Mafias, un blocage à l’intégration européenne des Balkans

Outre les faiblesses du développement économique et industriel, les mafias constituent un véritable point noir, voire une réelle menace pour les jeunes démocraties balkaniques lorsqu’elles rêvent d’Europe. En évolution constante, elles ont en effet su profiter des bouleversements géopolitiques régionaux.


albanie-map-tosqueLes Balkans présentent avant tout les symptômes d’une région complètement déstabilisée. Plus qu’une maladie, la mafia est une réelle gangrène qui utilise la faiblesse de l’Etat afin d’imposer une autorité parallèle et sape ainsi tout effort de modernisation et de démocratisation. La chute du mur de Berlin a provoqué des bouleversements connus de tous mais elle n’explique pas tout. Les mafias ont toujours plus ou moins existé dans cette partie de l’Europe (notamment les mafias russe et turque[1]).

L’après 1989 et la nouvelle situation géopolitique des Etats balkaniques ont amplifié le phénomène mafieux. En effet, les mafias bénéficient pour agir d’un contexte nouveau. Deux pays de la région ont subi un embargo : la RFY et la jeune république de Macédoine. Or, l’’embargo sur les armes constitue l’un des fers de lance des trafics mafieux, car il met souvent en jeu des échanges de drogues contre des armes. L’attitude de la communauté internationale, qui espère affaiblir politiquement le pays en question, engendre un effet pervers: le développement des trafics illicites et donc des mafias.

De plus, le fragile équilibre de la région est mis à mal par des crises et des conflits ethniques (guerres de 1990-1995 en Yougoslavie, récente crise au Kosovo…), par des tensions entre Etats voisins (cas des contentieux gréco-turc et roumano-bulgare) et par de graves difficultés économiques. Ainsi, l’Albanie a vu tout son système d’épargne s’effondrer en 1997 et la vindicte populaire y a introduit une période de chaos.

Par ailleurs, les Balkans occupent une position de “pont” entre l’Orient et l’Occident. En ce qui concerne le trafic de drogue, ils se situent entre lieux de production (Croissant d’Or et Triangle d’Or[2]) et lieux de consommation (Europe occidentale). Or, la frontière entre l’est et l’ouest n’est plus étanche, les échanges sont devenus beaucoup plus faciles. Ainsi, toutes les saisies tendent à confirmer que la Turquie occupe une position centrale dans le trafic d’opiacés et qu’elle est responsable de 75 % du transit et de la transformation d’héroïne consommée en Europe. Depuis le conflit yougoslave, la traditionnelle route des Balkans voit son itinéraire détourné vers des régions situées plus au nord ou plus au sud et hisse de ce fait l’Albanie, la Roumanie et la Macédoine au rang de plaques tournantes de la drogue. Les Balkans sont d’autre part coincés entre trois pays, Russie, Italie et Turquie, dont les activités mafieuses débordent les frontières nationales. Ainsi la société d’import-export Kintex, dirigée par le KDC (services secrets bulgares) et agissant avec la complicité des mafias turque, italienne, albanaise et yougoslave, se livrait aux trafics d’armes et de stupéfiants.

Plusieurs mafias, un même projet politique

La société albanaise repose sur la structure clanique dite des far[3] : les Guègues occupent le nord du territoire, les Tosques le sud. Ces familles se spécialisent dans des trafics différents, se livrent à une concurrence acharnée et scellent des unions avec leurs homologues italiens. Ces derniers ont ainsi profité des sociétés bancaires pyramidales afin d’y blanchir l’argent issu de la drogue. De plus, si l’ethnie albanaise est unie par le rejet des Serbes, un fort antagonisme oppose Kosovars et Albanais. Quoi qu’il en soit, il semblerait qu’un projet politique d’envergure puisse unir les mafieux albanais agissant au Kosovo et en Macédoine : la constitution d’une Grande Albanie.

Comment des trafics organisés sur une si grande échelle ont-ils une résonance internationale si limitée ? Une grande partie de l’aide humanitaire destinée à l’Albanie fut acheminée jusqu’au Kosovo. Selon un officier de la FORPRONU, le Kosovo serait devenu une plaque tournante du trafic international[4]. N’a-t-on jamais remarqué les uniformes flambants neufs de l’UCK ? D’où proviennent les armes, qui finance leur achat, qui les fournit? Il serait étonnant que les mafieux albanais soient étrangers à toutes ces activités.

Une union policière paneuropéenne ?

La coopération interpolicière est à court terme le meilleur moyen de lutte anti-mafia. Malgré la corruption de la police et les difficultés économiques, les Etats balkaniques tentent de mettre en place, entre eux ou avec l’aide de l’Occident, une politique de répression.

