes avaient de grandes attentes dans le nouveau régime ». Mais face au durcissement du régime de K. Bakiev un an seulement après son accession au pouvoir, celles-ci ont vite été déçues et la montée de la contestation au printemps 2010 n’a que peu surpris. Dans les deux pays, les rivalités internes au sein du régime expliquent en partie pourquoi la situation s'est fortement durcie.

Rivalités au sommet et clivages internes

Les réactions maladroites et violentes du gouvernement kazakhstanais ainsi que ses accusations extravagantes contre les manifestants témoignent des faiblesses du régime de N. Nazarbaev au Kazakhstan. Les autorités locales sont prises comme boucs émissaires lors des procès, même si elles écopent de peines légères : l’ex maire de Janaozen s’est vu infligé d’une peine de deux ans avec sursis. Toutefois, l’autorité de N. Nazarbaev n’est pas directement menacée et le régime demeure stable en continuant de s’appuyer sur une majorité installée, renouvelée en janvier 2011. Ces résultats sont le témoignage de manœuvres politiques et de la faible politisation de la société, qui désignent et maintiennent au pouvoir les têtes connues. Cependant, sous la pression de l’Union Européenne qui condamne moralement la répression de Janaozen dans une résolution du Parlement du 15 mars 2012, le régime a dû faire quelques concessions. La pression internationale s’accentue puisque Navy Pillay, le Haut-Commissaire des Nations-Unies aux droits de l’homme, a tout autant récemment condamné les événements de décembre 2011.

Au Kirghizstan, les conséquences des rivalités politiques, qui reposent sur des clivages régionaux et claniques, sont d’autant plus inquiétantes qu’elles ont entraîné par deux fois la chute du régime kirghize. En effet, on peut lire les événements de 2010, tout comme ceux de 2005, à la lumière de l’opposition historique entre le Nord et le Sud. L’accession au pouvoir d’A. Atambaev, élu président en 2011, replace au sommet l’élite du Nord alors qu’en 2005, c’était la « fronde » de l’élite du Sud menée par K. Bakiev qui avait pris le pouvoir. Plusieurs signes troublants montrent que les massacres d’Och ont certainement été instrumentalisés par les partisans de K. Bakiev, qui avait appelé au boycott du référendum. O. A. Spaiser souligne qu’« il n’y a pas de coïncidence dans le fait que les événements d’Och de juin 2010 arrivent deux mois après la démission de Bakiev et deux semaines avant le référendum pour l’adoption de la nouvelle Constitution. Les identités ethniques ont été instrumentalisées à des fins politiques ». Pour cette raison, l’opinion publique constate avec méfiance l’arrestation, le 21 juin 2012 de l’ancien maire de Bichkek, député membre du parti d’opposition Ata-Jurt, l’empêchant ainsi de concourir aux prochaines élections municipales. Celle-ci a été décidée par le GNKB, l’organe héritier du KGB soviétique dirigé par Chamil Atakhanov et par le Procureur Général, Aida Sayanova, tous deux proches du nouveau président. A. Atambaev ne rompt pas avec les pratiques courantes de ses prédécesseurs.

Tout-à-fait consciente des clivages persistants qui freinent la stabilisation du Kirghizstan, R. Otounbaeva avait pourtant tenté de changer le régime politique. Dès le départ, à la tête du Front Uni qui rassemblait tous les partis d’opposition, elle s’était prononcée en faveur de l’adoption d’un régime parlementaire et avait annoncé qu’elle ne se présenterait pas aux élections présidentielles d’octobre 2011 : O. A. Spaiser note qu’en « refusant de se présenter aux élections, elle a obéi à ses convictions. Elle voulait montrer qu’un changement politique était possible et voulait l’incarner, le personnifier par sa propre action ». Cette ancienne cadre du régime soviétique était convaincue qu’un changement de système politique permettrait de se hisser au-dessus des logiques claniques et clientélistes. Mais la fuite massive des Ouzbeks qui ont manqué à l’appel des urnes le 27 juin 2010, jour de la soumission du projet constitutionnel au référendum, a jeté une ombre sur le projet politique de R. Otounbaeva, quand bien même ce dernier est plébiscité par 90 % des votants. La réaction tardive de R. Otounbaeva aux violences d’Och a dégradé l’image de l’État, déjà affaibli, notamment dans le Sud. Compte tenu de la fragilité du système politique, se pose la question de la viabilité du nouveau régime parlementaire. Inquiets de la violation de l’immunité du député d’opposition et peu convaincus de la politique de « lutte contre la corruption » d’A. Atambaev, certains députés songent à se réunir dans le cadre de l’assemblée pour exprimer leur défiance au gouvernement.

Désir commun de stabilité: sur quels ressorts ? 

Il ne faut pas voir dans les mouvements de contestation au Kazakhstan et au Kirghizstan de dynamique régionale, encore moins un combat politique commun pour la défense des libertés. A présent, le maintien du statu quo demeure la priorité de la majorité de la société. Au Kirghizstan, la contestation contre les abus de pouvoir, le clientélisme et les dures conditions de vie est contenue, de peur de provoquer un nouveau cycle de violence et la désintégration du pays, toujours possible. Le mot d’ordre est à la stabilité. D’ailleurs, malgré tout, « l’État a tenu et le calme dans lequel se sont déroulées les élections présidentielles d’octobre 2011 était déjà une réussite », explique O. A. Spaiser. Le nouveau régime peut compter sur le scepticisme de l’opinion publique qui aspire à la stabilisation du pays.

Les opposants kazakhstanais, en petit nombre, n’envient d’ailleurs pas la situation politique du Kirghizstan. Même si la société kazakhstanaise a été choquée par la tragédie de Janaozen, elle ne cautionne pas pour autant l’opposition. Car, à n’en pas douter, l’autorité du régime kazakhstanais s’appuie sur le fort développement économique du pays, sur l’efficacité relative de l’État en matière de services publics et de redistribution de la manne pétrolière. Là réside la différence majeure entre le Kazakhstan et le Kirghizstan. Si dans le premier, l’État a favorisé l’amélioration des conditions de vie, l’échec des politiques publiques menées par le second l’ont largement sanctionné : la forte dégradation des conditions de vie et des décisions étatiques impopulaires a contribué à conférer une assise sociale large aux protestations de 2010. Le soutien russe est aussi déterminant dans la réussite de la stabilisation du pays: principal allié, il apporte une aide matérielle, économique et financière importante. C’est le soutien russe dont K. Bakiev a été privé lors de sa chute, or, les deux visites d’A. Atambaev en février et mars 2012 au président Vladimir Poutine et ex-président Dimitri Medvedev ont été un échec.

La volonté de se distinguer l’un de l’autre prédomine dans les rapports entre les sociétés de ces deux voisins, même si elles ont en commun un rejet des abus de pouvoir et du clientélisme ainsi qu’une révolte contre la dégradation des conditions de vie et de la mauvaise redistribution des ressources. Si la société du Kirghizstan est beaucoup plus politisée que celle du Kazakhstan, elle aspire à un retour à la stabilité, sans doute plus fragile qu'au Kazakhstan.

* Natacha GORWITZ est étudiante en master de Sécurité internationale à Sciences Po

Vignette : Bichkek, 8 avril 2010 (© Samuel Carcanague)

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