Slovaquie : la permanence des antagonismes

Les raisons de la séparation en 1992 des deux entités, déjà bien distinctes à la fin de leur vie de couple, n'ont jamais été suffisamment expliquées et justifiées. Les arguments en faveur du référendum, qui n'étaient pas dénués de bon sens, furent balayés.


La population, euphorique à l'idée d'entrer dans une nouvelle ère démocratique, suivait ces événements cruciaux avec un mélange d'enthousiasme et d'émotion non dénuée d'une certaine nostalgie. L'aventure vers l'inconnu semblait acceptable. Dans le contexte historique de l'époque, fraîchement « post-révolutionnaire », le divorce de deux nations différentes semblait à la mode. Pourtant, la société civile, jeune, est restée à l'écart du processus de séparation. Certains estiment même aujourd'hui qu'elle fut une erreur irréparable.

À l'époque, nous pouvions penser que, au moins une fois dans notre histoire, nous agissions de notre propre gré et que nous, les Slovaques, en toute conscience, nous décidions enfin de notre sort. S'il est vrai que la population n'a pas, au sens strict, décidé de la séparation, le personnage de Vladimir Meciar était alors pour beaucoup une garantie suffisante de la justesse d'un choix qu'il a fait à notre place. C'est justement là que se trouve le mauvais départ de la Slovaquie, celle-ci a du mal à redresser son niveau, qui est largement en dessous du potentiel que ce pays avait en 1993.

Syndrome Meciar

Meciar, détesté ou adoré, ne laisse personne indifférent. Certes, il a réussi, avec des méthodes proches de celles d'éminents propagandistes, à faire accepter son combat personnel dans les cœurs de ses admirateurs et à courroucer ses adversaires. Pragmatique, l'homme a ajusté sa tactique, il est devenu de plus en plus méfiant au fur et à mesure que ses compagnons de route le « trahissaient » plus ou moins. Vers la fin de son « règne» , il se défiait de tout le monde et fondait ses décisions sur ses propres capacités d'analyse politique. Son raisonnement politique se fondait sur la certitude que ceux qui n'étaient pas inconditionnellement avec lui étaient sûrement contre lui. Il n'existait pas de compromis possible…

Ce texte n'a pas pour vocation d'analyser le comportement et la psychologie de cet homme, car il a une place suffisamment importante dans les articles de cette revue. Cependant, par son influence sur d'autres personnalités politiques et sur la société entière, il était et reste la raison principale du passé et du présent boiteux de la Slovaquie, sept ans après son entrée en tant qu'État indépendant dans le monde moderne.

Le démarquage nécessaire…

La société slovaque est en effet plongée dans une guerre civile froide, très « soft », mais visible en particulier pour ceux qui sont engagés dans les domaines associatif, culturel, médiatique, économique et bien sûr politique. Ce combat n'a jamais été et n'est toujours pas une lutte classique entre opposition et majorité gouvernementale. Dans toutes les sphères de la vie quotidienne, il existe une démarcation concrète, un antagonisme évident entre les pro et les anti-Meciar. Cela était visible au cours de son « règne » et, au grand désappointement de la population, le phénomène perdure.

À l'époque où STV (la chaîne publique) ne cachait pas son engagement pour la « cause Meciar », nous avions droit à l'élection de deux Miss slovaques : l'une était la Reine de beauté de la « République slovaque », l'autre, se contentant du titre de « Miss Slovaquie », était élue devant les caméras de la télévision privée. Il était tout à fait normal, à cette époque, que les partisans de l'opposition se sentent « sujets » de la Reine de beauté de la TV privée et laissent les « meciaristes » se prosterner devant la « Reine de la république ».

…continue

Certes, actuellement, la situation s'est un peu apaisée. Néanmoins, les errements de la période précédente ont laissé des traces. Sous l'impulsion mégalomane de son ancien ministre, le milliardaire Alexander Rezes, le gouvernement Meciar avait commencé à construire un vaste réseau autoroutier. Ce projet fut largement financé par des emprunts étrangers plus ou moins avantageux et remboursables. Prévues pour être inaugurées au moment de la campagne électorale, ces autoroutes furent utilisées comme outil de propagande, auquel certaines célébrités internationales comme Claudia Schiffer et Gérard Depardieu participèrent, afin de conforter l'image modernisatrice et progressiste de V. Meciar. Aujourd'hui, cette dette contribue au désarroi budgétaire de la Slovaquie, qui a du mal à établir un budget prenant en compte les besoins sociaux de la population. Cette affaire est devenue une marque de la polarisation de la société: quand on évoque maintenant la nécessité de développer des infrastructures autoroutières, projet idéologiquement neutre, on court le risque d'être accusé de « meciarisme » par les « démocrates »...

