« Menaces et interventions »

Entretien avec le colonel Mornard, réalisé le 5 décembre 2000.


RSE : Comment ont évolué les menaces depuis la fin de la guerre froide ? Quelles sont, selon vous, les nouvelles menaces auxquelles l'Europe doit faire face à l'heure actuelle ?

Col. Mornard : Tout d'abord, je pense qu'il faut faire une distinction entre menace et risque. Une menace est un danger orienté, il y a une volonté derrière une menace. Au minimum, on en connaît la direction d'application. Il y a un caractère de probabilité assez nette pour que l'on s'en inquiète. Le risque, c'est ce que l'on ne peut pas véritablement mesurer, qui ne procède pas d'une volonté réellement identifiable et qui a un caractère, soit difficilement prévisible, soit difficilement cernable. Le risque revêt toujours une grande part d'incertitude.

Or, depuis dix ans, ces définitions devraient presque être révisées. On a vécu, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, avec une menace, dont on a beaucoup dit qu'elle était confortable. Ce n'est sans doute pas si certain pour les acteurs de l'époque, qui avaient à gérer les dossiers. Cela dit, rétrospectivement, il semble certain que la menace d'une attaque soviétique massive contre les pays de l'Alliance Atlantique avait une vraisemblance assez réduite, du fait de la dissuasion nucléaire. Aujourd'hui, quand on écoute les chefs militaires de tous les pays, qui ont passé leur carrière à parer à cette menace, ils vous laissent entendre que, finalement, on y croyait pas vraiment. Par contre, les risques qui prédominent depuis une dizaine d'années en Europe sont bien réels et se sont déjà traduits par de véritables guerres, par de véritables interventions armées.

Le paradoxe est qu'autrefois, on avait à faire à une menace, vitale si elle s'était déchaînée, mais fort peu probable. L'efficacité du conventionnel était d'importance relativement secondaire car on savait qu'en cas de conflit généralisé, la décision se ferait assez vite par d'autres moyens. Ce n'était pas une guerre qu'on s'attendait à faire et qu'on avait préparée dans les moindres détails. Les risques d'aujourd'hui ont déjà explosé dans certains endroits, on sait qu'on va devoir y aller ou on y est déjà. Il faut se réinventer en permanence. On a du mal à parer à ces risques d'une manière schématique, de déterminer une conduite à tenir dans les moindres détails pour ce type de situations militaires et même de situations qui sont de moins en moins militaires.

On ne peut pas parler de nouvelles menaces dans le sens où je l'ai évoqué plus haut. Tout le monde s'accorde à penser qu'une menace généralisée n'est pas aujourd'hui envisageable, du moins à moyen terme (10-15 ans). Il y a, en revanche, des menaces de niveau moindre, en intensité d'une part, en étendue géographique d'autre part. On peut avoir des pays qui se sentent menacés, alors que le reste du continent ne le sera pas. C'est le cas par exemple des voisins actuels de la Russie, en particulier les Baltes. C'est difficile de faire la part des choses car il y a dans cette analyse une part subjective très importante. Quand la Russie dit et écrit qu'elle se sent menacée par l'OTAN, il est difficile de la convaincre du contraire, mais il est difficile aussi de se persuader qu'elle a raison.

Quels sont les risques aujourd'hui ? On les connaît bien, ce sont des risques de conflits, souvent à base d'antagonismes ethniques plus ou moins réels et plus ou moins manipulés (en général plutôt plus que moins), et qui donnent lieu à des déchaînements de violence qui sont le plus souvent internes aux Etats. L'exemple de la Yougoslavie est le plus évident.

Les institutions européennes sont-elles adaptées à ces risques ?

Quand on parle d'institutions européennes, on pense à ces trois là : l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE), l'Union européenne (UE) et l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN).

On connaît les mérites et les faiblesses de l'OSCE. Ses mérites sont en particulier d'associer quasiment tout le monde en Europe et d'avoir mandat, au niveau régional, pour s'attaquer à la totalité des problèmes a priori. Elle établit aussi le lien avec l'Organisation des Nations Unies. De plus, l'OSCE a accès à des zones de conflits, potentiels ou ouverts, auxquels l'OTAN n'a pas accès (comme au Caucase avec la surveillance des cessez-le-feu successifs en Géorgie).

