Malgré la reprivatisation des bâtiments nationalisés durant le communisme, les pouvoirs publics polonais ont employé une tactique d’évitement au lieu de créer des nouveaux logements communaux. Récemment, la politique entourant la privatisation du centre de Varsovie et les violations des droits des locataires par l’administration locale ont été contestées par une résistance directe de militants associatifs.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, face aux besoins criants nés de la destruction du pays, de nombreux locataires sont logés par les autorités communistes dans des bâtiments réquisitionnés à leurs propriétaires d'avant 1939, suivant un décret de nationalisation des logements. Ceci est particulièrement vrai au centre de Varsovie, où les bâtiments, dont l’état nécessite souvent une entière restauration, sont attribués aux citoyens à la condition qu'ils rénovent et maintiennent leur logement en bon état. Soixante ans plus tard, ce fait semble souvent oublié lors de la restitution des biens, comme l’illustre l’exemple d’une locataire de 83 ans : en 1948, son mari s’est vu allouer un appartement. Mais, en 2010, une héritière a fait valoir ses droits sur le bâtiment et augmenté le loyer de la veuve, de 120 à 192 euros. D’après l’avocat de la nouvelle propriétaire, c’est à l’État de compenser auprès des locataires les rénovations qu’ils ont réalisées, tandis que le Département de la gestion immobilière (ZGN) de l’arrondissement de Mokotów affirme que c’est au propriétaire de payer[1].
Les logements locatifs des coopératives de logement ou coopératifs en propriété (ou en quasi-propriété), construits par l’État pendant le régime communiste, ont été quant à eux transférés dans les années 1990 à leurs occupants, qui en sont devenus alors pleinement propriétaires, pour une fraction du prix du marché.
Aujourd’hui, si un ancien propriétaire (ou ses ayants-droit) récupère un bâtiment, il peut augmenter le loyer jusqu'à des niveaux insensés. Ainsi, un propriétaire de l’arrondissement de Śródmieście a exigé un loyer de 23,6 euros par mètre carré. Dans la rue Finlandzka, à Saska Kępa, le nouveau propriétaire d'un bâtiment s’est « vengé » sur une locataire d'un appartement de 32 mètres carrés avec WC commun dans le couloir: le Procureur ayant décidé que le loyer de 409 euros exigé depuis décembre 2009 -au lieu de 135 euros- était trop élevé, le propriétaire, en représailles, a fait ouvrir, en février 2012 par -20°C, les fenêtres d’un autre appartement de l’immeuble, non occupé, afin que le froid se propage chez la locataire. Souvent, les augmentations de loyer et autres formes de harcèlement moral sur des locataires, comme ouvrir les fenêtres en hiver, poser une grande affiche sur le bâtiment devant les fenêtres ou faire couper l’électricité, sont autant de façons d’éviter la procédure judiciaire requise pour obtenir un avis d’expulsion.
D’un logement communal à un logement social inexistant
La NIK, l’analogue polonais de la Cour des comptes, estime qu’il manque en Pologne 1 500 000 appartements. Environ 6 500 000 habitants vivent en dessous des standards de salubrité du logement. La négligence de l’entretien –qui relève de la responsabilité des communes (gminas)[2]– est une des causes de la réduction du parc de logement communal, conclut un rapport de la NIK en 2012. De plus, l’administration locale a intérêt à se débarrasser de son parc de logements, car cette rentrée d'argent est nécessaire au budget des gminas.
À Varsovie, plus de 8 000 appartements, nationalisés par le régime communiste, ont été directement restitués aux anciens propriétaires ou à leurs ayants-droit, ces derniers lorgnant encore sur près de 2 000 bâtiments. En outre, 2 700 familles attendent actuellement une expulsion de leur logement vers des logements « sociaux »[3]. Entre 2004 et 2006, 215 appartements ont été construits dans la capitale, 315 en 2008 et, pour 2009-2013, 4 200 appartements communaux sont projetés. Pour être éligible au logement communal à Varsovie, le plafond de revenu net maximum est de 273 euros pour un célibataire, et de 202 euros par membre d'une famille. Quant aux logements dits « sociaux », le critère de revenu est encore plus faible, respectivement de 168 et 134 euros, mais l’appartenance à certaines catégories (personnes en situation d’urgence après expulsion, femmes enceintes, familles avec enfants, personnes atteintes de maladie grave ou au chômage) accorde un droit prioritaire à de tels logements.
Quelques mots sur les arrondissements de Varsovie :
L’arrondissement de Mokotów est un quartier attractif du centre de Varsovie, disposant de parcs et d’espaces verts, principalement résidentiel, où siègent aussi plusieurs institutions, universités, médias. Le quartier abrite également de grands ensembles résidentiels à faible standard.
Saska Kępa est un quartier appartenant à l’arrondissement de Praga Południe, proche du centre. Il abrite plusieurs ambassades, et est devenu un espace résidentiel attractif.
