L’inutile roulette nucléaire des Peco? L’alternative négaWatt

Un an après la catastrophe nucléaire de Fukushima et alors que nombre de pays d’Europe centrale et orientale (Peco) recourent à l’énergie nucléaire ou envisagent de se doter de (nouveaux) réacteurs, quels sont la situation, les enjeux et les options énergétiques dans la région ? 


En Europe comme ailleurs, il n’y a pas nécessairement besoin de cataclysmes naturels pour déclencher un désastre nucléaire comme à Fukushima. Ainsi, en 2006, un incendie a failli faire perdre le contrôle d'un réacteur nucléaire à Ringhals, en Suède[1]. En décembre 1999, la tempête qui a balayé la France a provoqué un incident similaire sur trois réacteurs au Blayais, près de Bordeaux[2].

«Cela ne peut pas arriver chez nous!»

Des accidents et incidents sérieux ont également touché des centrales en Europe centrale et orientale, dont celles de Paks (Hongrie), Krško (Slovénie), Kozlodouï (Bulgarie) et Temelin (République tchèque)[3].

En Arménie, la centrale de Metsamor, mise en service en 1980, a été affectée par le tremblement de terre de 1988: d’une magnitude de 6,9, son épicentre se situait à 75 km de la centrale. Après quelques années d’arrêt, la centrale a pourtant été remise en activité au milieu des années 1990, au moment où l’Arménie, sous embargo de la Turquie et de l’Azerbaïdjan, ne voyait pas d’alternative au nucléaire. Fréquemment citée comme la centrale la plus dangereuse de l’espace post-soviétique du fait de sa conception (l’absence d'enceinte de confinement est fréquemment citée), de son âge et de sa localisation, Metsamor ne devrait toutefois pas être fermée avant 2017. Actuellement, elle fournit 44% de l’électricité produite par le pays[4].

Une erreur humaine ou un attentat seraient également susceptibles de provoquer des accidents graves. Pour autant, ils n’ont pas -ou quasiment pas- été pris en compte lors des «tests de résistance» réalisés au cours de l’année 2011 dans les centrales nucléaires des États membres de l’Union européenne. Ni la filière nucléaire, ni les régulateurs ne jugent ces risques prioritaires, ce qui entame, de fait, leur crédibilité.

Selon le professeur Jacques Foos (CNAM), expert reconnu et défenseur déclaré du nucléaire, deux arguments favorables à la filière sont pourtant inacceptables: «Cela ne peut pas arriver chez nous parce que nous n’avons pas de tremblements de terre ou de tsunamis!» et «Avec l’EPR, tous les problèmes sont résolus!»[5].

Fukushima a démontré, une fois de plus, qu’un accident nucléaire peut causer des ravages incommensurables à très long terme, affectant sur des zones étendues toutes les activités humaines et économiques. Un tel niveau de risque reste quasiment non-assurable. Cela signifie qu’il est donc à la charge des contribuables, sur plusieurs générations.

NégaWatt, une alternative

Cette «roulette» nucléaire, démultipliée par la capacité croissante des réacteurs (leur nombre est stable depuis les années 1990) et les stocks de déchets, apparaît à certains parfaitement inutile alors qu’il existe des alternatives, évaluées en outre comme moins coûteuses. En particulier et avant tout, l’efficacité énergétique et les économies d’énergie restent les moyens les plus efficaces et meilleur marché pour contenir durablement la demande. Par ailleurs, pour produire de l’électricité, de nombreuses techniques à haut rendement énergétique, comme la cogénération (d’électricité et chaleur) et les turbines à gaz pour les énergies fossiles, ont déjà fait leurs preuves. De plus, plusieurs formes d’énergie renouvelable, telles que l’éolien (terrestre et offshore) et la cogénération biomasse, sont déjà compétitives, comme le souligne un récent rapport de L'Agence internationale de l'énergie (AIE)[6].

Ainsi, l’approche «négaWatt», qui désigne l’énergie économisée grâce à un changement de technologie ou de comportement[7], propose un concept novateur basé d’abord sur la sobriété énergétique (en réduisant les gaspillages) et l’efficacité énergétique (en minimisant la consommation pour un service rendu identique, voire meilleur), et ensuite sur un recours aux énergies renouvelables. Cette approche a été développée par Amory Lovins, scientifique de renom fondateur du Rocky Mountain Institute, et ensuite adaptée au cas français par l’association négaWatt. En Europe, le potentiel négaWatt se concentre sur la sobriété (on peut citer, à titre d’exemple, le cas du chauffage électrique, une aberration énergétique qui provoque 70% de pertes) et l’amélioration de l'efficacité énergétique, notamment par l’augmentation des rendements énergétiques, par l’isolation des bâtiments, etc.. Ce potentiel est accessible par de simples changements de comportements et des investissements aux temps de retour généralement rapides.

Grâce à de solides plans d'économie d’énergie et sans affecter le confort, les nouveaux États membres pourraient réduire d’ici 2016 d’au moins 9% leur consommation électrique, conformément aux plans d’action nationaux d’efficacité énergétique. Cela équivaut à la production de 4,5 réacteurs nucléaires (un réacteur produisant en moyenne 7,2 TWh/an). Dans la région d’Europe centrale et orientale, ce gisement de négaWatts atteint en fait près de 40% de la consommation, du fait notamment de l’usage excessif du chauffage électrique et de l’âge élevé des équipements[8]. La maîtrise et la réduction des consommations électriques amélioreraient aussi le pouvoir d’achat des ménages et la compétitivité des entreprises, tout en facilitant le déploiement des énergies renouvelables.

