Elle a reçu en 2008 le Prix national de Lituanie décerné pour l’Art et la Culture, en hommage à son humanisme discret. Elle est traduite en neuf langues. Retour sur l’œuvre d’une auteure unique.
A l’écoute des enfants handicapés
Vanda Juknaite a été récompensée en 2008 pour son livre Prononcé de l’obscurité[1] ainsi que « pour son humanisme discret et sa contribution à diffuser la culture lituanienne à l’étranger ». Ce dernier livre a pourtant été jugé inclassable par les critiques littéraires, car il ne s’agit pas d’un roman, mais d’un recueil de conversations avec des enfants ayant fait de la prison, handicapés mentaux ou moteurs, aveugles, sourds ou muets, maltraités ou abandonnés. Bien qu’elle se défende d’avoir joué un rôle incitateur au cours de ces interviews, mettant toujours la spontanéité des enfants en avant, c’est tout un art d’avoir su dialoguer avec eux, jusqu’à obtenir de leur part des réflexions d’une profondeur et d’une vérité telles, qu’elles laissent rêveurs les lecteurs adultes. Vanda Juknaite a su parler d’égal à égal à ces enfants, les interrogeant sur leurs émotions, le fait de vivre ensemble, l’amour, la confiance, le respect. Elle dit qu’aucun enfant ne s’est jamais dérobé à ses questions. Tous conscients de leur handicap, ils lui dévoilaient leurs sentiments, s’exprimant sur ce qui représentait pour eux les valeurs essentielles de la vie. Vanda Juknaite résume ainsi cette expérience : « La catastrophe de la vie ce n’est pas le handicap, c’est le manque d’amour ».
La solitude des femmes
Vanda Juknaite a commencé son travail d’écrivain au moment même où la Lituanie se libérait du joug soviétique, en 1990. Son premier livre, La Veillée funéraire[2], dépeint l’atmosphère de la campagne finissant d’agoniser après des années de destruction. Cette veillée funéraire est aussi, symboliquement, celle des déportations de masse en Sibérie et des milliers de morts parmi les « Frères de la forêt »[3]. Dans cette campagne, les femmes, de plus en plus isolées, observent les ravages que provoque l’alcoolisme dans le monde masculin. Elles ne se réunissent plus que pour les enterrements, lors des rites funéraires demeurés très vivaces en Lituanie. La vie à la campagne ne s’articule plus qu’autour des femmes, elles en sont devenues l’axe central.
L’époque qui a suivi l’indépendance a été marquée en Lituanie par une impressionnante vague de suicides masculins (le record avait été atteint en 2005 avec 68,1 pour 100 000 habitants), en particulier d’hommes ayant atteint la cinquantaine. Ces hommes, ayant perdu les références de leur monde, s’étaient trouvés incapables de soutenir un changement de régime. Le problème du suicide reste patent en Lituanie, puisque le pays se maintient à la première place européenne et mondiale avec un millier de suicides par an, aux deux tiers masculins, pour une population de trois millions d’habitants.
Vanda Juknaite considère le monde masculin comme étant complètement à part de celui des femmes. Elle se penche à nouveau sur l’univers féminin dans son œuvre suivante, la nouvelle Le Pays de verre[4], dans laquelle elle raconte, toujours à la campagne, la vie d’une jeune mère, seule avec son nouveau-né malade, dans un univers post-soviétique inhumain. La solitude existentielle, le foyer vécu comme une prison, la responsabilité de ses deux enfants lui rendent la vie difficile à supporter. Au fond d’elle-même rivalisent les forces de son amour maternel et du désir de mourir. Ce récit est en partie autobiographique, puisque Vanda Juknaite avait dû soigner pendant des années son petit garçon gravement malade, devenu déficient immunitaire à cause des nuages radioactifs de Tchernobyl. Suite à cette expérience, Vanda Juknaite a voulu écrire sur le thème de la maternité, décrire ce qui se passe à l’intérieur d’une mère confrontée à des circonstances extrêmes. En commençant ses recherches, elle avait été surprise qu’aucun écrivain auparavant n’ait réellement abordé ce thème. La grande originalité de l’écriture de Vanda Juknaite réside dans une très minutieuse recherche des mots employés, dans le minimalisme de l’expression. Elle va jusqu’à la limite des mots et de leur capacité, laissant à la ponctuation, aux silences qui sont arrêts, respirations, halètements, le soin d’exprimer le reste. On a souvent comparé son style à ceux des haïkus japonais[5]. Un film qui porte le même nom a été tiré de la nouvelle Le Pays de verre, réalisé par Janina Lapinskaite en 2004.
