En répondant à la crise migratoire par l’érection de murs et de contraintes réglementaires arbitraires, la Hongrie ne fait que révéler un mal plus profond : l’absence de politique migratoire européenne. Cet impensé contribue à attiser les égarements xénophobes dans les pays de l’Union européenne (UE), voire rend possible la faillite du projet d’intégration européenne dans son ensemble.
Barrière physique érigée dans le but de contenir une menace (immigration illégale, groupes terroristes ou criminels, contrebande, introduction de produits illicites), le mur répond à un besoin de protection aussi vieux que le monde. Or l’histoire nous enseigne que l’érection de murs finit toujours par se révéler inefficace. Ni le mur d’Hadrien, ni ceux des cités grecques, ni même la grande muraille de Chine n’ont pu contenir les invasions « barbares ». Aucune ligne Maginot, mur de Berlin ou Rideau de fer n’a pu empêcher les ponts aériens et l’histoire de se réaliser. Et lorsqu’ils ne sont pas détruits, les murs finissent en attractions touristiques qui suscitent toujours le même étonnement et scepticisme des visiteurs. Malheureusement, l’histoire des murs a beau parler, personne ne l’écoute.
« Les hommes construisent trop de murs et pas assez de ponts »
Cette citation amère d’Isaac Newton garde toute son acuité aujourd’hui. Tandis que le président des États-Unis Donald Trump s’est échiné à demander au Mexique de financer le mur qu’il s’apprête à construire sur une partie de la frontière entre les deux pays, le Premier ministre hongrois Victor Orban a demandé à l’Union européenne, en vain lui aussi, de rembourser la moitié des 880 millions d’euros payés par la Hongrie depuis 2015 pour la construction d’un mur aux frontières avec ses voisins méridionaux. « Il n’est pas exagéré de dire que la sécurité des citoyens européens a été financée par les contribuables hongrois », argumente-t-il dans une lettre envoyée à la Commission européenne en septembre 2017[1].
Face à l’immigration, V. Orban n’a pas seulement érigé des murs. Depuis les premiers attentats de Paris (janvier 2015), il a multiplié les initiatives controversées : invention de prétendues « no-go zones » dans plusieurs pays européens, stigmatisation des « musulmans dans leur majorité » présentés comme constituant une menace pour l’identité chrétienne de l’Europe, référendum (en octobre 2016) contre le plan européen de répartition des migrants (et refus depuis d’en accueillir 1 300), autorisation accordée aux militaires hongrois se trouvant dans les zones en « état de crise due à une immigration massive » (zones limitrophes de la Serbie, de la Croatie, de la Slovénie et de l’Autriche) de procéder à des contrôles d’identité et à des gardes à vue de migrants, ou même de tirer avec des armes non-létales sur les contrevenants, autorisation donnée aux policiers hongrois de perquisitionner tout domicile privé où des migrants pourraient être hébergés[2]. Depuis avril 2016, V. Orban tente, sans trop de succès, de reconstituer le groupe de Visegrád (Hongrie, Pologne, Slovaquie, République tchèque) afin de porter son projet « Schengen 2.0 » ayant pour but d’édifier une « Europe forteresse » à coups de murs, de miradors, de barbelés et de caméras thermiques[3].
Égarement hongrois, errance européenne
Cet égarement hongrois est le symptôme de l’errance d’une politique migratoire européenne qui peine à répondre aux défis de son temps. Face à des vagues de migrants sans précédent, à partir de 2014 l’UE s’est trouvée très vite démunie, son cadre réglementaire se révélant inadapté à la situation : accord de Schengen pour ce qui concerne la libre circulation des personnes (signé en 1985, appliqué en 1995), convention (1990) et règlement de Dublin (2003) pour le traitement des demandes d’asile, traité de Maastricht régissant les règles d’attribution de la citoyenneté européenne (1992)[4].
