L’œil des géographes: Lire les frontières post-soviétiques à toutes les échelles

Les nouvelles frontières sont au cœur des recompositions de l’espace post-soviétique. Lieux de coopération, d’échange ou de tension, elles présentent une hétérogénéité qui dépend aussi bien de la nature des politiques et des pratiques frontalières que de la diversité de leurs acteurs.


Port de Riga (Lettonie), terminal d’exportation du charbon russe (13,5 Mt en 2011) Pierre Thorez (août 2012)Alors que près de 25 000 km de frontières sont apparus sur la carte politique de l’Eurasie au moment de la disparition de l’URSS, les dyades[1] post-soviétiques évoluent de façon différenciée depuis le début de la transition territoriale post-socialiste[2]. Leur configuration actuelle, entre ouverture et fermeture, dépend essentiellement des orientations politiques et géopolitiques prises par les États nouvellement indépendants dans le cadre des politiques de construction nationale, de recomposition régionale et d’insertion dans les dynamiques mondiales. Mais les effets des nouvelles frontières sur les mobilités varient également selon l’échelle et la nature des flux.

Entre interfaces et barrières

Les nouvelles frontières internationales possèdent des statuts et des morphologies très divers. Au cours des deux dernières décennies, en fonction de leur degré d’ouverture, trois types de frontières se sont schématiquement dessinés entre les États post-soviétiques[3]. Toutes les dyades étaient pourtant des limites administratives dont le franchissement était libre à la fin de la période soviétique.

Une première catégorie correspond aux frontières qui sont aujourd’hui largement défonctionnalisées et ouvertes à la circulation transfrontalière. Les frontières communes à l’Estonie, à la Lettonie et à la Lituanie répondent officiellement à ce modèle depuis l’entrée de ces pays dans l’Union européenne en 2004 et dans l’espace Schengen en 2007. Toutefois, malgré leur européanisation et des projets visant à développer les échanges régionaux –telle la Via Baltica-, des formes de disjonction territoriale sont néanmoins constatées entre ces différents pays. Ainsi, il n’existe plus de liaison ferroviaire directe entre les capitales baltes, Vilnius, Riga et Tallinn, du fait notamment de l’incapacité des entreprises ferroviaires à trouver un accord commercial.

Des frontières fonctionnalisées et équipées mais aisément franchissables définissent un deuxième type de dyade post-soviétique, très fréquent, qui correspond à la configuration de la frontière entre l’Ukraine et la Russie ou à celle de la frontière entre le Kazakhstan et la Russie, qui est, avec 6 846 km, la plus longue frontière continentale. La normalisation des relations interétatiques, qui succéda souvent à des périodes de tension, a permis une amélioration des conditions de franchissement de ces nouvelles frontières, qui profite notamment aux populations locales. Ces dernières peuvent exploiter les différentiels frontaliers, par exemple dans leurs pratiques commerciales. Au sud-ouest de la Russie, la majorité des habitants de la région de Belgorod se rend ainsi régulièrement à Kharkov, en Ukraine, distante d’environ 70 km. La fermeture relative de ces frontières favorise la séparation des espaces nationaux, laquelle est associée à des reports de mobilité au sein des territoires étatiques. Si des accords entre le Kazakhstan et la Russie permettent l’exploitation par les chemins de fer russes de la voie transsibérienne historique –elle transite par le nord du Kazakhstan–, cette mise en œuvre des frontières s’accompagne d’une adaptation des réseaux aux frontières[4]. La mise en cohérence du treillage et du maillage, volet majeur de la politique d’aménagement du territoire post-soviétique, se traduit en effet par la construction de nouvelles infrastructures de transport. On peut le constater, par exemple, avec la réalisation de voies ferrées qui permettent d’améliorer la connexité des réseaux nationaux.

