Les maisons d’édition d’Europe centrale en exil: écrire pour témoigner, publier pour transmettre

Les maisons d’édition d’Europe centrale et orientale créées en exil pendant la Guerre froide constituent un témoignage politique et littéraire unique du combat mené hors des frontières pour la sauvegarde de la liberté de pensée et d’expression.


En 1946 est créé à Rome, auprès du Deuxième corps polonais (« l’armée polonaise en exil » du général Anders), l’Institut littéraire dont le siège se trouve aujourd’hui en France, à Maisons-Laffitte. Initialement consacrées à une réflexion sur la guerre, les publications, majoritairement en polonais, de cet Institut donneront une voix aux dissidents polonais, mais aussi russes, tchèques ou ukrainiens, et seront diffusées à l’Ouest comme à l’Est, en dépit de la censure.

Sous l’impulsion de son fondateur Jerzy Giedroyc, l’Institut entretiendra un dialogue fécond avec d’autres maisons d’édition en exil, visant à créer un pont entre les nations d’Europe centrale et orientale. Avec la publication, pendant cinquante-trois ans, de 637 numéros de la revue Kultura, de 170 numéros des Zeszyty Historyczne (Cahiers historiques) et de 350 ouvrages de littérature, d’histoire et de journalisme, cette maison aura été une source d’inspiration pour nombre d’autres éditeurs en exil.

La « contrebande de la parole libre »

Pour organiser les activités de l’Institut littéraire, J.Giedroyc s’inspira de la revue clandestine russe de la fin du 19ème siècle, Kolokol (La Cloche). Cette revue fondée à Londres en 1857 par Alexandre Herzen avait réussi, en contournant la censure, à exercer une influence sur l’ordre politique en Russie et à déstabiliser le régime de l’intérieur. Cette approche inspira également la création, en 1956, de la revue tchèque Svědectví (Témoignages) animée par Pavel Tigrid à Paris. De même, la revue hongroise Irodalmi Ujsàg (Journal littéraire), créée à Budapest en 1950, sera diffusée depuis Vienne à partir de 1957 puis depuis Paris à partir de 1962.

Ces revues parviendront à transmettre à l’est du Rideau de fer des livres interdits par les régimes communistes. Des ouvrages de Camus ou d’Orwell seront par exemple acheminés sous de faux titres en cyrillique ; Irodalmi Ujsàgsera imprimé sur du papier pelure très fin pour faciliter le transport ; Kulturautilisera pour ces envois des adresses choisies au hasard dans les annuaires téléphoniques polonais, ou encore les services de l’ambassade de France à Varsovie ou de la Bibliothèque polonaise à Paris. Un transporteur maritime polonais, Polish Ocean Lines, contribuera à cette « contrebande de la parole libre » grâce à un réseau de planques disséminées dans 74 ports différents. Depuis Shanghai, il réussira à faire passer en Pologne des numéros de Kulturadans des caisses recouvertes de publications sur la révolution culturelle. Enfin, Kultura parviendra à envoyer en Pologne communiste du matériel d’imprimerie, d’abord par voie maritime puis par voie terrestre via des transporteurs routiers suédois reliant Ystad à Świnoujście[1].


Archives de revues politiques et culturelles d'Europe centrale et orientale conservées entre 1947 et 2000 par l'Institut littéraire de Kultura (photo de Louis Drieux, février 2017).

Ces pratiques clandestines seront soutenues par des intellectuels français comme André Malraux qui écrira ainsi à Giedroyc, en 1955[2] : « Vous faites pénétrer clandestinement en Pologne le livre d’Orwell, et non un livre de doctrine, comme nos républicains envoyaient en France Les Châtiments dans les bustes creux de Napoléon III… Et sans doute est-il temps que l’Occident comprenne qu’il vous est lié parce que toute résistance est longue, et que l’attente du combat est nourrie par l’esprit. »

Un réseau transnational de lecteurs, donateurs et contributeurs

Presque chaque diaspora d’Europe centrale et orientale a créé des publications en exil. Pour combler les lacunes de la création littéraire dans leurs pays muselés par la censure, elles établiront des relais en Europe de l’Ouest, en Amérique du Nord et du Sud ou en Australie et permettront de rompre l’isolement des écrivains exilés. Certaines de ces publications, comme le journal littéraire ukrainien Arka édité à Munich entre 1947 et 1949, auront une existence très éphémère.