Consciente de son impuissance face à l’ampleur du mouvement migratoire, l’UE tente de reprendre depuis peu le contrôle de ses frontières extérieures. Ce faisant, elle dresse de nouvelles barrières à l’entrée sur son territoire. Ainsi, après le naufrage, en 2015, de 800 migrants au large de la Sicile, le Conseil européen a décidé de tripler les moyens de l’opération de surveillance et de sauvetage Triton (en action depuis novembre 2014), de saisir et détruire les embarcations transportant des migrants (opération Sophia depuis juin 2015), d’intervenir militairement en Libye contre les réseaux de passeurs, d’attribuer une aide aux contrôles frontaliers entre la Lybie et le Niger ainsi qu’aux garde-côtes libyens et de répartir 5 000 réfugiés syriens sur le territoire européen. En 2016, l’UE a signé un accord avec la Turquie engageant cette dernière à réduire le flux de migrants vers la Grèce et à accepter de recevoir les migrants renvoyés par ce pays contre l’attribution d’un financement européen. En 2017, Bruxelles a proposé à l’Égypte, à la Tunisie et à l’Algérie de s’associer, comme la Lybie, à un réseau d’échanges de renseignements sur les mouvements en mer (le Seahorse Mediterranean Network)[5].
Cette réorientation de la politique migratoire européenne s’est traduite par un ralentissement significatif, à partir de 2016, du nombre d’arrivées. La Hongrie, par exemple, a enregistré 29 432 demandeurs d’asiles en 2016 (originaires principalement d’Afghanistan, de Syrie, du Pakistan et d’Irak), contre 177 135 en 2015. L’administration hongroise y a répondu par un taux de rejet de 91,54 %[6].
Simultanément a été observée une augmentation des cas de rétention des migrants dans les pays voisins de l’UE (Afrique du Nord, Proche-Orient), devenus de véritables culs-de-sac pour des centaines de milliers de migrants qui y restent bloqués dans des conditions indignes. Autant dire que les nouveaux dispositifs européens, s’ils limitent momentanément l’afflux d’arrivants, n’apportent aucune réponse de long terme à la crise migratoire.
Montée des idées xénophobes et repli à l’est de l’Europe ?
Le danger pour l’UE n’est pas la crise migratoire, mais bien de laisser un espace politique aux discours portés par une personnalité comme le Premier ministre hongrois. Non qu’il faille les interdire, mais parce que l’absence de position européenne claire sur la question migratoire est le meilleur ferment au développement d’idées xénophobes et de repli. L’immigration constitue pourtant une chance pour une Europe vieillissante qui devrait subir un déficit de population d’environ 20 millions de personnes dans le prochain quart de siècle. Or, l’UE pourrait être confrontée à un afflux irrégulier potentiel de 16 millions de migrants sur les vingt-cinq prochaines années. Sur cette période, la population d’Afrique subsaharienne passera de 1 à 2 milliards d’habitants, celle des pays d’Afrique du Nord de 210 à 350 millions et celle totale de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan de 93 à 147 millions[7]. Aucun mur ne pourra contenir une pareille pression et, comme l’écrivait Victor Hugo, « Tout borne l’homme, mais rien ne l’arrête, il réplique à la limite par l’enjambée »[8]. Tant que l’UE ne sera pas en mesure de penser une politique d’accueil concertée et de proposer une aide au développement plus ambitieuse, elle devra faire face aux tentations de repli qui se manifestent déjà en son sein et dont le cas hongrois constitue un exemple paroxystique.