L'Union européenne est militairement beaucoup moins significative que l'OTAN. Elle a en revanche une compétence et une efficacité dans la totalité des autres spectres - politique, économique, social, juridique, culturel - qui lui donne une capacité d'action et un éventail d'actions possibles beaucoup plus large. Potentiellement, c'est l'UE qui détient la véritable solution du problème, pas l'OTAN. La solution du problème n'est jamais militaire. L'application d'une opération militaire n'est qu'une étape dans la résolution du problème. Le grand intérêt de l'UE est que, par nature, elle est plus à même de prévenir les véritables causes de ces crises, notamment par une action économique. Elle est beaucoup plus capable également de faire le traitement post-crise militaire. C'est elle qui va panser les plaies et bâtir les fondements pour un nouveau départ dans de bonnes conditions. Elle est armée pour ça, c'est sa nature. On a développé l'UE pour une Europe pacifiée, unie, prospère. Ce qui lui manque encore aujourd'hui, pas pour très longtemps je l'espère, c'est la capacité militaire d'intervenir entre la pré-crise et la post-crise.

L'OTAN, elle, est une machine de guerre très puissante, très élaborée mais, jusqu'à présent, largement limitée aux questions militaires. L'Alliance atlantique a l'avantage d'exister de manière efficace depuis longtemps et d'avoir une crédibilité dans son domaine d'action privilégié, à savoir militaire, qui s'est affirmé à deux reprises dans les Balkans. L'OTAN a fait la démonstration que, à partir du moment où elle était sur le terrain, il était difficile de s'y opposer réellement, sauf à avoir recours à des actions à un niveau beaucoup plus bas, qui s'apparentent à la provocation, au terrorisme et qui sont à la marge du système militaire.

C'est d'ailleurs le problème. L'OTAN a une très grande capacité militaire classique mais ses structures, son équipement, l'entraînement de ses personnels et ses modes de fonctionnement politiques lui rendent difficile de répondre efficacement à toutes les menaces, notamment le terrorisme et l'utilisation des populations civiles à des fins offensives avec attentats ou émeutes. Tout cela est difficile pour l'OTAN parce que ce sont des missions beaucoup plus proches de missions de police que de missions purement militaires. Au Kosovo ou en Bosnie, les missions apparentées aux missions de police ont très rapidement été effectuées, le plus souvent, sous l'égide de l'UE. C'est le gros problème de l'OTAN.

Précisément, les militaires sont-ils formés pour répondre aux nouvelles menaces, telles que le crime organisé, les déchets nucléaires, la prolifération ?

Dans ces domaines, la plupart des spécialistes sont militaires, notamment le domaine du nucléaire, du chimique à haute dose, du biologique. Les militaires ont les personnels, l'acquis en recherche, les équipements. A Tchernobyl, l'énorme majorité des rares moyens utilisés par les Soviétiques à l'époque étaient militaires.

Le crime organisé : En France, il y a une importante action de la Gendarmerie, qui est un moyen militaire. Le crime organisé est une question difficile. Comment faire la part entre ce qui ressort du crime organisé et ce qui ressort de l'action politique violente ? Au Kosovo, on a, avec le mouvement albanais, une construction très étroite entre le crime organisé et les mouvements militaires associés aux partis politiques séparatistes. Qui commande qui ? Ce n'est pas évident à savoir, comme en Tchétchénie. Dans la lutte contre le crime organisé, l'armée ne peut qu'apporter des moyens, des expertises, un pur soutien technique.

Les déchets nucléaires : c'est très majoritairement une affaire politique et civile, à laquelle les armées apportent, là encore, leur concours.

Prolifération : Au delà de la prolifération des armes de destruction massive (nucléaire, chimique, biologique), on se penche de plus en plus sur une prolifération d'armements conventionnels de petit calibre. C'est là encore difficile de faire la part des choses. Avec une bonne usine de fabrication d'insecticide, on peut faire du chimique. Ariane peut théoriquement servir à propulser des charges, des recherches de l'Institut Pasteur peuvent être détournées. L'expertise militaire est là aussi importante, qu'il s'agisse de renseignement (satellite d'observation, interception d'émissions) ou de traduction en terme d'efficacité de telle ou telle installation.

