Le professionnalisme des médias roumains à l’épreuve de l’héritage communiste

Quinze ans après la chute du régime communiste, la Roumanie est toujours un pays fascinant à étudier du point de vue du développement du journalisme et des médias de masse en période de transition. La singularité de la Roumanie vient de son passé communiste et plus particulièrement du régime sultanèsque de Nicolae Ceausescu imposé au pays pendant près de 25 ans.


Depuis 1947, les médias roumains ont connu plusieurs périodes de régression allant de la censure partielle ou totale jusqu'à la destruction complète du journalisme et l'imposition d'une pensée unique à tout le système de communication et d'information. Entre 1965 et 1989 (période correspondant au règne de Nicolae Ceausescu), les médias roumains sont passés sous le contrôle direct du dictateur qui les utilisait pour promouvoir le culte de la personnalité, expliquer sa politique d'Etat et pour endoctriner la population avec les symboles et les valeurs communistes. Obsédé par la propagande révolutionnaire et par la création de l'homo sovieticus, le clan Ceausescu semblait décidé à détruire toute forme d'expression libre. Aucune presse écrite n'existait parallèlement à la presse approuvée et soigneusement étudiée par les instances du Parti communiste.

Isolationnisme informationnel et contrôle médiatique

Plongée dans l'isolationnisme informationnel, la Roumanie est devenue, vers la fin des années 1980, la championne du contrôle médiatique par l'appareil d'Etat. Ceausescu avait insisté pour que tous les journalistes deviennent membres du parti Communiste Roumain et qu'ils défendent ouvertement, dans leurs écrits, la doctrine et l'idéologie communistes(1). Seuls les articles et les informations qui s'alignaient sur les visions du leader suprême voyaient le jour dans les pages des quelques journaux ou des postes de télévision et de radios nationaux. Ainsi, dans l'ensemble des pays communistes de la région la Roumanie représentait un cas unique de totalitarisme où la « vérité » était exclusivement dictée par un régime personnalisé. Le journalisme roumain avait ainsi complètement disparu à la fin des années 1980 et la censure instaurée à 100 %. Ceux qui pratiquaient le « métier de journaliste » devait présenter les choses telles que le désirait le pouvoir politique et non pas telles qu'elles étaient en réalité.

La police secrète de Ceausescu punissait sévèrement toute forme d'opposition et contrôlait les différentes formes de communication. Même si la dissidence était possible dans la Roumanie communiste, elle pouvait aller jusqu'à coûter la vie aux opposants au régime. La dénonciation publique du régime dans les pages d'un journal distribuée aux coins des rues par Petre Mihai Bacanu, aujourd'hui directeur fondateur du quotidien Romania Libera, soutenu par d'autres journalistes et intellectuels roumains, a été sanctionnée par une peine de prison. Aucun média roumain n'a été capable de lutter contre le système et de développer un réseau souterrain d'information pour rendre compte de la réalité du régime.

Etant donné les contraintes imposées aux journalistes et le cadre opaque et fermé dans lequel ils pratiquaient leur métier pendant l'époque communiste, quel est l'impact de la période communiste sur le développement du journalisme et des médias de masse en général ? Comment peut-on aujourd'hui évaluer le professionnalisme des médias roumains ?

Du communisme au post-communisme : apprendre à dire la vérité

La révolution de 1989 a libéré la voix de la société civile et fait renaître les médias roumains en tant que sources d'information viables. Pour la première fois depuis 50 ans, les journalistes roumains pouvaient exercer leur métier et s'exprimer librement. Toutefois, la censure totale sous le communisme et la transformation des journalistes en marionnettes destinées plutôt à désinformer le public qu'à l'informer, de même que le chemin particulièrement ardu vers la consolidation démocratique après 1989 (encore incertaine à ce jour) ont profondément marqué le style et le contenu des médias roumains.

Premièrement, l'héritage communiste en terme de continuité au niveau du personnel des anciens médias est lourd. La plupart des journalistes actifs dans les médias roumains après 1989 étaient ceux qui s'étaient fait les chantres du régime communiste. Ainsi, du jour au lendemain, ils se sont vus obligés de critiquer férocement un régime et un système sur lequel ils avaient construit leur carrière. Si les codes et les lois communistes ont rapidement été jetées à la poubelle, il s'avère plus difficile de se débarrasser des méthodes et des concepts communistes enracinés dans les mentalités des journalistes par la force de la socialisation. L'absence de médias « souterrains », a fait en sorte que les journalistes roumains, contrairement à leurs collègues d'autres pays de l'Europe centrale et orientale, n'ont pas pu développer une approche et un style différents de ceux imposés par le régime communiste, ni une véritable déontologie de journaliste(2).