Les deux premiers livres de Vanda Juknaite ont eu un grand retentissement en Lituanie, preuve d’une résonance profonde dans la société.
Vanda Juknaite et les enfants des rues
Son troisième livre, Je me trahirai. Par la voix[6], fait part de son expérience avec les enfants des rues. Passant régulièrement devant la gare ferroviaire de Vilnius, Vanda Juknaite constate la présence de petits enfants livrés à eux-mêmes, obligés de mendier, essayant de survivre dans les locaux désaffectés des sous-sols de la gare tout en étant victimes du racket des plus âgés. A cette époque les centres d’accueil pour enfants datant de l’Union soviétique ont été démantelés et les nouveaux n’ont pas encore été mis en place. L’auteure décide d’organiser pour ces enfants un arbre de Noël, au sein même de la gare. Elle les apprivoise peu à peu et crée pour eux des camps de vacances à la campagne, où ils peuvent, l’espace d’un été au moins, avoir une autre vie. C’est cette expérience bouleversante qu’elle raconte dans son livre. Grâce à celui-ci et à ses nombreuses interventions médiatiques, des abris de nuit sont créés, les services sociaux finissent par intervenir et le problème des enfants des rues est finalement réglé. Depuis dix ans maintenant il n’y a plus d’enfants dans les rues en Lituanie.
Pourtant récompensée de plus de cinq prix littéraires lituaniens, Vanda Juknaite écrit peu. Elle parle de l’écriture comme d’une torture, elle écrit par nécessité de témoigner de ce qu’elle ressent profondément de la société lituanienne. Vanda Juknaite sait écouter et poser les questions, profondément concernée par son époque. En plus de sa charge de maître de conférences, qu’elle assume depuis de nombreuses années à l’Université pédagogique de Vilnius en enseignant la littérature lituanienne, elle a animé pendant deux ans une émission de radio au cours de laquelle elle recevait les personnes les plus diverses de la société lituanienne. Elle est en continuelle relation avec les domaines sociaux pédagogiques qui ont en charge les enfants délinquants ou handicapés. Elle est très sollicitée par les médias pour son parler vrai, sa connaissance de la réalité des problèmes de société, sa tolérance et sa totale simplicité.
[1] Tariamas is tamsos. Editions de l’Union des Ecrivains lituaniens, Vilnius, 2007. Les œuvres de Vanda Juknaite ne sont pas traduites en français, excepté la nouvelle Le pays de verre.
[2] Sermenys. Editions Vaga, Vilnius, 1990.
[3] A partir de 1945, les partisans lituaniens, appelés « Frères de la forêt », ont assuré une résistance armée continue dans les forêts lituaniennes ; ils ont entretenu une guérilla qui a finalement été écrasée en 1964.
[4] Stiklo salis. Editions de l’Union des Ecrivains lituaniens, Vilnius, 1995. Traduction française dans le recueil Des âmes dans le brouillard. Anthologie de nouvelles lituaniennes contemporaines: la nouvelle Le pays de verre. Presses Universitaires de Caen, 2003.
[5] haïku : petit poème extrêmement bref évoquant l’évanescence des choses.
[6] Issiduosi. Balsu. Éditions de l’Union des Écrivains lituaniens, Vilnius, 2002.
* Française d’origine lituanienne, Caroline PALIULIS vit depuis 1994 en Lituanie où elle a repris la librairie familiale.
Photo : Vladas Braziunas
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