Le sauvetage des Juifs d’Albanie: vérité historique, conflits d’interprétation

Avec une communauté estimée à moins de 200 membres aujourd’hui, l’Albanie ne constitue pas un foyer important de culture juive dans la région des Balkans. L’histoire des Juifs d’Albanie est cependant devenue depuis quelques années un sujet de discussions passionnées non dépourvu d'enjeux politiques et diplomatiques.


Le Musée national d'histoire de Tirana. Depuis la chute de la République populaire socialiste d’Albanie en 1991, de nombreux témoignages font resurgir un passé occulté en évoquant le rôle exemplaire de la population albanaise dans la protection des Juifs fuyant la barbarie nazie. Cas unique en Europe, le nombre de Juifs présents en Albanie passa d’environ 200 à la veille de la guerre à plus de 2.500 à la libération du pays. En février 2010, une plaque commémorative est apposée au Musée national d’histoire de Tirana : on peut y lire les noms des 65 Justes albanais répertoriés par le mémorial Yad Vashem.

Une histoire complexe

Quand elle devient indépendante, en 1912, l’Albanie compte un peu plus de 800 000 habitants. Seize ans plus tard, elle devient royaume sous l’autoritaire férule du roi Zog[1]. En 1930, 204 Juifs sont recensés ; ils seront environ 300 en 1937, le gouvernement albanais ayant opté pour une politique accommodante dans l’attribution de visas aux ressortissants juifs d’Allemagne puis d’Autriche, essentiellement dans le but de développer un pays alors presque exclusivement rural. En 1934, l’ambassadeur des États-Unis à Tirana, Herman Bernstein, écrit : « Il n’y a aucune discrimination à l’égard des Juifs en Albanie car il se trouve que l’Albanie est un des rares pays dans l’Europe d’aujourd'hui où les préjugés religieux n’existent pas, les Albanais eux-mêmes étant divisés entre trois confessions différentes »[2].

En avril 1939, l’Italie fasciste, avec laquelle l’Albanie entretient jusque-là d’étroits liens politiques et commerciaux, envahit le pays. Zog s’exile alors en Grèce et le royaume d’Albanie, quoique officiellement indépendant, devient un protectorat italien. Deux ans plus tard, après l'invasion de la Yougoslavie par les troupes allemandes, les Italiens annexent à l’Albanie le Kosovo ainsi que la partie occidentale de la Macédoine, où les Albanais sont majoritaires. Refusant de livrer les Juifs vivant à Pristina aux forces d’occupation allemandes, les Italiens les évacuent en Albanie. C’est ainsi qu’environ 200 personnes sont regroupées à Kavaje, une centaine à Berat dans des camps de réfugiés[3]. Certains s’installent ensuite dans d’autres localités du pays, y compris à Tirana. Ils sont rejoints par d'autres réfugiés fuyant la Grèce, la Serbie, la Macédoine. De nombreux témoignages de rescapés soulignent qu’un peu partout ils ont reçu l’aide de la population. De façon globale, au cours de l’occupation italienne entre 1939 et 1943, la population juive locale ou réfugiée a été peu inquiétée par les autorités. Seul leur était officiellement interdit l’accès à la côte, essentiellement à la ville portuaire de Vlora, à 120 kilomètres au sud de Tirana, point de départ possible vers la Palestine.

A la chute de Mussolini en septembre 1943, la situation change dramatiquement. Les Allemands, dont l’armée pénètre alors en Albanie, installent au pouvoir un conseil de régence dirigé par Mehdi Frasheri, dont le but avoué est l’instauration définitive d’une Grande Albanie englobant le Kosovo et la partie occidentale de la Macédoine. Si, concernant la question des Juifs, le nouveau gouvernement albanais se montre fort peu coopératif avec les autorités allemandes, la pression ne cesse néanmoins d’augmenter. Les troupes allemandes interviennent à Berat, à Pristina, à Shkodra et dans d’autres villes, où quelques familles juives sont arrêtées, puis déportées à Bergen-Belsen. Menacés, les Juifs quittent alors les villes pour trouver refuge dans des villages reculés et difficiles d’accès, où ils sont cachés par les habitants. Plusieurs survivants mentionnent que de faux-documents sont en outre accordés par les fonctionnaires albanais aux fugitifs.