C'est plus une affaire de coopération qu'une mainmise du militaire ou du civil. Il n'est pas de la compétence du militaire d'avoir une voix décisive sur ces questions. Le militaire ne sera que conseiller, au politique de décider ensuite.

A quoi sert l'OTAN aujourd'hui ? Cette organisation est censée assurer la défense de ses membres contre quels ennemis ?

L'OTAN continue, malgré tout, à servir contre l'improbable. Elle demeure encore justifiée en premier lieu par le petit risque statistique d'une déflagration majeure. Néanmoins, on ne voit pas aujourd'hui quel adversaire viendrait menacer la survie de l'Europe. Mais un risque nucléaire existe toujours et seule l'OTAN est en mesure de dissuader collectivement.

Une organisation comme l'Alliance atlantique, qui existe depuis cinquante ans, est naturellement portée à la survie. La menace principale s'étant valablement estompée et l'urgence étant dans les crises dont on a parlé, la réponse naturelle de l'OTAN a été de dire "On va le faire". Il n'y avait personne d'autre. L'OTAN n'a pas été crée pour faire face aux crises régionales, locales. Pourtant, elle demeure à l'heure actuelle la principale organisation capable de réagir face à ces crises.

Contre quels ennemis ? Pour reprendre une expression qui a fait fortune depuis dix ans : les ennemis ad hoc! Pendant la guerre froide, on connaissait l'ennemi presque nominativement, à l'époque on connaissait presque le prénom et la date de naissance de tous les commandants de régiments, de bataillon, voire de compagnies, du camp d'en face. Aujourd'hui, on ne sait pas. On voit le type d'ennemis: par exemple, des minorités nationales cherchant par la violence à s'affranchir de tutelle, des mouvements politiques et militaires représentant des populations majoritaires cherchant à imposer un ordre particulier par la violence. On a une idée des différents endroits où cela pourrait se passer. Mais, au fond, depuis dix ans, on n'a pas arrêté d'être surpris !

Si l'OTAN ne s'élargit pas pour contenir la menace russe, comment peut-on associer la Russie aux activités de l'Alliance et la convaincre du bien-fondé de l'élargissement ?

Implicitement, cela veut dire que l'OTAN s'élargit aussi pour contenir la menace russe. Je ne le crois pas. En tant qu'organisation, l'OTAN ne ressent pas le besoin de contrer la menace russe, tout d'abord parce que la Russie n'est plus en état de menacer les pays européens. C'est clair pour tout le monde, y compris pour les Russes. Cependant, chez les pays candidats à l'entrée dans l'OTAN, le sentiment de la menace russe est évident. Il n'est pas besoin de discuter longtemps avec les représentants de ces pays pour le savoir.

Alors pourquoi l'élargissement ? L'OTAN doit répondre à deux nécessités. Une nécessité qui lui est propre et naturelle: assurer la sécurité au sens militaire. L'OTAN qui s'élargit va avoir tendance à dire, et certains de ses membres, non des moindres, le disent de façon très ouverte, qu'elle refuse de s'élargir à des pays qui soient des "consommateurs de sécurité" mais au contraire, qu'elle recherche des "contributeurs de sécurité".

Cependant, la sécurité n'est pas limitée à l'alliance elle-même et à ses membres, sinon elle est un peu illusoire. La difficile alternative pour l'OTAN est la suivante: doit-elle importer de la sécurité, en s'élargissant à des Etats aux normes de ses propres normes ou doit-elle exporter de la sécurité, en intégrant dans ses structures des Etats qui ne sont peut-être pas aux normes mais qui, en entrant dans l'OTAN, éliminent des causes de troubles ? L'élargissement de l'OTAN est avant tout un problème politique.

Comment convaincre la Russie du bien-fondé de l'élargissement ? Si vous avez la réponse, je veux bien la connaître. C'est très difficile, me semble-t-il, de faire revenir les Russes de leur état d'esprit actuel, sachant l'impact du Kosovo sur les responsables et la population russes.