Śródmieście est l’arrondissement central de Varsovie, dans lequel se trouvent les institutions nationales, les principaux monuments touristiques, la vieille ville, les lieux de shopping. Centre politique et culturel de la capitale, ce quartier est très attractif mais également très cher, même si des locataires modestes y demeurent toujours, malgré la privatisation.
Réputé pauvre et malfamé, Praga Północ abrite des ensembles résidentiels décrépits et souvent vides, de vieux immeubles d’avant-guerre n’ayant jamais été rénovés. Néanmoins, on y trouve aussi des pubs et des clubs qui attirent les visiteurs, et de nombreux artistes y ont élu domicile, de même que des promoteurs immobiliers depuis les années 2000. Très contrasté, le quartier possède quelques immeubles luxueux, et environ 13 000 appartements communaux.
Parce qu’un avis d’expulsion ne peut être exécuté si le locataire ne reçoit pas un logement en remplacement (pour une durée de 1 à 6 mois) ou un logement « social », l’administration d’arrondissement -dans le cas de Varsovie- ou de la commune et les propriétaires poursuivent une tactique d’expulsion vers des logements temporaires indignes. Dans la capitale, le quartier de Śródmieście a signé un contrat avec un «hôtel» qui offre 5 mètres carrés par personne, WC et cuisine communs et sans eau chaude. Ailleurs, on reloge les expulsés dans une cave dite « aménagée pour habitation » (censée garantir, conformément à la loi, une surface minimale de 5 mètres carrés par personne, un accès à l’eau et aux toilettes -bien qu’à l’extérieur-, l’éclairage naturel et électrique, la possibilité de chauffer, d’installer de quoi cuisiner, la présence de barrières anti-humidité).
Face à ces pratiques, des militants résistent à de nombreuses expulsions en formant des chaînes humaines devant les portes des logements pour empêcher le travail de l'huissier.
Quelques chiffres :
En 2012, selon le GUS (l'Office national des statistiques), le salaire net moyen polonais est de 575 euros. En 2010, pour plus d'un quart des cas, il ne dépassait pas 353 euros. Le salaire net médian s’élève à 501 euros, mais 10 % des salaires (les plus bas) atteignent un maximum net de 263 euros[4].
Le loyer hors charges dans un logement communal coûte 1,40 euro le mètre carré depuis 2009 (au maximum la moitié de ce prix pour un logement « social »). Les loyers sur le marché classique à Varsovie atteignent en moyenne 10 à 11,5 euros le mètre carré, selon le nombre de pièces.
L’administration, ses amis et ses méthodes
Les communes cherchent à vendre le stock de logements qu’elles détiennent, sans doute pour se décharger de leur responsabilité de prévenir les négligences et la corruption autour de rénovations « sur le papier », et de celle d’assurer une qualité minimum des logements loués. Cette légèreté dans la gestion des biens communs transparaît aussi dans un règlement du 23 juin 2008 où la Présidente de Varsovie a ordonné aux maires d'arrondissement de transférer la gestion et l'administration des bâtiments aux prétendants au droit de propriété, alors même que le processus de reprivatisation n'était pas achevé.
Dans la rue Targowa, l'organisation militante KOL (Comité de Défense des Locataires), créée dans l’arrondissement de Praga Północ en 2008, a réussi en septembre 2010 à bloquer un transfert de droit de propriété à des prétendus héritiers d’anciens propriétaires. Selon les habitants, l'un des prétendants à la reprise du bâtiment devait être M. Mossakowski. Célèbre pour avoir soutiré des droits à restitution à des ayants-droit contre des sommes d’argent, impliqué dans plusieurs affaires de transferts de bâtiments, Mossakowski est suspecté d'avoir joué un rôle dans la mort d’une locataire militante, Jolanta Brzeska, en mars 2011. Dans leurs lettres au bureau du Procureur, à l’Office municipal et à celui de l’arrondissement de Praga Północ, les représentants du KOL ont attiré l'attention sur de nombreuses irrégularités dans cette affaire. En effet, la part détenue par la commune dans la propriété du bâtiment, initialement de 43 %, selon les informations fournies aux résidents, avait diminué par la suite de façon inexplicable à 25 % ; les locataires avaient alors été informés de la procédure de transfert de propriété à un propriétaire privé, malgré l'absence de décision rendue par la ville de privatiser ces biens communaux. Grâce à des interventions lors des sessions du Conseil de l’arrondissement de Praga Północ, le transfert fut suspendu et examiné. Cependant, bien que cette affaire ait été portée devant la justice, la gestion et l'administration du bâtiment ont été transférées à une entreprise privée en août 2011 en totalité et, en mai 2012, le loyer a augmenté de 30 % pour les 130 foyers concernés.