La particularité de Kultura sera la publication, durant plus d’un demi-siècle, d’essais, poèmes, chroniques et reportages à l’aide de son « équipe de rédaction invisible » faite de 2 500 auteurs majoritairement -mais pas exclusivement- polonais répartis dans le monde avec lesquels Giedroyc correspondait presque quotidiennement. Son équipe rédactionnelle permanente n’était composée que de 4-5 personnes qui ont, selon lui, sacrifié leur vie à Kultura[3] en formant par leur travail monacal une sorte « d’ordre religieux ». Grâce à sa rigueur et à son sens de l’archivage, d’importantes traces de la correspondance du directeur de la publication ont été conservées. Elles représentent aujourd'hui un témoignage unique du débat intellectuel de l’époque sur des sujets alors censurés en Pologne (massacre de Katyń, place de l’Église, antisémitisme polonais, etc.)

Le réseau transnational d’auteurs de Kultura comprenait une trentaine de contributeurs permanents dont, par exemple, Gombrowicz en Argentine, Bobkowski au Guatemala ou Miłosz en Californie. L’Institut littéraire, qui devait initialement être consacré à l’édition de livres, publia en 1951 les premiers écrits de Gombrowicz en exil, Trans-Atlantique (satire sur les émigrés polonais à Buenos Aires), ou encore ceux de Miłosz, comme La Pensée captive. Mais ce réseau était également composé d’un grand nombre de lecteurs, d’abonnés et de donateurs répartis sur les cinq continents. Ces dons ont permis d’assurer la survie de la revue, avec la création du Fonds Kultura en 1960, le soutien des émigrés de Londres, de Paris mais aussi de Munich où était basée Radio Free Europe.

La plupart des auteurs permanents de Kultura étaient d’anciens frères d’armes dans l’armée d’Anders. Les pérégrinations de cette armée, depuis Bouzoulouk aux confins de l’Oural jusqu’à Monte Cassino en passant par Jérusalem et Tobrouk, ont rassemblé jusqu’à 150 000 hommes issus de camps de prisonniers en URSS. Parmi eux, des « écrivains soldats » avaient utilisé leurs talents littéraires pour lutter contre l’abattement et l’angoisse, à l’instar de Józef Czapski qui donnait des conférences sur Proust au camp de Griazowietz. Ces conférences seront rassemblées et publiées en 1943 au Caire sous le titre de Proust contre la déchéance. Czapski, qui sera ensuite chargé de retrouver la trace des officiers disparus dans le massacre de Katyń, sera l’un des premiers à témoigner à ce sujet dans les pages de Kultura. Finalement, comme Giedroyc le dira lui-même, les activités concentrées à Maisons-Laffitte représentaient en quelque sorte une continuation du travail d'édition de gazettes de combat, entrepris sous les tentes de l’armée d’Anders.

Créer un pont entre les nations d’Europe centrale et orientale

Souhaitant dès le départ dépasser une vision « polono-centrée » des relations internationales, la revue Kultura accordait une large place aux auteurs russes, ukrainiens ou lituaniens. De 1946 à 1986, Kultura publia environ 530 articles sur la Russie, 365 sur l’Allemagne, 330 sur l’Ukraine, 175 sur la Lituanie. Un numéro entièrement en tchèque paru à l’occasion du Printemps de Prague et des numéros en russe, en slovaque ou en allemand furent également diffusés.