Nous avons posé très clairement les limites de l'ingérence de la Russie dans nos décisions. Nous ne voulons pas de droit de regard russe dans les affaires internes de l'OTAN.

Quelles sont les activités principales du Partenariat pour la Paix (PPP) ?

Le PPP, qui date de 1994, a été crée initialement pour que les pays non-membres découvrent l'Alliance, son fonctionnement, afin d'éliminer la part d'inconnu qui génère les craintes, parfois l'hostilité, et développer une confiance mutuelle. Puis, le PPP s'est développé. Progressivement, on a répondu aux sollicitations des Etats non-membres de participer aux opérations de maintien de la paix et à la pacification de l'Europe. Le PPP permet également aux candidats de parfaire la modernisation de leurs forces armées et prépare assez largement les forces du pays à la défense nationale.

La Russie est membre du PPP mais son implication réelle n'a jamais été très profonde. Elle a tendance à se cantonner aux instances de Bruxelles, à des niveaux de travail assez élevés. Le contact avec les militaires de niveau inférieur est encore très faible. Essayant de cacher au mieux la misère de leurs capacités réelles, les Russes se sont cantonnés dans le domaine du discours diplomatique et politique.

La Russie préfère passer par la relation spécifique Russie-OTAN qui existe depuis 1997 [signature de l'Acte fondateur Russie-OTAN], où elle entend dialoguer de puissance à puissance. Deuxièmement, le PPP offre peu par rapport aux moyens à investir. En dernier lieu, les sujets de frictions ont été tellement nombreux pour que la Russie, par rétorsion ou par crispation, suspende sa participation. Elle pense qu'il faut un travail d'explication mutuelle entre les pays, on n'est pas encore au bout de notre pédagogie réciproque!

Quel sera l'apport de la Défense européenne à la sécurité du continent ? Quels sont les divergences entre la France, l'Allemagne et l'Angleterre dans la construction de l'Europe de la Défense ?

L'apport de la défense européenne sera, à mon avis, triple. D'abord, l'OTAN a depuis longtemps senti le besoin de développer le pilier européen de l'Alliance, de manière à ne pas entretenir la confusion entre l'OTAN et les Etats-Unis. Autrement dit, ce qui renforce l'Union européenne dans ses capacités militaires permet à l'OTAN d'apparaître comme une machine équitable en quelque sorte. Politiquement, c'est important.

Deuxième temps, l'UE, si les objectifs globaux définis à Helsinki [sommet européen de décembre 1999] et travaillés par la présidence française sont acceptés à Nice [sommet européen de décembre 2000] dans quelques jours et traduit véritablement ensuite, on va avoir une capacité militaire d'action significative. Les forces européennes pourront soit agir indépendamment de l'OTAN (si l'OTAN décide de ne pas s'engager en tant que telle), soit agir avec l'OTAN. Il n'est inscrit nulle part que, en cas de crise en Europe, l'OTAN a la priorité pour la traiter derrière le dos de l'UE. De toute façon, en Europe, la décision est prise par les mêmes. Il y aura un consensus, une complémentarité entre les deux structures.
Troisièmement, l'UE interviendra dans tout le spectre, y compris militaire. Elle aura enfin la capacité de répondre à toutes les demandes.

Les principales divergences entre la France, l'Allemagne et l'Angleterre tournent autour de deux aspects. Le premier est l'OTAN. Quel degré d'association, de relations faut-il avec l'OTAN ? Faut-il beaucoup d'OTAN ? Un peu d'OTAN ? La France a un long passé d'indépendance et d'association avec l'organisation, les deux autres ont un long passé d'intégration avec l'organisation. Mais personne ne dit qu'il ne faut pas d'OTAN et chacun a appris à faire des concessions.

Le deuxième point de divergence porte sur les moyens financiers. C'est néanmoins une fausse querelle car il n'y aura pas de création de moyens militaires supplémentaires mais simplement un autre cadre de l'utilisation des moyens.

Les opinions exprimées dans cet entretien sont celles du Colonel Mornard et non la position officielle du ministère français de la Défense.

Par Carole CHARLOTIN et François GREMY
Vignette : patrouille. Photo libre de droits, pas d'attribution requise.
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