C’est en particulier sur cette période que portent la plupart des témoignages mis en avant par les œuvres récentes visant à célébrer l’héroïsme des Albanais, à l’instar de celui de cette réfugiée racontant la fuite de sa famille à travers les montagnes : « Mon père loua un cheval sur lequel il nous installa, nous les enfants. Après un long voyage, nous arrivâmes dans un village, complètement isolé. Là, nous louâmes une vieille maison. Une nuit, nous entendîmes quelqu’un frapper à la porte. Nous pensâmes que c’étaient les Allemands et qu’ils allaient tous nous tuer. Nous avons ouvert la porte et nous vîmes un vieux villageois sur un âne. Il déposa un sac de farine par terre et partit sans dire un mot. Ce sac de farine nous a sauvé la vie. Des événements tels que celui-ci se sont succédé pendant toute la durée de notre séjour en Albanie »[4].

L’explication la plus couramment fournie de cette attitude d’hospitalité et de courage au quotidien est celle du respect de la Besa, un code d’honneur découlant du Kanun[5]. La Besa conduit les Albanais, souvent très traditionnalistes, à considérer l’hospitalité comme un devoir absolu et tout étranger comme un envoyé de Dieu.

Une histoire occultée puis redécouverte

L’après-guerre voit l’avènement du régime d’Enver Hoxha (1908-1985), qui enferme progressivement le pays dans l'isolement, en rompant successivement avec la Yougoslavie de Tito, puis avec l'URSS. Le souvenir de la page d’histoire du sauvetage des Juifs s’efface alors, remplacé par une histoire officielle qui n’a d’autre but que de glorifier les seuls exploits des partisans communistes et de leur chef, Enver Hoxha, pendant la guerre.

Le pays ne s’ouvre de nouveau au monde qu'au début des années 1990. Quelques familles juives émigrent alors en Israël, des Juifs sauvés ou leurs descendants reprennent contact avec les familles qui les avaient cachés. Les témoignages de rescapés du monde entier permettent de faire sortir de l’oubli le sort des Juifs ayant habité ou transité par l'Albanie pendant les années noires.

Alors que le pays connaît après la chute du régime communiste une période de transition démocratique particulièrement difficile, aggravée par la crise du Kosovo en 1999, qui a amené dans le pays plusieurs centaines de milliers de réfugiés, les témoignages favorables de rescapés permettent de forger l’image d’une petite nation ayant tout fait pour protéger les Juifs des persécutions nazies, image particulièrement bienvenue pour ce pays mal connu, souvent mal jugé, en quête d'unité intérieure et de reconnaissance internationale.

Les interprétations actuelles et leurs zones d’ombre

Ces dix dernières années, des œuvres comme le film documentaire de Dardan Islami Sauvetage en Albanie[6] ou le roman de Neshat Tozaj Ils n'étaient pas frères et pourtant[7] ont été largement promues à l’extérieur des frontières du pays. Les travaux et les photographies de l’Américain Norman Gersham réunis dans une exposition à Yad Vashem sous le titre « Besa : un code d’honneur » ont eu un certain retentissement aux États-Unis et en Israël[8]. Le mouvement d’intérêt suscité par ce récit retrouvé a contribué au renforcement des relations entre Tirana et Tel-Aviv, mais aussi entre Tirana et Washington.

De par ce fait, c'est bien au-delà des frontières albanaises que se joue l'essentiel d’une controverse qui échappe aujourd'hui au Pays des Aigles. Les détracteurs –opposants à l’intervention de l’OTAN au Kosovo, mais aussi certaines organisations juives– de l’image de l’Albanie protectrice des Juifs considèrent que l’élaboration tardive de cette image constitue essentiellement une opération de storytelling à l’américaine. La création d’un mythe autour d’une petite nation courageuse aiderait à justifier l’intervention de l’OTAN au Kosovo en 1999, voire l’accès à l’indépendance de celui-ci en 2008. Les « créateurs » de cette image sont accusés d’éclipser à dessein plusieurs zones d’ombre.

Ainsi, des témoignages de rescapés recueillis dès les années 1960 en Yougoslavie, notamment par le Musée d’histoire juive de Belgrade[9] rapportent des exactions de soldats et de gendarmes albanais au début de l'occupation de Pristina, entre avril et mai 1941, lorsque la ville était occupée par les troupes allemandes avant d’être placée sous la responsabilité des troupes italiennes. Certains témoignages mentionnent également que le transfert de Pristina vers le camp d'internement de Berat s’est accompagné d’extorsions et de menaces à l'encontre des réfugiés. Enfin, l’accroc le plus grave à l’image de l’Albanie résistant toute entière à la barbarie est l’existence d’une éphémère division SS albanaise en avril 1944, la division Skanderberg[10]. Essentiellement constituée d’Albanais du Kosovo, elle a été utilisée dans les combats contre les partisans yougoslaves au Monténégro au cours de l’été, avant d’être démantelée à l’automne de la même année suite à un très grand nombre de désertions. Si cet épisode est sans doute peu représentatif, il est néanmoins largement exploité par les historiens nationalistes serbes[11] et pose malgré tout la question des rapports entre le gouvernement albanais, le parti politique qui le soutenait (la seconde Ligue albanaise de Prizren[12]) et l’occupant allemand.

