Lettonie : la politique migratoire mise au défi par la crise bélarusse

En Lettonie, le débat sur l’immigration a pris de l’ampleur à la faveur de la crise migratoire qui a éclaté en Europe en 2015. Le sujet, très controversé, continue de diviser hommes politiques, experts et société. Or, une nouvelle vague de migration s’est développée depuis quelques mois à la frontière avec le Bélarus, mettant en question les fondements de la politique migratoire lettone.


Interdit de dépasser la barrière.Depuis 30 ans, la Lettonie a mis en œuvre une politique migratoire très stricte. Il y a cinq ans, tout en se conformant aux directives de l’Union européenne (UE) qui exigeaient que chaque pays membre accueille un certain nombre de réfugiés en provenance des pays du sud de l’Europe, Riga est parvenu à mettre en place un système aux termes duquel il était de fait presque impossible de rester dans le pays, même pour les demandeurs d’asile admis. Depuis quelques mois, le président bélarusse de facto Aliaksandr Loukachenka, en réponse aux sanctions de l’UE et au soutien de certains pays, dont baltes, à la société civile bélarusse, organise des flux de ressortissants de pays tiers candidats à l’entrée sur les territoires de l’UE : aujourd’hui, la majorité des personnes accueillies dans le centre d’hébergement pour demandeurs d’asile de Mucenieki, à l’est de Riga, viennent du territoire de l’État voisin : il s’agit à la fois de ressortissants bélarusses et de pays tiers.

La politique migratoire en Lettonie

Le droit des personnes à obtenir l'asile, le statut de réfugié ou un statut alternatif, ou à bénéficier d'une protection temporaire, est garanti par la loi lettone sur l'asile, modifiée en 2016. Le statut de réfugié peut être accordé à une personne ayant une crainte fondée d’être persécutée dans le pays de sa nationalité ou dans celui de sa précédente résidence, en raison de sa religion, sa nationalité, sa race, son affiliation sociale ou ses convictions politiques. Un statut alternatif est accordé si une personne est passible de la peine de mort ou de châtiments corporels et de torture. Le ressortissant d’un pays tiers ou apatride et se trouvant en dehors de son pays d’origine peut aussi demander l’asile s’il a quitté son pays en raison d’un conflit ethnique ou d’une guerre civile. Les demandes de statut de réfugié ou de statut alternatif sont examinées par la Division des affaires d'asile du Bureau de la citoyenneté et des migrations (Pilsonības un Migrāciju Lietu Pārvalde, PMLP). Le délai de prise de décision par l’institution responsable peut atteindre jusqu’à 15 mois, en fonction des cas(1).

Chaque demande est évaluée individuellement : s’il y a deux ou plus demandeurs d’asile du même pays, cela ne signifie pas qu'une décision unique sera prise en fonction de la nationalité ou du pays d’origine, car chaque situation est examinée séparément. Le PMLP n'a pas le droit de s’adresser aux autorités du pays d’origine pour obtenir des informations sur le demandeur et aucun justificatif ne peut être demandé aux collègues d’une institution homologue. Seuls comptent la crédibilité du récit du demandeur, ses documents (s’il en possède) et ceux des organisations internationales (comptes-rendus, rapports, etc.) Le demandeur d'asile doit fournir toutes les informations nécessaires à l’administration lettone, le travail entre l'institution responsable en Lettonie et le demandeur d’asile devant être coopératif(2). Lors de l’évaluation du dossier, l’administration lettone met en relation le récit du demandeur et les informations recueillies auprès d’autres organismes ainsi que celles concernant la situation dans le pays d’origine. Il s’agit de vérifier si toutes ces informations sont concordantes et rendent la demande recevable.

La procédure d’examen peut s’avérer longue. Durant ce laps de temps, le demandeur, hébergé au centre de Mucenieki, bénéficie de 3 euros par jour. Le PMLP s’efforce actuellement de traiter en priorité les demandes émanant de citoyens bélarusses et des amendements à la loi sont envisagés afin de faciliter l’octroi de l’asile. Une fois ce statut obtenu, il faut encore attendre un mois pour recevoir un document d’identité. En attendant, la personne ne peut ni travailler ni recevoir d’aide du gouvernement. En 2020, sur 147 demandeurs d’asile, seules 26 ont reçu des réponses positives.

Une fois l’asile accordé, le migrant n’en a pas encore terminé avec les difficultés : un adulte perçoit 270 euros mensuels d’allocation, auxquels s’ajoutent 104 euros de pension alimentaire, soit 374 euros en total (le salaire minimal brut en Lettonie est 530 euros), ce qui s’avère largement insuffisant pour louer un logement. Or, une fois doté de son statut, le réfugié ne peut plus être hébergé à Mucenieki. Les allocations sont versées pour une période de 10 mois maximum ou jusqu’au début du contrat de travail. Quel que soit le niveau d’éducation du migrant, son statut entrave sa recherche de travail, les employeurs étant généralement réticents face à cette main-d’œuvre immigrée. Par ailleurs, le réfugié se trouve pris dans une contradiction qu’il ne peut résoudre : il doit créer un compte bancaire pour percevoir ses allocations ; or, il a toutes les peines du monde à ouvrir un compte tant qu’il n’a pas de contrat de travail… La situations des immigrés bélarusses est parfois plus simple : beaucoup d’entre eux viennent avec leur voiture, ce qui accroît leur mobilité, et certains ont fait des économies avant d’arriver en Lettonie(3).