Dans la rue 29 Listopada, les logements communaux se trouvent à deux pas du parc Łazienki Królewskie (datant du 17e siècle), un endroit très attractif pour des investisseurs. L’administration des bâtiments a cessé de fournir le gaz, sous prétexte que les installations présentaient un danger. Les locataires se sont alors entretenus avec le vice-maire du quartier de Śródmieście, car aucune compensation n'était prévue pour l'augmentation des charges liée au recours à l'électricité, plus chère que le gaz. Le vice-maire a tenté de produire une justification, mais l’expertise visant à établir si l'arrêt de fourniture de gaz était nécessaire dans les bâtiments a été commandée à une autre institution que celle indiquée par la Commission de planification, de protection de l'environnement et des services publics. Les locataires militants ont soupçonné le vice-maire de conflit d’intérêt dans cette décision. Sous leur pression, le Conseil de l’arrondissement a obligé le ZGN à soumettre l'expertise à une institution indépendante. Menée finalement par l’Institut de Cracovie sous la surveillance et la caméra des militants de KOL, cette expertise a montré qu'il n'était pas nécessaire de couper le gaz. Mais par la suite, les négociations menées en mars 2010 entre l’arrondissement et les locataires militants n’ont pas permis une amélioration des conditions de vie dans les bâtiments, et ce, jusqu’à aujourd’hui. Plusieurs locataires s'étaient en effet « calmés » suite à l'attribution de nouveaux appartements dans d’autres bâtiments.
Alliance squatteur-locataire dans la lutte pour les biens communaux
Les problèmes des locataires ne représentent qu'une partie de la reprivatisation sauvage qui a lieu dans le centre-ville de Varsovie, et qui rencontre la résistance de militants et des squatteurs. Ces derniers partagent la culture du mouvement des squats et celle du mouvement Occupy. Ainsi, pour manifester contre l'embourgeoisement du centre de Varsovie, les activistes des squats, entre autres, ont occupé le 19 décembre 2011, suite à sa fermeture, le bar à lait Prasowy, une véritable institution depuis 60 ans. Ce type de restaurant à prix très faibles est une vieille tradition en Pologne. Les militants redoutaient que la municipalité n'augmente fortement le loyer et ne cède le bail à un commerce plus rentable, donc plus cher. Le 5 mars 2012, le Conseil de l’arrondissement de Śródmieście décidait que les projets de reprise du bail, soumis à concours, et auquel participerait un jury de résidents de l’arrondissement, devraient porter sur un établissement de type bar à lait à bas prix.
Récemment, la fermeture du squat Elba sur un terrain d’une ancienne entreprise de Żoliborz, a été l'occasion pour les médias de présenter le mouvement squat. Une manifestation de 2 000 personnes s'en est suivie, le 23 mars 2012. Les squatteurs ont établi un autre squat, Przychodnia (la Clinique), dans une clinique abandonnée proche de la rue Marszałkowska et de la rue Hoża. Le 19 avril, les représentants des locataires et des squatteurs se sont entretenus avec le vice-Président de la ville de Varsovie et le vice-directeur de la communication publique pour débattre de leur mouvement d’occupation. Le collectif Przychodnia a promis de déménager, à condition que soit établi un groupe de travail sur les questions de logement, des reprivatisations, du sans-abrisme et de l’exclusion sociale à Varsovie. Cette initiative a cependant échoué, le vice-Président de la ville de Varsovie refusant de négocier par solidarité avec sa collègue, la vice-Maire de l'arrondissement de Praga Północ, suite à des protestations de militants contre celle-ci.
Notes :
[1] Outre les cas où se sont manifestés des descendants de propriétaires, les appartements nationalisés sous le communisme sont demeurés propriété de l’Etat. Une partie des locataires a pu racheter son logement, néanmoins les descendants de propriétaires ont la priorité pour ces acquisitions.
[2] La gmina est une unité territoriale de Pologne. Varsovie, l’une des 2 479 gminas, est composée de 18 arrondissements.
[3] Les logements sociaux, propriétés des communes, sont destinés aux revenus les plus faibles et souvent aux ménages ayant été expulsés de leur logement initial, se trouvant donc en situation d’urgence. Le séjour dans ces logements se fait sur une durée déterminée mais renouvelable. Les logements communaux, également propriétés des communes, offrent des loyers modérés (ces loyers sont régulés), inférieurs au prix du marché mais supérieurs à ceux des logements sociaux. Leur accès se fait également sur critère de revenu.
[4] GUS (2011) : « Struktura wynagrodzeń według zawodów w październiku 2010 r. » Les calculs de salaire net se basent sur http://kadry.infor.pl/kalkulatory/brutto_netto.html
Sources principales : Gazeta Wyborcza, KOL (Comité de Défense des Locataires), squat Przychodnia (la Clinique).
* Katarzyna GAJEWSKA est docteur en Sciences politiques, diplômée de l’Université de Brême. L’auteur remercie Adrien Caruso pour son aide et sa contribution rédactionnelle à cet article.
Vignette : Manifestation des militants locataires contre l’Euro 2012, arrondissement de Śródmieście, Varsovie, 8 juin 2012 (© Komitet Obrony Lokatorów).
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