« Tous contre tous » ou le Léviathan

Comparée à d'autres pays de la région, la Slovaquie est un pays où la presse est très engagée. Un observateur au fait des subtilités politiques peut assez facilement distinguer les affinités politiques des journalistes et de ceux que l'on peut qualifier d'intellectuels. En effet, rares sont ceux, même au sein des instituts de recherche dits « indépendants », à qui il est difficile d'attribuer une couleur politique. Il ne s'agit plus ici de distinguer les partisans des opposants de Meciar, exercice enfantin, mais de trouver des affinités entre les si nombreux partis regroupés au sein de la coalition gouvernementale. L'intense combat contre l'homme qui a ruiné les ambitions européennes slovaques est momentanément mis de côté. C'est un autre combat qui est devenu prioritaire: celui entre les différentes personnalités, courants, factions, idéologies et partis unis dans le même goulasch gouvernemental[1]. Chaque journaliste y trouve un homme politique à défendre et non une anomalie à dénoncer.

Il en va de même avec la société civile, divisée par des clivages et des antagonismes si spécifiques à la Slovaquie. Il peut sembler parfois que le modèle slovaque soit proche de la polyarchie de R. Dahl[2], mais au fond, la société slovaque ne s'est pas encore libérée de la lutte des classes, où une multitude innombrable de classes s'opposent dans des combats bilatéraux et multilatéraux. Je n'affirme pas que cette pratique, devenue la caractéristique principale de la société slovaque contemporaine, nuise au développement économique, politique et institutionnel. Elle est un système avec ses règles propres, qui permet de gérer la situation et garantit une certaine et mystérieuse harmonie. Sauf exception.

Harmonie traditionnelle brisée - le bolchevisme dénudé

L'arrivée d'un politicien jeune, populaire et dynamique, Robert Fico, a brisé cet orchestre de mammouths politiques qui tardent à disparaître. En effet, la classe politique et ses représentants ont du mal à tirer les conséquences de leurs échecs. Fico se veut le pourfendeur d'une classe politique désormais unie contre lui et qui utilise toutes les méthodes de dénigrement de la dernière décennie. Il apporte ainsi une réponse parfaite à la demande publique qui cherche déjà longtemps une alternative radicale aux mœurs politiques établies. Grâce à sa jeunesse, il échappe à tout soupçon de bolchevisme, malgré son arrivée directe du Parti socialiste, avatar du Parti communiste, et son appartenance au Parti communiste avant 1989[3]. En effet, le bolchevisme n'est plus en Slovaquie l'apanage de la gauche ; il est omniprésent dans la classe politique dite traditionnelle.

Le combat de groupuscules très militants regroupés autour de personnalités impopulaires, comme J. Carnogursky (KDH) et le chef du parti démocrate, Langos, rappelle les méthodes d'autrefois. La stigmatisation de l'ennemi n'est plus la spécificité du « boxeur »[4] mal-aimé. De son côté, la gauche slovaque, regroupant le Parti de la Gauche démocratique et le groupusculaire Parti social-démocrate slovaque, malgré ses contacts à l'étranger (via l'Internationale socialiste), a du mal à renouveler des programmes archaïques et tarde à intégrer les nouveaux thèmes de la gauche européenne et mondiale. Ces difficultés leur valent une réputation de conservateurs. Ces partis et groupes politiques traditionnels se défendent mal contre l'effet Fico. Désarmés, ils usent d'une stratégie grossière et superficielle et préfèrent qualifier le benjamin de la politique slovaque de « Haider slovaque » par la voix des médias qui leur sont proches.

Fico a une approche politique spécifique : son parti n'a pas de vice-présidents et il semble qu'il ne soit pas en mesure de mettre en valeur d'autres personnalités que son président lui-même. Personne n'a la maturité nécessaire ni n'est assez « présentable » actuellement. Cela fait peser un grave doute sur l'ambition affichée par Fico d'apporter un souffle nouveau et de promouvoir de nouvelles personnalités non usées par les combats de la décennie écoulée.

Solutions ?

M'interrogeant sur la séparation tchéco-slovaque, je me pose la question de sa justification et de son apport. La Slovaquie a le droit et la capacité d'être indépendante, mais un nouveau pays doit adopter de nouvelles approches. Or, il manque aux fameux traditionalistes les qualités nécessaires à cette nouvelle approche: capacité de communiquer avec le monde, connaissance de langues étrangères, enthousiasme et maîtrise des nouvelles technologies. L'espace accordé aux porteurs du renouvellement et du développement d'un nouveau saut qualitatif manque encore. Ces derniers sont bridés par une classe politique stérile, bloquée par ses propres turpitudes et incohérences.

 

Par Ivan STEFUNKO

Vignette : Claudia Schiffer portée par Vladimir Meciar, 10 septembre 1998 (actuality.sk)

 

[1] L'expression est souvent utilisée satiriquement pour souligner la mixité.
[2] Democracy and Its Critics, Yale University Press, 1991.
[3] C'est sur ce thème que Fico fut longuement interrogé par Stefan Hrib, rédacteur en chef de Domino forum et soutien inconditionnel de Carnogursky lors de l'émission télévisée « V sieti » sur STV 1 le 7 mars 2000.
[4] La presse étrangère et slovaque se fait un plaisir constant de ne pas mentionner l'éducation universitaire de juriste de Vladimir Meciar et préfère insister sur son hobby de jeunesse.

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