L’immigration russe à Riga depuis 1945: chiffres et idées reçues

L’arrivée massive de populations russophones à l’époque soviétique a été mise en avant, depuis 1991, pour justifier de nombreux choix politiques en Lettonie. En s’appuyant sur les statistiques démographiques, cet article revient sur plusieurs idées reçues concernant ces migrations.


Dans les pays baltes, la russification et l’immigration russe et russophone sont des sujets de préoccupation depuis plus d’un siècle[1]. Ces dernières années, des milliers de locuteurs de la langue de Pouchkine se sont installés en Estonie, en Lettonie et en Lituanie. Leurs motifs sont multiples. On parle surtout de personnalités et d’intellectuels qui ont fui le durcissement du régime poutinien et d’Ukrainiens de l’Est fuyant la guerre. Le choix de la région balte comme destination s’explique de plusieurs manières: proximité culturelle, liens familiaux ou amicaux, possibilité de vivre en russe au quotidien dans les capitales baltes et droits culturels accordés aux russophones dans ces pays (notamment éducation des enfants dans des écoles bilingues). Toutefois, le nombre de russophones et de personnes originaires de Russie résidant dans la région est en baisse depuis les années 1990, même en Lettonie et dans sa capitale Riga, principale ville de la région, où leur part est plus importante. Seuls 10% des habitants de Riga en 2017 sont nés en Russie[2]. Les arrivées ne compensent pas les départs (vers l’Europe de l’Ouest ou vers la Russie même) et la disparition des générations aînées, arrivées de Russie ou d’autres républiques soviétiques entre 1945 et 1990. Toutefois, les anciens migrants soviétiques (ainsi qu’une partie des habitants de la ville, acculturés) ont largement conservé l’usage de la langue russe. À Riga, plus de la moitié des habitants ne parlent pas letton à la maison, mais russe.

Pour cette raison, peut-être, l’immigration russe est encore souvent perçue comme une menace dans la région balte[3]. Cette menace, réelle ou imaginaire, est un sujet de discussion, d’inquiétude pour les uns, de plaisanterie pour les autres. Chiffres à l’appui, elle a servi à justifier de nombreuses politiques menées dans la région (en matière d'économie, d'éducation, de culture et surtout de citoyenneté[4]). Les migrations internes à l’Union soviétique ont en effet amené de nombreux Russes et russophones dans la région balte. Mais la vision des migrations données par ces chiffres et ces discours est très réductrice. Que nous apprennent réellement les statistiques ?

Le problème statistique

Sans même manipuler les chiffres, il est tout à fait possible de faire dire plusieurs choses aux statistiques. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer les différentes pages de l’encyclopédie Wikipedia relatives à Riga et à sa démographie, en différentes langues. Toutes utilisent à peu près les mêmes données chiffrées sur la croissance de la population de la ville entre 1945 et 1990. Mais, en la replaçant dans des contextes (temporels, géographiques, explicatifs) différents, elles en donnent des lignes d’interprétation différentes. Tantôt cette croissance est associée aux migrations, à l’augmentation de la part de russophones ou de Russes (ethniques) parmi la population, à l’industrialisation des années 1960, ou est présentée comme le prolongement de la croissance naturelle de Riga au cours des siècles.

Les migrations à destination de Riga à l’époque soviétique ont été bien documentées par les services de statistique soviétiques locaux. Cette documentation met en avant de nombreuses difficultés dans la collecte des données[5], qui invitent à la plus grande prudence dans le maniement des nombres. Certaines difficultés suggèrent que les résultats chiffrés sous-estiment les migrations, d’autres qu’ils les surestiment.

Les statisticiens lettons ont notamment mis en évidence ces difficultés en 1958-1959, à l’occasion du recensement. Depuis 1945, aucun recensement général de la population n’avait été mené en Union soviétique. Les statistiques démographiques produites durant cette période (et encore diffusées aujourd’hui) sont des estimations, fondées sur les données de la police (milice) concernant l’enregistrement de résidence des habitants et les déplacements de population. Mais le recensement de 1959 a mis en évidence des erreurs et des décalages. Ceux-ci étaient causés par de nombreux facteurs: la «découverte» à l’occasion du recensement de plus de 300 maisons dont les habitants (et leurs déplacements) n’étaient jusque-là pas pris en compte; les changements de découpage administratif; l’enregistrement problématique des militaires et des ouvriers des chantiers (facteur non négligeable à Riga, ville de garnison importante, et au moment du lancement de nombreux chantiers); le nombre important de personnes en situation irrégulière. À l’occasion du recensement, le nombre de ces dernières a été estimé à 20.000 (sur plus de 600.000 habitants). Avouons-le: il est bien difficile de quantifier réellement les mouvements de population au départ et à destination de Riga.

Revenir sur la chronologie

Malgré ces difficultés, l’examen des statistiques fondées sur les données de la police invite à préciser quelques certitudes concernant les migrations en provenance des autres républiques soviétiques.

En Lettonie, il est d’usage de considérer que la majeure partie des migrants soviétiques sont arrivés à partir du début des années 1960, avec de nouvelles politiques d’industrialisation, et avant la perestroïka, associée, elle, à une prise de distance vis-à-vis du reste du pays. Or, les politiques soviétiques en matière de migration durant cette période étaient complexes: elles prévoyaient certes le développement de la Lettonie grâce à l’apport de main d’œuvre; mais les migrations faisaient l’objet de nombreuses mesures de planification et de contrôle, les régions prioritaires au développement étant situées à l’Est de l’Oural; qui plus est, Riga, en tant que grande ville, était concernée par les mesures successives de restriction du développement industriel (qui ne s’appliquaient pas dans les petites villes lettones). Par ailleurs, on peut s’interroger sur les liens mécaniques entre les politiques et les migrations réelles.

