Russie : l’arme commerciale du nucléaire

La Russie fait partie des plus grands exportateurs en matière de technologies nucléaires. Aujourd’hui, Rosatom est devenu un acteur incontournable sur la scène mondiale. Ces dernières années, le conglomérat russe a multiplié les projets.


RosatomL’accident nucléaire de Fukushima Daiichi a soulevé un vent d’inquiétude et d’interrogations concernant l’utilisation du nucléaire comme source d’énergie. Si certains pays ont remis en cause les politiques en vigueur, comme l’Allemagne, la croissance de ce marché n’a pas été interrompue par ce drame de façon radicale. Dans ce panorama, l’agence fédérale russe de l’énergie atomique, Rosatom, s’appuyant sur la société publique Atomenergoprom, holding industrielle créée en 2007, poursuit son développement international avec l’acquisition de nouveaux marchés.

Dans le monde, le secteur du nucléaire, hautement concurrentiel, est dominé par plusieurs entreprises occidentales comme Areva (France), Siemens (Allemagne), General Electric ou encore Westinghouse (États-Unis). Pour s’immiscer dans la compétition et ainsi assurer la conquête de marchés internationaux, Atomenergoprom compte sur sa filière Atomstroyexport, détenue à 49,8% par Gazprombank, spécialisée dans l’exportation d’équipements et de services nucléaires. Le directeur général d’Atomenergoprom, Sergueï Chmatko, a une double-casquette, étant également le ministre de l’Énergie au sein de gouvernement russe. Ainsi, le ministère de l’Énergie a une prise directe sur les contrats signés entre la branche nucléaire russe et les partenaires étrangers.

L’exemple de la centrale nucléaire de Bouchehr

Rosatom a pu démontrer son savoir-faire avec la construction de la première centrale nucléaire en Iran, près de Bouchehr, sur le golfe Persique, mise en exploitation officiellement le 12 septembre 2011. Selon l’accord bilatéral signé entre les deux pays avec l’approbation de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), la Russie va exploiter la centrale, fournir le combustible neuf et évacuer celui qui est usé pendant deux ou trois ans. Cette garantie intervient dans un contexte diplomatique difficile puisque les puissances occidentales, Israël et les États-Unis en tête, observent avec méfiance le développement du programme nucléaire iranien.

Pour la partie russe, le programme nucléaire iranien a une finalité civile: répondre aux besoins énergétiques du pays. En effet, la pleine capacité de ce réacteur est évaluée à 1.000MWe[1], les experts estimant que cette production pourra être atteinte d’ici quelques mois. La construction par la Russie de deux nouveaux réacteurs dans la centrale nucléaire de Bouchehr doit démarrer dès le 30 juillet 2012. En outre, Rosatom entend renforcer sa position dans l’industrie nucléaire de ce pays. Comme l’indique Sergueï Riabkov, vice-ministre des Affaires étrangères, la Russie envisage de construire une deuxième centrale nucléaire en Iran[2]. Malgré un contexte diplomatique hostile, la Russie entend poursuivre sa marche en avant sur ce dossier.

L’exemple iranien constitue la tête de gondole de la coopération internationale de Rosatom. Si la construction de la centrale nucléaire de Bouchehr a débuté en 1975 sous la direction de l’entreprise allemande Kraftwerk-Union, celle-ci l’a abandonnée peu après la Révolution islamique en 1979. En 1995, la Russie a pris le relais pour un contrat d’un milliard de dollars. Ainsi, la mise en route de la première centrale nucléaire iranienne constitue une référence que Rosatom peut facilement mettre en valeur.

Des contrats liés à la géopolitique de la Russie

Le choix iranien révèle aussi la logique géopolitique de l’industrie nucléaire russe. Les contrats élaborés avec les partenaires étrangers reflètent les relations diplomatiques qu’entretient Moscou avec ses partenaires. Ces dernières années, Atomstroyexport a signé d’importants contrats avec des pays proches de la Russie. Le nombre total de contrats signés par Rosatom avec l’étranger est passé de 12 en 2010 à 21 en 2012. Et, ces derniers mois, les accords intergouvernementaux se sont multipliés entre la Russie, d’un côté, et le Bélarus, le Vietnam et le Bangladesh, de l’autre. Pour la Russie, ces signatures démontrent la confiance des pays étrangers dans le développement technologique russe.

Cependant, ce renforcement russe est lié à la structure de ses alliances diplomatiques. Le cas de l’Arménie illustre, une nouvelle fois, cette approche. La visite d’une importante délégation russe à Erevan au mois de février 2012 a été marquée par le renforcement de la coopération nucléaire entre les deux pays. La partie russe s’est dite prête à discuter dans une perspective d’augmentation de ses parts dans le financement de la construction d’un nouveau réacteur nucléaire dans la centrale nucléaire de Metsamor. La Russie serait «prête à fournir un cinquième ou un quart du financement pour le projet»[3], qui s’élève à 4,5 milliards de dollars.

Malgré des relations en dents de scie entre Moscou et Minsk, le Bélarus est sur le point de démarrer, lui aussi, la construction de deux réacteurs nucléaires. Toutes les infrastructures nécessaires à l’édification de cette centrale ont été déjà mises en place. Le cahier des charges ainsi que l’accord général devront être signés durant le printemps 2012. Comme premier contractant, Atomstroyexport sera en charge de la mise en œuvre du chantier, dont le premier réacteur doit voir le jour en 2017.

