Tallinn: Une articulation des temps, entre planification et architecture contemporaine

La ville de Tallinn, en Estonie, a su profiter de sa candidature au titre de capitale européenne de la culture, pour mettre en place un plan d’organisation dont les prospectives s’étendent jusqu’en 2026[1]. Approuvé en 2001, ce master-plan s’est, à partir de 2004, enrichi de cette candidature pour « illustrer la richesse, la diversité et les caractéristiques communes des cultures européennes »[2].


La reconquête des friches industrielles et la création d’un centre contemporain avec l’extension-réhabilitation de l’ancienne minoterieDe concert, l’État, la région et la municipalité de Tallinn ont ainsi recomposé le territoire de la capitale, en l’associant aux autres villes d’Estonie (Tartu, la ville étudiante, Pärnu, la ville balnéaire et Haapsalu, la ville côtière) pour mettre en réseau les territoires urbanisés, tout en respectant les territoires ruraux.

À partir de 2007, la planification de la ville s’est nourrie des trois thématiques développées pour la candidature : « Stories of singing together », « Stories of the living old city », « Stories of Dreams and Surprises », pour les regrouper sous l’égide d’un thème central, « Stories of the seashore », qui réoriente la ville vers son port et affirme une culture maritime. Cette intention, soutenue par l’Estonian Academy of Arts, s’est trouvée mise en scène durant les festivités de 2011, pour développer une dynamique touristique et économique qui s’appuie sur les projets de requalification du centre-ville, mis en œuvre à partir de 2007.

Ces projets urbains, mandatés par la municipalité, ont en effet opéré une suture entre le centre historique de la ville, inscrit au patrimoine mondial de l’humanité en décembre 1997, et son centre moderne, construit essentiellement pendant la période d’occupation soviétique.

La recomposition du centre moderne

Caractéristique des villes de l’ancien bloc de l’Est, ce centre moderne a été planifié dans les années 1950[3], à proximité immédiate du centre historique. Le dispositif monumental choisi mettait en scène des ensembles d’habitations collectives édifiés dans les années cinquante, le siège du Parti communiste construit dans les années soixante et, de part et d’autre de cet édifice, de larges espaces publics : l’esplanade dédiée aux représentations du Parti et le parc Lembitu. Rénové en 1999, ce bâtiment abrite aujourd’hui le ministère des Affaires étrangères et s’est vu orner, à son pied, d’une plaque commémorative de l’indépendance de l’Estonie, obtenue le 22 août 1991.

Un peu plus au nord, le grand hôtel Viru surplombait, depuis les années 1970, le centre moderne : cet immeuble de 22 étages, construit entre 1964 et 1972, premier bâtiment de grande hauteur construit à Tallinn, a été entièrement réhabilité en 1994. Son socle a été prolongé et réinvesti en un centre commercial qui relie le centre historique et le nouveau «centre d’affaires», le quartier Maakri, qui émerge aujourd’hui du paysage urbain de Tallinn.

Construit sur l’emplacement des anciennes usines de cuir et de papier de Tallinn, la transformation du quartier en Central Busines District a été amorcée à partir des années 1980. Elle s’inscrit dans la tradition des constructions de grande hauteur, tout en organisant une mixité programmatique inédite dans les CBD occidentaux. C’est, en effet, l’ensemble d’un quartier qui prend actuellement de la hauteur : bureaux, logements, équipements et commerces s’étirent et dialoguent dans l’espace, produisant une mixité fonctionnelle et spatiale qui s’inspire de la programmation des anciens micro-rayons[4]. L’Estonian Academy of Arts y a tout naturellement trouvé place, pour alimenter les réflexions sur les représentations de la culture estonienne.

La reconquête des friches industrielles

La ville de Tallinn s’est ainsi orientée vers la recomposition de son centre-ville, prolongé par la reconquête des friches industrielles situées entre le quartier Maakri et le port. Abandonnées partiellement pendant la période d’occupation[5], ces friches étaient au cœur de la vie industrielle du début du 20e siècle: dès lors, elles ont constitué un enjeu culturel important dont se sont emparés de jeunes architectes estoniens pour affirmer une position résolument contemporaine.

Initiée par la municipalité de Tallinn, la réhabilitation du quartier Rotermanni a été envisagée dès l’indépendance. Objet de plusieurs études urbaines menées par l’Estonian Academy of Arts, une maquette réalisée en 2007 a permis de dresser les grandes orientations du projet urbain[6]. Le plan d’ensemble a cependant été découpé en plusieurs lots, dont la propriété a été transférée à des investisseurs étrangers (banques et fondations). Des concours de maîtrise d’œuvre architecturale ont été organisés en partenariat avec la municipalité et l’Estonian Academy of Arts : de jeunes équipes d’architectes estoniens, tous diplômés depuis 1991, ont été ainsi mandatées pour réhabiliter ce patrimoine industriel.

Leurs architectures apparaissent comme la mise en œuvre d’un enseignement contemporain de l’architecture, volontairement synthétique de la tradition des beaux-arts, maintenue durant la période d’occupation, et du modernisme soviétique, dont les stigmates sont encore présents dans toutes les périphéries de la capitale estonienne. Les projets conçus et réalisés par ces jeunes architectes cristallisent ainsi une interprétation de tous les patrimoines, portée par le département de la recherche de l’Estonian Academy of Arts[7]. Ils présentent une architecture qui manipule les constructions anciennes, les enserre ou les surélève, et les détourne de leurs temps initiaux pour les inscrire dans le présent de la culture estonienne.