Par conséquent, les médias roumains d'après 1989 ont d'abord servi d'exutoire et de moyens de se défouler contre l'ancien régime plutôt que d'outils d'information impartiaux. Les mots interdits avant 1989 tels que démocratie, liberté, transition, économie de marché ont été utilisés à toutes les sauces, abondaient dans les pages des journaux et faisaient la une des émissions de radio et de télévision sans que les médias en donnent toutefois une définition claire des concepts en question.

Deuxièmement, de manière générale, la vie politique roumaine d'après 1989 s'est caractérisée par une lutte idéologique entre les défenseurs des anciennes valeurs communistes, représentées par les forces politiques de gauche, et les réformateurs représentés par les forces politiques de droite. Ainsi, la plupart des médias roumains ont senti le besoin de structurer leur discours autour des principaux clivages présents sur l'échiquier politique. Plus prononcé que dans les médias occidentaux, ce clivage se renforce pendant les périodes électorales. Au lieu d'informer de façon objective le public, la plupart des journalistes se transforment en activistes acharnés en défendant, selon le cas, le gouvernement en place ou l'opposition. Dans ces périodes, discréditer l'ennemi idéologique devient le slogan favori des médias roumains. Fortement politisés et très partisans, les médias roumains développent un langage peu journalistique, parfois agressif et violent, devenant un outil de contestation plutôt que d'information. Des analyses et des opinions subjectives déformant souvent la réalité ont été véhiculées depuis 1989, mettant en doute le professionnalisme des journalistes. Le désir de participer au débat politique en tant qu'acteur dépasse souvent le devoir d 'informer le public sur les réalités du pays.

Paradoxalement, la pluralité des opinions émises dans les médias roumains ne fournit guère d'informations précises et fiables. Apprendre à dire la vérité sans reproduire les mêmes cadres de pensée manichéenne bâtie sur l'opposition Nous/Eux s'avère aujourd'hui une leçon difficile.

La consolidation démocratique : un levier pour des médias de masse professionnels ?

Les médias ne peuvent pas acquérir un certain professionnalisme s'ils ne bénéficient pas d'une totale liberté d'expression. Or, selon Freedom House, en 2004, la Roumanie se trouvait en première place des pays candidats à l'UE en ce qui concerne la monopolisation des médias de masse par l'Etat(3). Au cours des dernières années, et malgré le nombre de plus en plus important de quotidiens nationaux et locaux (très présents sur internet également) et de postes de radios et de télévision, les médias roumains n'ont offert au public qu'un nombre assez limité d'opinions et d'informations. Les principales chaînes de télévision ont tendances à accueillir les mêmes spécialistes qui monopolisent la plupart des émissions. Les politiciens roumains sont devenus conscients de l'influence de la presse sur l'agenda gouvernementale. Ils ont donc essayé de la contrôler soit par l'attribution de postes de responsabilité dans le cadre des principales chaînes de télévision et de radio à des proches du pouvoir public, soit en imposant un code d'éthique et des sanctions économiques à certains médias considérés comme nuisible(4).

Ces pratiques, qui nous rappellent les années du communisme, ne peuvent en aucun cas mener à une professionnalisation des médias roumains. Elles risquent plutôt d'établir un système médiatique oligarchique pouvant déboucher sur une appropriation pure et simple des médias par le gouvernement en place.

Les gouvernements qui ont succédé au régime de Ceausescu n'ont pas favorisé le développement des médias de façon égale. Après la Révolution, deux types de médias se sont développés : les médias privés possédant une importante marge de manœuvre et les médias publics souvent tributaires, financièrement, du gouvernement. Cette relation de pouvoir entre le gouvernement et les médias a renforcé l'esprit partisan des médias roumains et a alimenté la dichotomie Nous/Eux. A cet égard, les médias roumains attendent du gouvernement nouvellement élu en décembre 2004, un système plus équitable de distribution des ressources et une attitude plus démocratique à leur égard.

Le développement de médias indépendants et professionnels s'inscrit dans la construction d'une société véritablement ouverte et dans la consolidation de la démocratie. Selon la plupart des spécialistes, il faudra une génération pour déraciner les mentalités et les comportements acquis à l'époque communiste et pour établir une nouvelle génération de leaders y comprit dans les médias. Même si elle ne constitue pas une exception parmi les pays post-communistes de la région, la Roumanie doit arriver à développer un système de médias de masse qui réponde de façon concrète aux demandes d'une société ouverte en atténuant les différences, en termes qualitatifs et de professionnalisme, entre les médias roumains et les médias ouest-européens.

Vignette : journalistes en Roumanie (Photo libre de droits, attribution non requise).

Par Odette TOMESCU-HATTO

 

(1) Voir Peter Gorss, Mass Media in Revolution and National Development, The Romanian Laboratory, Iowa State University Press/Ames, 1996.
(2) Ibidem. p.27-28
(3) www.freedomhouse.org
(4) Rapport d'analyse et de prévision, Elections 2004, Société académique roumaine (SAR), novembre 2004, www.sar.org.ro, p.15.

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