Enfin, l’Inde est indéniablement le partenaire qui revêt une importance stratégique pour la Russie. L’alliance entre les deux pays s’établit dans de nombreuses sphères de coopération, dont celle de l’atome. Les deux pays ont depuis plus de deux décennies le projet d’une centrale nucléaire sur le territoire indien. L’accord signé le 20 novembre 1988 entre Mikhaïl Gorbatchev et le Premier ministre Rajiv Gandhi pour la construction de deux réacteurs nucléaires a redémarré avec la signature d’un accord général et d’un mémorandum sur la coopération en 2001. Le démarrage de la centrale nucléaire de Koodankulam, opérationnelle depuis 2011, a toutefois rencontré de vives résistances de la part des habitants de la région du Tamil Nadu.

Répondre à de nouvelles exigences

En effet, même si le gouvernement de Manmohan Singh a promis de maintenir la coopération entre les deux pays dans ce domaine, des résistances commencent à émerger. Dans le contexte post-Fukushima, des mouvements civils s’élèvent contre l’énergie nucléaire. Vaincre ces résistances exige le renforcement des mesures de sécurité dans les centrales nucléaires. Désormais, l’inquiétude des populations qui vivent à proximité d’une centrale nucléaire est un paramètre incontournable si les industriels de la filière nucléaire veulent poursuivre leur développement.

Concernant la construction des deux réacteurs au Bélarus, c’est le pays voisin, la Lituanie qui a fait part de son inquiétude. En effet, cet ouvrage devrait se situer à quelques kilomètres de sa frontière commune avec le Bélarus, dans la région de Hrodna. Le gouvernement lituanien n’a cessé de répéter ces dernières années son refus de voir ériger une centrale nucléaire à ses portes. En outre, des mouvements écologistes au Bélarus, ainsi que dans plusieurs pays européens, ont critiqué ce projet, pointant du doigt la sécurité de la centrale.

De fait, des interrogations se font jour sur les projets en cours d’Atomstroyexport. Ainsi, trois d’entre eux posent de sérieuses questions à la lumière des événements à la centrale de Fukushima Daiichi car ils sont implantés dans des zones sismiques (en Arménie, en Bulgarie et en Turquie). Hormis la toute récente décision des autorités bulgares concernant le projet de Béléné, la planification de ces constructions n’a pas été reconsidérée depuis 2011. Au contraire, de nombreuses assurances ont été données quant aux mesures de sécurité autour de ces centrales.

Dans un climat d’anxiété face aux conséquences d’un accident nucléaire, des partenaires de Rosatom sont tentés de faire défection. Et, récemment, son partenaire allemand Siemens a décidé d’interrompre sa collaboration avec le groupe russe. En novembre 2011, son directeur général Peter Loscher a annoncé que la compagnie allemande allait abandonner la filière nucléaire. Pour Rosatom, il s’agit de la perte d’un partenaire clé pour engager de nouveaux contrats en Asie et en Amérique Latine.

Parallèlement, les mesures pour renforcer la sécurité des centrales nucléaires ont un coût financier important, s’ajoutant au prix du réacteur. En effet, avant même l’accident de Fukushima Daiichi, le coût d’un réacteur a atteint des sommets. Durant les années 1990, le prix moyen d’une unité était estimé à un milliard de dollars. Désormais, il faut tabler sur trois à cinq milliards de dollars selon les caractéristiques géographiques et les mesures imposées par certains pays. Le prix du réacteur VVER-1200, tête de proue de l’exportation du géant russe, équivaut à celui de l’EPR français. Mais sa compétitivité semble «légèrement inférieure»[4] à celle du réacteur fourni par Areva.

Bien qu’ils soient moins performants, les réacteurs russes trouvent néanmoins toujours des acheteurs. En effet, Rosatom s’appuie sur une démarche clientéliste où une partie du financement des différentes constructions provient directement du budget fédéral russe. Pour des clients qui restent insolvables, cette méthode assure à la compagnie russe l’accroissement des parts de marché au niveau mondial, même si cela passe par des méthodes artificielles. Et Rosatom souhaite désormais employer cette approche agressive du marché avec la Jordanie. En concurrence directe avec Areva pour la construction du premier réacteur nucléaire dans le royaume hachémite, la Russie serait arrivée avec une proposition portant sur la construction de quatre réacteurs[5]. Attendue pour les prochaines semaines, la réponse des autorités jordaniennes pourrait indiquer l’avenir international du nouveau réacteur nucléaire russe «Génération III».

Notes :
[1] Mégawatt électrique.
[2] Roman Asankin, «’Rosatom’ ne mojet virvat’sya iz Irana», Kommersant, 23 février 2012.
[3] Naira Hayrumyan, «Armenia-Russia: Strategic cooperation and mutual assurances of loyalty», Armenia Now, 10 février 2012.
[4] Vladimir Slivyak, «Russia and Fukushima», Russia Analytical Digest, n°101, 1er août 2011.
[5] Taylor Luck, «Moscow ‘offered Jordan nuclear reactor deal’», The Jordan Times, 3 mars 2012.

Vignette : © www.rosatom.ru.

* Florian VIDAL est consultant en sécurité internationale.