A contrario, le fait que des musulmans aient pu, au nom des principes de l’Islam, aux pire heures de l’Histoire, protéger des Juifs pourchassés est utilisé, notamment, par l’intelligentsia et les médias de la gauche israélienne pour démontrer que la cohabitation interconfessionnelle est possible et que les deux religions ne sont pas des ennemies mortelles. L’hypothèse est plaisante mais quelque peu simpliste. Elle fait d’abord peu de cas de la diversité religieuse de l’Albanie. Elle oublie ensuite que la Besa, au nom de laquelle les Albanais ont protégé les réfugiés juifs, ne découle pas des principes de l’islam ou du Coran, mais bien du Kanun, ensemble de lois coutumières largement antérieur à l’arrivée de l’Islam en Albanie. Elle oublie aussi sans doute que les habitants des campagnes albanaises ont su protéger des troupes allemandes indifféremment juifs, résistants hostiles au gouvernement en place ou déserteurs italiens, sans que la religion des uns et des autres entre en ligne de compte.

Pour dépasser les controverses, parfois violentes, que suscite cet épisode de la Seconde Guerre mondiale, il conviendrait aujourd'hui d’étudier le phénomène de la façon la plus objective possible, en insistant sur ses zones d’ombre encore trop sujettes à des interprétations contradictoires. La question mériterait de ne plus être otage de considérations nationales ou politiques. C’est sans doute le minimum dû à ceux que Gavra Mandil[13], rescapé juif, décrit ainsi dans une lettre adressée au mémorial de Yad Vashem : « Ils n’étaient peut-être pas élevés dans l’héritage de Goethe ou de Schiller, mais ils attachèrent la plus grande importance à la vie humaine, de la façon la plus naturelle et sans se poser de questions. En ces jours noirs où, en Europe, la vie d’un Juif ne valait pas grand chose, les Albanais les protégèrent avec amour, dévouement et sacrifice ».

Notes :
[1] Ahmed Zogu ou Ahmed Bey Zogulli (1895-1961) fils d’un puissant chef de clan, a été successivement ministre de l’Intérieur (1920), chef de l’armée (1922), Président de la République (1925), avant de se faire proclamer Roi en septembre 1928 sous le nom de Zog Ier. Il a dirigé et modernisé le pays de façon très autoritaire jusqu’à sa destitution en 1939.
[2] Cité par Serge Métais, in Histoire des Albanais, Fayard, 2006, p.311.
[3] Il s’agissait de camps ouverts dans lesquels la seule obligation était de se présenter chaque semaine à la préfecture; les réfugiés avaient le droit de quitter le camp et de travailler à l’extérieur.
[4] Témoignage de Felicita Jakoel dans le film documentaire de Dardan Islami Sauvetage en Albanie.
[5] LeKanun (de Lekë Dukagjini) est le code de droit coutumier médiéval auquel se réfèrent aujourd’hui encore certains clans en Albanie du Nord. Le mot Kanun est un nom turc qui vient du Kanôn, dérivé en latin canon, qui désigne une règle, une mesure.
[6] Sortie en avant-première à Pristina en avril 2009.
[7] Publié en français par la Société des écrivains en 2004.
[8] Exposition “Besa: a code of Honor. Muslims who rescued Jews during the Holocaust” présentée à Yad Vashem.
[9] Témoignages consultables sur le site Internet kosovoholocaust.com, soutenu par le Musée d’histoire juive de Belgrade.
[10] Créée, comme la division bosniaque Handschar, à l’instigation de Heinrich Himmler et du grand Mufti de Jérusalem Amin Al-Husseini.
[11] Par exemple, les prises de position du très controversé historien serbo-américain Carl Kosta Savich.
[12] Du nom du mouvement « Ligue albanaise de Prizren » qui, en 1878 et pour la première fois, réclama un Etat réunissant tous les Albanais.
[13] Né en 1936 à Belgrade. Sa famille s’enfuit à Pristina, puis fut amenée en Albanie, où elle fut accueillie et protégée par des villageois. En 1987, G. Mandil contacta Yad Vashem pour demander que ses sauveurs soient reconnus comme des Justes. La même année Vesel, Fatima, Refik, Hamid et Xhemal Feteli obtinrent cette reconnaissance.

* Vincent HENRY est traducteur, ancien directeur délégué aux programmes du bureau Europe centrale et orientale de l'Agence universitaire de la Francophonie.

Vignette : Le Musée national d'histoire de Tirana.