Les enclaves serbes du Kosovo

En géographie, le terme enclave se définit comme un morceau de terre totalement entouré par un territoire étranger unique. Les enclaves serbes au Kosovo sont des régions à majorité serbe situées dans un territoire majoritairement peuplé de populations albanaises. Proclamée indépendante le 17 février 2008, la République du Kosovo, peuplée de deux millions d’habitants, reste en effet toujours divisée entre les Albanais, largement majoritaires, et les Serbes, estimés à 130 000.


Ces derniers sont principalement regroupés dans la partie nord du Kosovo, à la frontière avec la Serbie; ce territoire est composé des municipalités de Zubin Potok, Zvecan, Leposavic et d’une partie de Kosovska Mitrovica. Mais d’autres Serbes vivent également dans de véritables régions enclavées, situées au centre et au sud du pays ; c’est le cas des communes de Strpce et de Novo Brdo, ainsi qu’aux alentours de Gnjilane ou encore de Gracanica.

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Alors que plus de soixante Etats ont reconnu l’indépendance du Kosovo - dont le Monténégro et la Macédoine -, la Serbie cherche toujours à démontrer l’illégalité de la souveraineté kosovare, notamment parce que les nouvelles frontières ne correspondent pas aux anciennes limites des républiques ex-yougoslaves: en effet, le Kosovo n’avait alors pas le statut de république, mais celui de province. Néanmoins, dans les coulisses de la scène politique serbe, il semble que cette intransigeance soit déjà dépassée. La Serbie, qui cherche à obtenir au plus vite son statut de candidat à l’Union européenne, a tout intérêt à ce que la question du Kosovo ne soit pas considérée comme un handicap, sorte de résurgence du nationalisme des années Milosevic. A Belgrade, l’idée d’une reconnaissance du Kosovo en échange de la restitution des territoires situés au nord de Mitrovica fait son chemin. Pristina n’y serait pas nécessairement opposé mais souhaiterait inclure à l’échange ceux de la vallée de Presevo, majoritairement peuplés d’Albanais et situés au sud de la Serbie. L’idée n’enchante évidemment pas les Serbes, puisque les principales voies de communication vers le sud des Balkans transitent par cette vallée.

Quoi qu’il en soit, le rattachement du nord du Kosovo à la Serbie ne solutionnerait pas la sensible question des enclaves serbes du pays. Avec pas moins d’une vingtaine de villages disséminés sur l’ensemble du territoire, soit quelque 22 000 Serbes (environ 15 % du total des Serbes au Kosovo), ces enclaves sont loin d’être un enjeu secondaire dans les relations entre Belgrade et Pristina. Or si, parmi les Serbes de Serbie et du nord du Kosovo, la perspective d’un rattachement à Belgrade serait un moindre mal, pour ceux des enclaves, il en irait tout autrement. Ces derniers craignent en effet d’être abandonnés par Belgrade et de devoir choisir entre un exode en Serbie ou une cohabitation difficile avec les Albanais.

Gracanica, principale enclave serbe des environs de Pristina

Gracanica est une enclave serbe située autour d’un important monastère orthodoxe, situé à 10 kilomètres environ de Pristina. Beaucoup de Serbes originaires de Pristina s’y sont réfugiés après la guerre. Le village de Gracanica consiste en une large route encombrée et poussiéreuse. On comptait environ 5 000 Serbes avant la guerre, désormais le double y habite. De crainte que des symboles de la culture serbe ne soient détruits par des Albanais, l’entrée du monastère est sévèrement gardée: des soldats de la KFOR y font le guet et des barbelés entourent l’enceinte. La scène contraste avec les échoppes touristiques de fortune de l’autre côté de la route où sont exposés des t-shirts représentant le monastère et… l’aigle bicéphale serbe. Depuis 1999, pas moins de 140 monuments serbes ont été détruits au Kosovo. A l’intérieur du monastère, on peut voir une plaque commémorative « France-Serbie 1914-1918 », souvenir de l’aide française apportée pendant la Première Guerre mondiale.