Ainsi, à Riga, ce point de vue ignore le fait d’une très large partie des migrants russophones sont arrivés avant 1960. Le recensement de 1959 a montré que, déjà à cette date, les Lettons au sens ethnique ou culturel n’étaient plus en majorité dans la ville. Tout d’abord, du fait des déplacements forcés et des déportations opérés par l’occupant allemand en 1943-1944, de nombreux Biélorusses et Russes étaient présents en Lettonie lors de la libération/reconquête du territoire par l’Armée rouge et y sont restés[6]. Surtout, les plus grands mouvements migratoires se sont déroulés à la fin des années 1940. Mélangés aux retours, démobilisations et rapatriements nombreux des années 1945-1946, ils étaient largement causés par la famine qui a sévi en 1946-1947 dans de nombreuses régions russes et biélorusses ravagées par la guerre (solde migratoire de Riga de 37.000 en 1947, 22.000 en 1948). Après une légère baisse des flux vers 1950, la libéralisation du régime (et les libérations du Goulag) a provoqué une augmentation des mobilités (24.000 en 1953, 18.000 en 1954)[7]. De tels flux migratoires annuels n’ont plus jamais été atteints jusqu’en 1990 (environ 5.000 par an dans les années 1970). Ajoutons que les migrations ont à nouveau augmenté durant la perestroïka avant de chuter dès 1989.

Colonisation ou exode rural ?

Les statisticiens lettons ont produit des données chiffrées concernant les migrations avec de nombreuses catégories d’analyse: genre, âge, ville ou région d’origine, ethnie et même motifs de déplacement (migration du travail, études, libération du Goulag, rapprochement familial, mobilité après démobilisation de l’armée...). Examinées en détail pour les années 1950, ces données confirment la massivité des migrations à destination de Riga. Toutefois, elles invitent à les replacer dans le cadre plus général d’intenses migrations internes au pays, dans toutes les directions. En 1955, le solde migratoire de plus de 9.000 migrants à Riga est le résultat de pas moins de 43.000 arrivées et de 34.000 départs.

Les données chiffrées confirment que les migrations vers Riga en provenance des autres républiques sont majoritaires (3/5 des arrivées). Mais ces arrivées sont compensées par les départs et sont donc à resituer dans le contexte général des migrations du travail interrégionales encouragées par les autorités. En 1955, 14.000 individus arrivent de Russie (dont 1.400 de Leningrad, principale ville d’origine) et 12.500 y partent (dont 1.750 vers Leningrad). Au contraire, les arrivées en provenance de Lettonie sont moins compensées par des départs: les mouvements internes à la Lettonie sont responsables des deux tiers du solde migratoire global à l’échelle de Riga.

Dans les bilans annuels de la seconde moitié des années 1950, on observe des migrations entre Riga et toutes les régions de l’Union soviétique. À cette période, de nombreux déportés au Goulag reviennent à Riga grâce aux amnisties et réhabilitations des condamnés engagées par le Kremlin. Outre ces zones lointaines de relégation (Sibérie, Kazakhstan), seules les régions proches de la Lettonie ou situées dans un rayon de moins de 500 km de Riga sont caractérisées par un plus grand nombre de départs vers Riga que d’arrivées en provenance de cette ville. Il s’agit, d’une part, de Kaliningrad, d’où arrivent vraisemblablement de nombreux militaires démobilisés (groupe qui représente annuellement entre 5 et 10% des migrants à destination de Riga à la fin des années 1950). Il s’agit, d’autre part, des régions de Pskov, Kalinine (Tver), Smolensk, Velikie Louki en Russie, de Vitebsk et Molodetchno en Biélorussie. L’immense majorité des déplacements depuis ces régions vers Riga se font au départ de zones rurales. La part de cet exode rural dans le solde migratoire global est très importante.

En désignant les individus en migration comme un bloc uniforme, on se désintéresse notamment de leur origine réelle. La vision dominante des migrations à destination de Riga et de la Lettonie est celle de flux d’officiers démobilisés (groupe supposé loyal au régime soviétique) et de migrations du travail en provenance de toutes les immensités russes. L’image alimente la perception d’une forme de colonisation russe de la ville. Par rapport à cette vision, un examen détaillé des statistiques invite à ne pas négliger deux aspects essentiels des migrations: les ravages de la Seconde Guerre mondiale dans les régions soviétiques occupées comme facteur de migration, d’une part; la dimension fortement régionale des migrations avec l’arrivée d’ouvriers agricoles en provenance de localités très proches de la Lettonie, d’autre part.

Notes :
[1] Voir introduction de Jānis Riekstiņš, Migranti Latvijā 1944-1989: dokumenti, Rīga, Latvijas Valsts arhīvs, 2004.
[2] Direction centrale de la statistique de Lettonie (csb.gov.lv)
[3] Voir, dans ce même dossier: Céline Bayou, «Les identités baltes au défi des migrations».
[4] André Filler, «Riga: Arène d’affrontements politiques et identitaires autour de la citoyenneté», Regard sur l’Est, 15 décembre 2013.
[5] Archives d’État de Lettonie, fonds 277.
[6] Juliette Denis, La fabrique de la Lettonie soviétique, 1939-1949. Une soviétisation de temps de guerre, thèse de doctorat, Paris Ouest/IHTP, 2015.
[7] Eric Le Bourhis, Avec le plan, contre le modèle. Urbanisme et changement urbain à Riga en URSS (1945-1990), thèse de doctorat, EHESS, 2015.

Vignette : carte du solde migratoire dans les différentes régions et villes de Lettonie en 1961 (Archives d’État de Lettonie, fonds 277).