La rénovation de l’atelier de menuiserie, réalisée en 2008 par l’agence Koko, présente trois volumes de verre, ajoutés à la bâtisse en pierre protégée. L’ancienne minoterie, elle, a été surélevée par un volume en acier corten de deux étages; elle se prolonge dans un nouveau bâtiment dont la façade aléatoire témoigne du langage plastique adopté par les architectes. L’îlot urbain dessiné par l’agence Kosmos au nord du quartier ne déroge pas à la règle: le sol se plie pour accueillir un centre commercial en rez-de-chaussée et venir chercher les usagers depuis la place centrale. Logements, bureaux et commerces coexistent ainsi dans une proximité étonnante, rendue séduisante par le dégagement de points de vue sur le port et le quartier.

Tous ces projets ont ainsi transformé l’image du quartier industriel Rotermanni, et plus largement, celle du centre de la ville. Ce quartier est devenu un emblème pour la ville et les architectes, qui participe pleinement à la composition d’un nouveau cœur à l’échelle des ambitions métropolitaines : centre moderne, centre historique et centre contemporain coexistent dans l’espace pour donner forme à l’image de la capitale européenne.


« Quartier Rotermanni. L'atelier de menuiserie rénové en 2008. » (© C. Sandrini).

La requalification de l’espace public

La proximité immédiate des différents centres interroge cependant leurs articulations symboliques et spatiales. Si, au pied de l’hôtel Viru, le centre commercial draine les passants vers la principale porte d’accès au centre historique, les cheminements vers le quartier Rotermanni sont plus difficiles à trouver et à pratiquer. La chaussée de Narva est en effet une artère très passante et la place Viru reste un giratoire qui laisse peu de place aux piétons. De part et d’autre de la place se trouvent cependant deux parcs (Tammsaare et Kanuti) : ils offrent aux passants des vues multiples sur le centre historique, le centre contemporain et le paysage des tours, tout en assurant une transition douce entre les différents secteurs du centre-ville.

Plus au sud, l’aménagement de la place de la Liberté, Vadabuse Väljak, est venu requalifier l’entrée sud du centre historique et offrir une place à l’Hôtel de Ville. Organisée en station d'interconnexion des transports urbains (terminal des bus et des trolleys) durant la période d’occupation, le réaménagement piéton de cette place a été inauguré le 20 août 2009, à l’occasion des 18 ans de l’indépendance. Il s’appuie sur l’enceinte des anciens remparts et présente, encore une fois, une interprétation singulière du patrimoine historique et moderne.

Porté par l’État dès l’indépendance, le projet de place de la Liberté a très rapidement pris de l’importance pour la municipalité. Conçue initialement en 1998 par l'architecte Andres Alver, la place de la Liberté devait en effet articuler un musée de l’occupation, un musée des sciences et un monument à l’indépendance. Des difficultés techniques et fonctionnelles ont cependant reporté les travaux, conduits entre 2008 et 2009. Entre-temps, le musée de l’occupation a été désolidarisé du projet d’ensemble, construit plus tôt et de l’autre côté de la rue Toompea, à quelques centaines de mètres.

La place de la Liberté abrite aujourd’hui le musée des sciences, glissée sous l’avenue Kaarli dans un pliage de sol spectaculaire qui met en scène le patrimoine historique: le découpage des vides s’aligne sur les anciens remparts qui, ainsi prolongés, dialoguent avec les lignes contemporaines de l’architecture estonienne. Cette vaste surface, modulée par les changements de matériaux, le mobilier urbain, la subtilité des diverses pentes et l’éclairage minimaliste, est devenue un lieu de cérémonies, de spectacles et de diverses manifestations culturelles, qui entrent en résonance avec le monument à l’indépendance.

Une articulation des temps

Dans l’ensemble du centre de la ville de Tallinn, les architectes estoniens proposent ainsi une synthèse singulière entre les traditions hanséatiques et l’héritage de la période soviétique, issue d’une réflexion menée par les enseignants et les chercheurs de l’Estonian Academy of Arts.

Ainsi, au-delà du folklore traditionnel et des monuments historiques, l’architecture contemporaine estonienne s’inscrit durablement dans l’espace urbain, tisse des liens entre des temps a priori contradictoires et devient, de fait, une nouvelle ligne identitaire de l’image de ville.

Notes :
[1] Cet article est issu d’une synthèse des études architecturales et urbaines menées dans le cadre du séminaire « Images de ville » de l’École nationale supérieure d’architecture de Toulouse.
[2] Critères émis par le conseil des ministres de l’Union européenne pour les villes candidates au titre de « capitale européenne de la culture » et disponibles en ligne (http://ec.europa.eu/culture/index_en.htm).
[3] Planification du centre-ville de Tallinn de 1956 par les architectes H. Arman et O. Keppe, in Dmitri Bruns, Tallinn Linnaehiusli kujunemine, 1993.
[4] Les micro-rayons sont des unités de planification urbaine, comptant environ 5 000 habitants et composés de manière autonome (équipements, logements, commerces).
[5] Seul le bâtiment faisant face au centre historique était occupé par un bazar, encore en place aujourd’hui : il masquait les bâtiments abandonnés en cœur d’îlot.
[6] Cette maquette est exposée par le musée d’architecture, situé au nord du quartier Rotermanni. Le partenariat entre la municipalité et l’Estonian Academy of Arts a été l’occasion d’une réflexion d’ensemble sur le centre-ville.
[7] Axes de recherche développés par Mart Kalm, historien de l’architecture, doyen de l’Estonian Academy of Arts : « Spatial environment in Estonia as an object of art historical research » (2004-2008), « Visualising the Nation. Institutional critique of the twentieth century art and architecture in Estonia » (2009-2014).

* Docteur en architecture, enseignante-chercheur à l’ENSA de Toulouse.

Vignette : La reconquête des friches industrielles et la création d’un centre contemporain avec l’extension-réhabilitation de l’ancienne minoterie (© C. Sandrini).