Enfin, plusieurs nouvelles frontières sont non seulement fonctionnalisées, équipées mais également largement fermées. Leur franchissement nécessite l’obtention de visas et est souvent soumis à des contrôles longs et fastidieux, tant pour les personnes que pour les marchandises, même si la population des régions frontalières bénéficie quelquefois de systèmes dérogatoires. Ces frontières, qui s’apparentent souvent à des barrières, sont nombreuses en Asie centrale et dans le Caucase, notamment entre la Russie et la Géorgie et entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie où la région frontalière du Karabagh, disputée est une véritable zone-frontière militarisée[5]. Les dyades entre la Biélorussie et la Russie, d’une part, et les États baltes, d’autre part, répondent également à ce modèle. Alors que la fermeture des frontières est un élément de la « construction territoriale de l’indépendance »[6], ce cloisonnement de l’espace post-soviétique renvoie à la nature des relations interétatiques entretenues depuis 1991 mais également à la redéfinition des équilibres géopolitiques. L’extension de l’UE et de l’OTAN vers l’est donne à certaines frontières post-soviétiques une dimension géostratégique dont les effets sur la circulation[7] sont d’autant plus marqués que les instruments de coopération frontalière restent déficients[8].

Perturbation locale

Cette dynamique de fermeture qui, finalement, touche la majorité des nouvelles frontières modifie la structure territoriale de l’espace post-soviétique, en favorisant la séparation et l’individualisation des espaces nationaux. Elle contribue à transformer la territorialité des populations riveraines des frontières, notamment dans les régions fractionnées par les nouvelles dyades comme le Ferghana ou le Khorezm en Asie centrale[9].

Au cours des années 1990, quelques frontières ont de surcroît été brutalement fermées, au mépris des déplacements usuels des populations locales. Dans le Caucase, la fermeture de la frontière russo-géorgienne a contraint des montagnards géorgiens à abandonner leurs troupeaux en Russie après l’hiver 1991-1992, alors que, pratique transhumante séculaire, ils hivernaient dans les plaines daghestanaises. En Asie centrale, où certaines portions des frontières ont été équipées de barbelés, de murs, de fossés ou minées, des régions de montagne ont aussi été privées de leur débouché naturel vers le piémont : la haute vallée du Zeravchan, en territoire tadjikistanais, s’est retrouvée enclavée par la fermeture presque complète de la frontière avec l’Ouzbékistan.

Les populations locales subissent donc la fermeture des nouvelles frontières, d’autant qu’en Asie centrale les dyades traversent souvent des régions densément peuplées. Cette situation a d’ailleurs conduit des habitants à mener des actions contre des postes frontières. De même, les circuits courts de commercialisation et d’échange pâtissent particulièrement de cette politique, même si des flux naissent de l’instrumentalisation des différentiels frontaliers. De ce fait, les entraves à la mobilité locale imposent des modifications des pratiques et des représentations qui valorisent le nouvel ordre géopolitique fondé sur les États-nations, au détriment des formes d’intégration régionale pourtant classiquement associées à la mondialisation.

Fluidité internationale

Si la perméabilité des frontières post-soviétiques varie selon les lieux, elle dépend aussi de la nature des flux. Les circulations à l’échelle du marché mondialisé, en particulier celle des matières premières vers l’extérieur et celle des produits manufacturés vers l’intérieur de l’espace post-soviétique, traversent plus facilement les frontières que les flux d’échelle locale ou régionale.