Ces dernières constituent l'autre pilier d’un secteur électrique diversifié et robuste et possèdent dans les nouveaux États membres d’Europe centrale et orientale un potentiel de développement bien supérieur à leur part actuelle, qui se situe à environ 13% de la consommation électrique totale (contre 20% en Allemagne et 73% en Autriche). Dans ces pays, l’énergie renouvelable est essentiellement d’origine hydro-électrique. Elle repose en outre sur des technologies à forte demande mondiale et peut créer, selon les évaluations de l’Union européenne, jusqu'à sept fois plus d'emplois que d’autres énergies. Ces emplois sont en outre non-délocalisables et distribués sur l’ensemble des territoires.

Le nucléaire «post-Fukushima», à quel prix?

Les projets d’installation de nouveaux réacteurs nucléaires (en République tchèque, Lituanie, Pologne et Bulgarie) pourraient augmenter encore le risque systémique pour la région et l’Europe tout entière. En outre, leurs devis galopants (déjà plus du double des estimations initiales pour les nouveaux réacteurs EPR d’Areva en Finlande et en France) doivent désormais intégrer les nouvelles dépenses de sûreté «post-Fukushima»: celles-ci sont, par exemple, évaluées à au moins 10 milliards d'euros en France.

Ces coûts auront un impact fort sur les économies des pays concernés (fin 2010 déjà, le projet de centrale bulgare de Belene était évalué à 7 milliards d’euros, soit l’équivalent de 35% du PIB du pays) et nécessiteront d’importantes subventions publiques depuis l’étape de l’investissement initial jusqu’à celle du démantèlement des installations, en passant par la gestion des déchets, sachant que ces deux postes sont pour le moment techniquement mal maîtrisés et, partant, chiffrés de manière très peu fiable. En fait, comme le souligne le récent rapport de la Cour des comptes en France, le coût réel du kWh nucléaire est incertain et bien plus élevé (en France, environ 6 centimes d’euro/kWh pour les réacteurs existants et 9 centimes d’euro/kWh pour l'EPR, soit au moins 50% plus cher que l’éolien terrestre) qu’affiché encore récemment pour le parc nucléaire existant (3-4 centimes d’euro/kWh).

Quelle perspective énergétique pour l’Europe centrale et orientale?

En Europe centrale, du fait d’une capacité électrique en base[9] actuellement nettement excédentaire (évaluée sur la différence entre capacités de base et demande de pointe), combinée à un fort potentiel de négaWatts, ces coûteux projets de réacteurs nucléaires sont encore plus difficiles à justifier. En fait, il serait déjà possible de fermer les réacteurs nucléaires les plus anciens de Dukovany (République tchèque), Bohunice (Slovaquie) et Krško.

Face aux intérêts de court terme, à l’opacité du lobby nucléaire et afin de répondre aux défis de l'épuisement programmé des ressources fossiles et fissiles ainsi qu’à ceux liés à l'urgence climatique, l'intérêt général et des générations futures dans les Peco devrait imposer un modèle électrique plus sûr et soutenable, intégrant de robustes plans d’action d'énergie durable couplés à une sortie programmée et progressive du nucléaire comme en Allemagne, Suisse et Belgique.

Notes :
[1] www.spiegel.de/international/0,1518,448364,00.html.
[2] www.sudouest.fr/2011/02/09/la-centrale-du-blayais-sauvee-des-eaux-313624- 2780.php.
[3] Accidents/incidents à Paks (Hongrie): http://world-nuclear.org/info/inf92.html, Krško (Slovénie): http://www.eurotopics.net/en/home/presseschau/archiv/archiv_dossier/DOSSIER29297-Accident-at-a-Slovenian-nuclear-power-plant, Kozlodouï (Bulgarie): http://www.nirs.org/mononline/nm647.pdf, Temelin (République tchèque): http://www.democraticunderground.com/discuss/duboard.php?az=view_all&address=116x14495, http://europa.eu/rapid/pressReleasesAction.do?reference=IP/04/732&format=HTML&aged=1&language=EN&guiLanguage=en.
[4] AIE (2009), http://www.iea.org/stats/electricitydata.asp?COUNTRY_CODE=AM.
[5] www.europeanenergyreview.eu/site/pagina.php?id=2848.
[6] Coût de l’énergie nucléaire évalué par le Massachusetts Institute of Technology (MIT): http://web.mit.edu/nuclearpower/pdf/nuclearpower-ch4-9.pdf, (2005), http://web.mit.edu/mitei/docs/spotlights/nuclear-fuel-cycle.pdf, 2009, http://web.mit.edu/mitei/research/studies/documents/nuclear-fuel-cycle/The_Nuclear_Fuel_Cycle-all.pdf (2011), AIE, «Deploying Renewables 2011: Best and Future Policy Practice», http://www.solarserver.com/solar-magazine/solar-news/current/2011/kw48/iea-renewable-technologies-becoming-cost-competitive-without-support-global-pv-markets-grew-by-50-annually.html.
[7] www.negawatt.org/H1%20comprendre/comprendre.htm#ch5.
[8] www.eceee.org/EEES/EEW_brochure et www.negawatt.org/telechargement/Scenario%20nW2006%20Synthese%20v1.0.2.pdf.
[9] Capacité restant stable sur l’année, soit de 7.000 à 8.000 heures de fonctionnement contre 3.000 à 5.000 heures pour la semi-base et moins de 2.000 heures pour la pointe, qui répond donc aux besoins temporaires journaliers.

  • Alain NIRETS est expert indépendant en énergie.