Les relations polono-russes étaient en effet essentielles aux yeux de Giedroyc. À l’initiative de Soljenitsyne, les rédacteurs de Kultura Giedroyc, Czapski et Herling-Grudziński prenaient part au comité éditorial de Kontinenty (Continents), la revue russe créée à Paris en 1974 par Vladimir Maximov et que Kultura soutint dès ses débuts. L’Institut littéraire édita les ouvrages de Pasternak, Soljenitsyne ou Sakharov, mais aussi une anthologie de littérature soviétique contemporaine.

Prévoyant qu’après la fin de la Guerre froide les relations de la Pologne avec ses anciens confins de l’Est se révèleraient essentielles, Giedroyc (né à Minsk en 1906) prôna l’établissement de nouvelles interactions avec la Biélorussie, l’Ukraine et les États baltes dont la souveraineté devrait constituer une priorité de la politique étrangère de la Pologne. En 1974, Kultura publia ainsi une Déclaration universelle des Droits de l’homme en biélorusse, tchèque, lituanien, russe, slovaque et ukrainien. Ces efforts furent salués notamment par d’autres publications en exil, comme la revue ukrainienne Suczasnist (fondée en 1961) ou le journal trimestriel lituanien de Chicago Sèja[4]. L’influence de certaines publications dépassa le seul lectorat émigré. En 1959, l’Institut littéraire édita, en ukrainien, La Renaissance exécutée. Une anthologie de la poésie ukrainienne (1917-1933). Cette anthologie fut rééditée dans les années 1980 par Suczasnist, imprimée sur du papier bible et envoyée en grand nombre en Ukraine. Sa publication aurait contribué à la création en Ukraine du mouvement littéraire des Chestidesiatniki (« la génération des années 1960 »)[5].

L’héritage de Kultura, qui a cessé de paraître en 2000 à la mort de Giedroyc, pourrait intéresser au-delà de la seule société polonaise. Entre 1946 et 2000, l’équipe de l’Institut littéraire a en effet archivé plus de 60 000 numéros de revues en langues ukrainienne, biélorusse et lituanienne, disponibles aujourd’hui à Maisons-Laffitte en tant que fonds documentaire. En 2000, une collection complète des Cahiers historiques et de Kultura a été offerte à l’université de Minsk par Henryk Giedroyc, frère de Jerzy Giedroyc, Minsk étant son lieu de naissance. Grâce à l’aide de la Bibliothèque nationale polonaise, le site internet kulturaparyska.com a été créé, et donne accès à la version numérique des 637 numéros de Kultura, des 171 numéros des Cahiers historiques et de quelque 8 000 supports vidéo et audio sur Kultura et ses acteurs. Aujourd’hui, Maisons-Laffitte continue à être le lieu d’un important travail de numérisation de ces archives qui, en 2009, ont été inscrites au Registre de la Mémoire du monde de l’UNESCO[6].

Notes :
[1] Józef Gawłowicz, «Kurier Morski» («Le Coursier des Mers»), Tygodnik Powszechny, 6 janvier 2013.
[2] Lettre d’André Malraux du 11 mai 1955, Kultura, n°9/95, Maisons Laffitte, 1955.
[3] Entretien entre Jerzy Giedroyc et Barbara Toruńczyk, «Kultura fut une sorte d’ordre religieux», février 1981, publié dans Res Publica, n°8/81, et reproduit in «Mémoires d’un combat: Kultura, 1947-2000», Les Cahiers de l’IFRI, 2001.
[4] Kultura et ses amis (1946-1986), Catalogue de l’exposition à la Bibliothèque polonaise de Paris, 1986.
[5] Jerzy Giedroyc, Autobiografia na cztery rece («Autobiographie à quatre mains»), éditions Czytelnik, Varsovie, 1999.
[6] Entretien de l’auteure avec Leszek Czarnecki à Maisons-Laffitte, février 2017.

Vignette : Institut littéraire, Maisons-Laffitte (photo de Louis Drieux, février 2017).

* Anna ROCHACKA-CHERNER est fonctionnaire de l’administration centrale française. Diplômée de Sciences Po Paris (Affaires internationales), elle a travaillé avec le ministère polonais des Affaires étrangères (2005) et avec l’Institut culturel polonais de Budapest (2004).

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