Depuis l’ouverture des frontières en Europe orientale, la Grèce subit un brigandage albanais transfrontalier. Après la crise albanaise de 1997, la réaction grecque ne s’est pas fait attendre: un rapprochement a été entrepris avec les autorités de Tirana. Athènes a envoyé du matériel à la police albanaise et accordé un prêt à l’Albanie ; le 5 août, les deux pays ont signé un traité de coopération policière et militaire autorisant les commandos grecs à pénétrer en territoire albanais. Désormais, la police albanaise est formée par des instructeurs grecs.

La Grèce a profité des émeutes et de l’anarchie en Albanie pour y renforcer sa position et exercer une politique d’ingérence. Cependant, les socialistes albanais risquent ainsi de s’aliéner les structures communisto-mafieuses qui leur ont servi à prendre le pouvoir. La reconstruction du pays passe inévitablement par un accord avec les mafias. Les autorités grecques ne s’occupent donc que des petites mafias et laissent les « gros requins » à la disposition du gouvernement albanais.

La Bulgarie, qui souffre d’une image de pays complice des mafias, notamment depuis l’affaire Kintex, est pourtant l’un des seuls Etats à prendre des mesures concrètes. La classe politique a pris conscience des dangers que représente la mafia pour la démocratie. La Bulgarie coopère désormais avec le FBI, la direction anti-mafia italienne et les services spécialisés de l’Union européenne. Elle a signé en 1993 la Convention du Conseil de l’Europe destinée à combattre le blanchiment de l’argent sale.

La coopération entre polices des Balkans, qui ne relève pas seulement de la stratégie politique, semble se généraliser. Ainsi, la direction nationale anti-mafia italienne a récemment ouvert un bureau à Tirana et un accord conclu en 1997 entre autorités grecques et macédoniennes prévoit une étroite collaboration des deux polices. Il en est de même entre la Croatie et la RFY.

D’importants points noirs

Les difficultés financières des Etats de la région contribuent à développper la corruption chez les fonctionnaires. Ainsi, des chefs de police roumains se sont associés à des parrains de la N’dranghetta calabraise qui opèrent dans la clandestinité à partir du département roumain de Satu Mare. De même, le général Suceava aurait placé sous sa protection l’Italien Walter Esposito, superviseur du transport de drogues qui emprunte la route Roumanie-Autriche-Italie.

Un autre obstacle à la lutte contre le phénomène mafieux résulte de l’exclusion d’Interpol de la RFY depuis octobre 1993. Cette exclusion prive Interpol de renseignements capitaux concernant les activités des mafias albanaises au Kosovo et l’intensité du trafic de drogue. La Yougoslavie est en effet devenue une plaque tournante du trafic d’armes, de drogues et de cigarettes. De leur côté, privées d’une aide indispensable, les autorités serbes œuvrent à l’aveuglette, comme l’atteste Marko Nicovic, ancien chef de la police criminelle de Belgrade : « Notre pays est devenu un territoire sauvage... Sans l’aide d’Interpol, il n’est pas possible de travailler sérieusement[5] ».

L’Europe et les Balkans sont aujourd’hui confrontés à une double évolution du phénomène mafieux. D’une part les mafias ont de plus en plus tendance à diversifier leurs activités[6] et à développer leur champ d’action (les Albanais, qui étaient surtout actifs dans la région des Pouilles au début des années 90, sont aujourd’hui présents sur tout le territoire italien). D’autre part, elles ont développé entre elles une étroite collaboration. Dans les années quatre-vingt « l’affaire de la Pizza connexion » avait permis de mettre en évidence les liens unissant mafieux turcs et italiens.

 

Vignette : © Jacques Leclerc

* Auteur de l'article : Philippe SYRITELLIS

[1] Pour plus de détails historiques voir T. CRETIN, Mafias du monde, Paris, PUF, 1997, 209 p.
[2] Le Croissant d’Or regroupe l’Afghanistan, le Pakistan et l’Iran; le Triangle d’Or comprend le Laos, la Birmanie, la Thaïlande et la province chinoise du Yunnan.
[3] Chaque tribu comprend un certain nombre de far (foyer), fédération de grandes familles d’origine commune.
[4] M. Koutouzis, « Drogues à l’est : logique de guerres et de marché », in Politique étrangère 1/95, 1995, p. 240
[5] Blic, 17 octobre 1997. N. MILETITCH, Trafic et criminalité dans les Balkans, PUF, 1998, 209 p.
[6] Voir l’ouvrage de N. MILETITCH (op. cit.), qui procède dans son analyse du phénomène mafieux balkanique à une typologie des activités. Elles sont nombreuses et étendues : immigration clandestine, trafic d’armes, fausse monnaie, contrefaçon, blanchiment, drogue, contrebande de cigarettes, trafic de voitures volées, prostitution et exploitation des enfants, trafic de matières nucléaires et de métaux stratégiques.

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