C’est par exemple le cas sur les frontières orientales des États baltes, que franchissent aisément les marchandises chargées ou déchargées dans les ports de Tallinn, Riga, Ventspils ou Klaipeda, en provenance ou à destination de la CEI –le temps d’attente des trains de marchandises à la frontière entre la Lituanie et la Biélorussie est limité à 30 minutes. Leur activité dépendant largement du transit vers la Russie, la Biélorussie et dans une moindre mesure vers l’Asie centrale, les autorités et les opérateurs portuaires prêtent une attention soutenue à la desserte de leur arrière-pays post-soviétique, où ils sont en concurrence entre eux et avec les ports russes du golfe de Finlande, et interviennent pour restreindre les obstacles à la circulation. Aussi des trains blocs pour les conteneurs circulent-ils entre Klaipeda, Minsk et Odessa, Riga et Moscou, Riga et Almaty, tandis que des entreprises russes (Uralkhimprom, etc.) et biélorusses (Belaruskali) ont investi dans les ports baltes, où elles exportent du charbon par Riga ou de la potasse par Klaipeda. Cette disparité entre les circulations locales et internationales est également fréquente en Asie centrale où, parallèlement aux flux d’exportation des matières premières, circulent des transporteurs routiers internationaux, notamment turcs et iraniens, dans une région désormais cloisonnée.

Entre ouverture et fermeture, la disparité des effets des nouvelles dyades sur la circulation des personnes et des marchandises en fonction de la nature des flux invite à lire les frontières post-soviétiques à toutes les échelles. Une approche multi-scalaire permet en effet d’appréhender la diversité des jeux d’acteurs, qu’ils soient locaux, nationaux ou internationaux, et de saisir la complexité des recompositions frontalières contemporaines.

Notes :
[1] Le terme « dyade » désigne une frontière interétatique (M. Foucher, Fronts et frontières. Un tour du monde géopolitique, Fayard, Paris, 1991).
[2] Cet article s’inscrit dans le programme PICS (CNRS, Académie des sciences de Russie) « La production de frontières aux marges orientales de l’Union européenne » coordonné par V. Kolossov et Y. Richard.
[3] Sur les types de frontières, voir V. Kolossov, J. O’Loughlin, « New borders for new world orders at the fin-de-siecle », Geojournal, vol. 44, n°3, 1998, pp. 259-273.
[4] J. Thorez, « La construction territoriale de l’indépendance: réseaux et souveraineté en Asie centrale post-soviétique », Flux, n°70, 2007, pp. 33-48.
[5] Sur la « fermeture » des frontières centre-asiatiques, voir M. Reeves, « Travels in the Margins of the State : Everyday Geography in the Ferghana Valley Borderlands », in J. Sahadeo, R. Zanca (dir.) Everyday Life in Central Asia – Past and Present, Indiana University Press, Bloomington, 2007, pp. 281-300 ; I. Damiani, « Ferghana : la création de frontières, source de conflits », in B. Giblin (dir.), Les conflits dans le monde: Approche géopolitique, A. Colin, Paris, 2011, pp. 89-98.
[6] J. Thorez, « Les nouvelles frontières de l’Asie centrale : États, nations et régions en recomposition », Cybergeo, 2011, http://cybergeo.revues.org/23707
[7] A. Kunth, P. Thorez, « Frontières et transports, frontières de transport. Continuité, mutations et transitions entre l'Ouest et l'Est de l'Europe », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 36, n°3, 2005, pp. 11-42.
[8] Y. Richard, « Pays Baltes – Russie. L’impossible coopération transfrontalière ? », L’espace politique, 2011, http://espacepolitique.revues.org/index2038.html
[9] J. Thorez, « Enclaves et enclavement dans le Ferghana post-soviétique », CEMOTI, n°35, 2003, pp. 28-39.
[10] P. Thorez, « Les enjeux portuaires de la Russie en mer Baltique », Territoire en mouvement, n°10 (2), 2011, pp. 49-59, http://tem.revues.org/1129

* Julien THOREZ est Chargé de recherche au CNRS, UMR 7528 Mondes iranien et indien (CNRS, Paris 3, EPHE, INALCO).
** Pierre THOREZ est Professeur émérite à l’Université du Havre, UMR 6266 IDEES (CNRS, U. de Rouen, U. du Havre, U. de Caen).

Vignette : Port de Riga (Lettonie), terminal d’exportation du charbon russe (13,5 Mt en 2011) © Pierre Thorez (août 2012).

 

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