Sur un territoire de 10 km2 environ pour une population oscillant entre 13 000 et 30 000 personnes selon les sources, les Serbes essaient d’organiser leur vie dans l’enclave de Gracanica, qui comprend en fait une quinzaine de villages, dont Caglavica (une centaine d’habitants), lui-même situé à seulement 3 kilomètres au sud de Pristina.
A titre d’exemple, en 2000, Goran Zivojin, qui s’est installé au Kosovo en 1990, a créé une station radio et télévision (KIM Radio) pour les Serbes; il s’est pour cela installé à Caglavica, à proximité de la route menant vers Skopje. En dépit de la faible distance et d’une voie de communication rapide qui le relie directement à Pristina, aucun transport public ne dessert ce village exclusivement peuplé de Serbes. Si l’on veut s’y rendre à partir de la capitale, il faut donc prendre un taxi (4-5 euros), ce qui n’est pas à la portée de toutes les bourses, et trouver un chauffeur qui accepte de se rendre en terrain serbe, la très grande majorité de la population de la capitale étant albanaise. La radio/télévision est située dans l’un des seuls bâtiments à étage du village. A l’intérieur se trouvent quelques bureaux, qui hébergent la trentaine de journalistes et de techniciens qui y travaillent, une salle de montage et un plateau de télévision où est présentée une photo panoramique de la capitale représentant, entre autres, la spectaculaire salle de spectacles de Pristina, modèle d’architecture communiste. Goran Zivojin raconte que, lors d’une émission, une petite fille de dix ans vivant dans le village s’est ébahie de la beauté de la photo et a demandé à sa maman ce qu’elle représentait…

L’idée de lancer ce média a été motivée par le manque d’informations dont disposaient les Serbes du Kosovo. Au moment de sa création, Milosevic était encore au pouvoir à Belgrade, et la population serbe devait se contenter de nouvelles liées aux médias de la Serbie. Quant aux informations albanaises, elles ignoraient les Serbes. Aidée à ses débuts par l’Église orthodoxe, des ONG, quelques ambassades (États-Unis, Royaume-Uni, Canada, Norvège) et la MINUK (Mission d’administration intermédiaire des Nations unies), la chaîne n’a en revanche guère attiré d’investisseurs privés.

Les programmes diffusés le sont exclusivement en serbe, avec une émission quotidienne d’informations, à 17 heures. On peut u entendre de la musique variée, serbe et anglo-saxonne, mais pas de folk music, qui symbolise souvent le nationalisme serbe. Pour Goran Zivojin, cette radio/télévision est une sorte de service public, et il dénonce le caractère purement ethnique des rapports politiques et sociaux au Kosovo. Il qualifie ses liens avec les Albanais de la manière suivante : « J’ai de bonnes relations avec les journalistes albanais, on s’entre-aide. Je peux parler de la situation du Kosovo avec eux, mais on ne retranscrit pas nos conversations dans les médias, car la politique ethnique oblige à choisir son camp ».

Silovo dans l’enclave de Gnjilane, siège de la principale télévision serbe

A Silovo, non loin de Gnjilane/Gjilan (à 30 km au sud-est de Pristina), siège la principale chaîne serbe de télévision du Kosovo. Pour s’y rendre à partir de Caglavica, il faut traverser des régions peuplées majoritairement par des Albanais. Pour cela, de nombreux chauffeurs et automobilistes changent leurs plaques d’immatriculation: au Kosovo, on trouve en effet des plaques serbes -comme en Serbie- et des plaques kosovares. Afin de ne pas être identifiés comme appartenant à l’une des deux communautés - spécialement lorsque l’on vit dans une enclave - nombre de Serbes préfèrent ne pas mettre de plaque du tout. Par ailleurs, aucun contrôle, ni panneau n’informe de l’entrée dans une enclave serbe, mais l’observation des abords de la route donne de nombreuses indications : l’affiche du leader nationaliste serbe, Tomislav Nikolic est placardée sur beaucoup de murs et poteaux, les inscriptions passent des caractères latins de l’albanais au cyrillique du serbe...