« Nous avons un message pour les réfugiés : ne venez pas ! », avait lancé V. Orban en conférence de presse à Bruxelles, le 3 septembre 2015[9]. Depuis, le gouvernement hongrois a redoublé d’efforts pour mettre en cause le système d’asile en vigueur dans l’UE. Mais les murs hongrois n’ont pas fait disparaître ceux qui attendent en Serbie, dans des conditions effroyables, d’être admis dans les zones de transit. Dans ces espaces de « pré-transit », les familles s’entassent pour une durée indéterminée dans des tentes fournies par le Haut-Commissariat pour les réfugiés (UNHCR) et les autorités serbes. En septembre 2017, l’état d’urgence lié à la migration de masse a été prolongé par Budapest de six mois. C’est lui qui autorise les expulsions des demandeurs d’asile déboutés et qui fixe les procédures d’admission. Ces dernières revêtent un caractère hautement arbitraire et s’appuient sur une liste d’attente peu transparente gérée par des « leaders communautaires » installés dans les espaces de « pré-transit ». En 2017, la Hongrie a d’ailleurs divisé par deux le nombre de personnes autorisées à accéder aux zones de transit situées, elles, côté hongrois (50 personnes par semaine, contre 100 en 2016). Les personnes autorisées à formuler une demande d’asile sont tenues de rester dans les zones de transit durant toute la durée de la procédure (logées dans des conteneurs accueillant cinq lits), sans appui ou soutien juridique d’aucune sorte. Ceux qui sont déboutés sont immédiatement expulsés. Et ceux qui tenteraient de franchir la frontière en un autre endroit que les zones de transit sont refoulés sans ménagement. Ainsi, de juillet 2016 à août 2017, 18 334 personnes ont été stoppées au moment où elles tentaient de traverser la frontière. Elles s’ajoutent aux 14 438 migrants irréguliers expulsés de Hongrie sur la même période[10]. Parallèlement, les centres d’accueil de demandeurs d’asile de Debrecen et de Bicske ont été fermés respectivement en 2015 et 2016, pour être remplacés par un camp de conteneurs à Kiskunhakas (en mai 2016) et un camp temporaire de tentes à Körmen (de mai 2016 à mai 2017). L’allocation mensuelle aux demandeurs d’asile et la prestation d’inscription scolaire ont été supprimées à compter du 1er avril 2016.
Cette manière très particulière de traiter l’immigration, Victor Orban rêve de la voir adoptée par ses voisins d’Europe centrale. Sans soutenir officiellement le projet de « Schengen 2.0 » du Premier ministre hongrois, Bratislava, Prague et Varsovie ont néanmoins manifesté de fortes réticences face au programme européen de répartition des demandeurs d’asile (la Pologne n’a accueilli aucun réfugié, la Slovaquie n’en accueille plus et la République tchèque s’est désengagée en cours de route). Cela vaut aujourd’hui à Prague et Varsovie (comme à Budapest) une procédure d’infraction, ouverte le 13 juin 2017 par la Commission européenne auprès du Parlement européen et qui pourrait conduire, si aucune solution n’est trouvée, à la saisine de la Cour de justice européenne et à des sanctions financières. Cette approche confrontationnelle mise en œuvre de part et d’autre traduit bien des incapacités. Elle met à mal l’un des principes fondateurs de la construction européenne, celui de solidarité entre États membres, et présente un risque, celui de voir la difficile gestion de la crise migratoire mettre en jeu l’avenir de l’intégration européenne.
Notes :
[1] Francetvinfo, 2 septembre 2017.
[2] Assen Slim & Robert Rahner, « Accueil des réfugiés : la Hongrie face à elle-même », Regard sur l’Est, 26 septembre 2015.
[3] Assen Slim, « Hongrie : un référendum ou ne démonstration de force du pouvoir ? », Regard sur l’Est, 13 septembre 2016.
[4] Parlement européen, 19 septembre 2017.
[5] Commission européenne, 25 janvier 2017.
[6] Asylum Information Database, 25 septembre 2017.
[7] Le Temps, 6 juin 2017.
[8] Victor Hugo, Les travailleurs de la mer, 1866.
[9] Youtube, 3 septembre 2015.
[10] Hungarian Helsinki Committe, 25 septembre 2017.
Vignette : Gare de Keleti à Budapest, septembre 2015 (photo : © Assen Slim)
* Assen SLIM est professeur d'économie à l'INALCO. Voir blog.