Silovo abrite l’unique chaîne de télévision serbe du Kosovo. Son audimat s’élève à près de 40 000 téléspectateurs quotidiens et ses programmes sont conçus pour rapprocher les communautés. Car, si la chaîne est avant tout destinée aux Serbes, de nombreux Albanais semblent aussi la regarder, mettant à profit leur connaissance de la langue serbe apprise à l’époque yougoslave. Brankica, présentatrice du journal TV, raconte qu’un policier albanais l’a arrêtée sur la route pour défaut de ceinture, mais l’a laissée partir en la reconnaissant. Boban, jeune stagiaire à la régie, déclare ne pas avoir de problème avec les Albanais. Mais, contrairement aux générations plus âgées, le fossé de la langue est en train de devenir un problème puisque, si les Serbes n’ont jamais appris l’albanais, les Albanais n’apprennent plus le serbe depuis le début des années 1990. Boban explique que « quand je rencontre un Albanais, on parle en anglais ou une sorte de serbo-albanais ». Cette cohabitation présentée comme paisible ne fait pas oublier que Silovo a été un point chaud par le passé.

Mitrovica, symbole de la partition ethnique du Kosovo

Mitrovica, située à une quarantaine de kilomètres au nord de Pristina, est la principale ville du nord du Kosovo. Peuplée de 80 000 habitants, elle est divisée entre une partie serbe au nord et une partie albanaise au sud. La rivière Ibar, qui traverse la ville, est en quelque sorte devenue la frontière entre deux quartiers : au nord, un quartier majoritairement serbe, avec 13 000 habitants environ, et au sud, un quartier majoritairement albanais, avec 66 000 habitants environ. Un pont au design futuriste sépare les deux communautés sous l’étroite surveillance de la KFOR. Son franchissement est libre, mais de nombreux panneaux mettent en garde contre tout comportement potentiellement provocateur. En 2008, la France et la KFOR ont financé la construction d’un second pont, beaucoup moins large et réservé aux piétons. Il semble d’ailleurs beaucoup plus emprunté, notamment par les enfants qui peuvent ainsi rejoindre facilement un parc du côté albanais.

Les deux communautés attachent une grande importance à maintenir de manière visible les symboles de leur sentiment national. Du côté albanais, on compte un grand nombre de mosquées, les drapeaux albanais et kosovars cohabitent, et on paie en euros, comme dans le reste du Kosovo. Le côté serbe profite de son relief plus escarpé pour rendre visible de la partie albanaise ses symboles nationaux: une église orthodoxe a été construite au sommet d’une colline qui domine l’ensemble de la ville et des drapeaux serbes flottent sur les sommets environnants. Dès l’entrée dans la partie serbe, d’autres grands drapeaux serbes sont déployés, au milieu d’affiches à l’effigie de Tomislav Nikolic, qui semblent faire figure d’annonces de bienvenue. Une grande peinture murale (« Kosovo je Srbija », « Le Kosovo est la Serbie ») a été réalisée, à proximité de la mairie.
Pas loin du pont, quelques personnes attendent le prochain car pour Belgrade, dont les fréquences sont beaucoup plus soutenues que depuis Pristina Les rues sont tout aussi animées que du côté albanais, même si le centre, plus restreint, se cantonne essentiellement autour de l’avenue menant au pont. Ici, on paie en dinars et les euros ne sont acceptés que pour les grandes dépenses ou dans les nombreux bureaux de change, comme en Serbie.

En cas de rattachement du nord de la province à Belgrade, Mitrovica pourrait bien être le passage frontalier entre la Serbie et le Kosovo. Mais, sans doute, une solution de cohabitation qui trouverait place dans le cadre du processus d’adhésion européenne des pays des Balkans serait préférable pour les Serbes comme pour les Albanais.

* Laurent HASSID est chercheur associé en géographie à EEE (Université Bordeaux 3).

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