Mais le principal obstacle à la recherche d’emploi est l’absence de maîtrise de la langue lettone. Des cours de letton sont bien dispensés aux demandeurs d’asile et à leurs enfants dans le centre de Mucenieki, mais le letton est enseigné sans recours à une langue intermédiaire, ce qui relativise l’efficacité de cette démarche. La complexité de cette langue rend le processus d’acquisition souvent bien plus long que le délai d’obtention du statut demandé. Il serait donc nécessaire de garantir l’enseignement du letton après le départ de Mucenieki.

La réponse de la Lettonie à la migration organisée par les autorités bélarusses

Les autorités lettones estiment que Minsk crée artificiellement des flux migratoires dans le but de générer des tensions au sein des États membres de l’UE. Quand ils évoquent la situation, le président letton Egils Levits et le ministre des Affaires étrangères Edgars Rinkēvičs utilisent l’expression de « guerre hybride », pointant le fait que cette crise migratoire organisée s’accompagne d’une campagne de désinformation de la part des autorités bélarusses et des médias contrôlés par cet État, à l’encontre des États baltes, de la Pologne, de l’UE et de l’OTAN(4). En retour, l’UE a affirmé son soutien au peuple bélarusse qui réclame des élections libres dans son pays, et dénoncé la violation des droits de l’Homme au Bélarus.

En août 2021, les gardes-frontières lettons (Valsts robežsardze, VRS) et les Forces armées nationales (Nacionālie bruņotie spēki, NBS) ont mis en évidence plusieurs opérations visant à diriger des migrants originaires d’Afghanistan, de Syrie et d’Irak vers la frontière bélarusso-lettone. Des vidéos filmées par le VRS à la frontière en attestent. Certains groupes de réfugiés comptaient plus de 30 personnes(5), dont beaucoup ne savaient même pas qu’ils étaient arrivés en Lettonie (certains pensaient qu’ils arriveraient immédiatement en Allemagne).

Actuellement, la capacité d’accueil des migrants est presque saturée. Il va donc falloir installer des tentes pour accueillir les migrants si le flux ne tarit pas. Initialement, les autorités ont pensé installer ces tentes à proximité des bases des gardes-frontières mais, avec la décision du gouvernement d’accroître la participation des gouvernements locaux et des forces armées, d’autres localisations pourraient être envisagées.

Par ailleurs, la Lettonie a décidé de contrôler ces flux migratoires en installant une clôture temporaire en fil de fer barbelé le long des 37 kilomètres de frontière avec le Bélarus. Au risque de violer les droits de l’Homme et le droit d’asile, pourtant inscrits dans le droit européen et dans la Constitution lettone, cette décision ne permettra plus aux demandeurs d’asile de pénétrer sur le territoire letton(6).

Une société lettone plus encline à accepter l’immigration

Si la société lettone reste en proie à des préjugés à l’égard des réfugiés, elle a toutefois beaucoup évolué au cours des cinq dernières années. Elle demeure traversée par des problèmes socio-économiques qui lui font penser que les réfugiés sont avant tout un fardeau économique (l’exemple des faibles pensions de retraite opposées aux allocations versées aux demandeurs d’asile est souvent convoqué) ; mais elle prend conscience également du rôle des immigrés sur la croissance économique d’un pays en manque de main-d’œuvre.

La question du logement révèle mieux que toute autre les blocages qui perdurent en Lettonie : dès que le bailleur apprend que son locataire potentiel est originaire de Syrie, d’Irak ou d’Afghanistan, il a tendance à refuser de louer son logement. Les immigrés bélarusses, eux, sont dans une situation légèrement meilleure, à la fois parce qu’il existe déjà une diaspora bélarusse en Lettonie et parce que la plupart de ses représentants maîtrisent le russe, langue largement parlée en Lettonie.

Des organisations non-gouvernementales d’aide aux réfugiés luttent contre les stéréotypes en organisant diverses initiatives, avec un certain succès. Elles estiment toutefois que les autorités devraient agir plus en faveur de l’intégration des réfugiés et mieux informer la société. Malgré les démarches de certaines ONG auprès des représentants du gouvernement letton, peu de réponses concrètes mettant en œuvre l’action de l’État ont été apportées à ce jour.

 

Notes :

(1) Patvēruma procedūra Latvijā (Procédure d’asile en Lettonie), Pilsonības un migrācijas lietu pārvalde, 27 septembre 2020.

(2) Zane Mače, « Bēgļi Latvijā: Patvēruma meklētājiem nelabvēlīga sistēma trāpa arī baltkrieviem » (Réfugiés en Lettonie : les demandeurs d’asile touchés par un système défavorable même aux Bélarusses), LSM.lv, 26 mars 2021.

(3) Op. Cit., note 2.

(4) Aivars Ozoliņš, « Tas ir hibrīdkarš » (Il s’agit d’une guerre hybride), Ir.lv, 20 août 2021.

(5) « Video: Baltkrievu robežsargi ar varu dzen bēgļus pāri Latvijas robežai » (Vidéo : les gardes-frontières bélarusses chassent les réfugiés à la frontière), Delfi.lv, 13 aout 2021.

(6) Iveta Kažoka, « Atklāta vēstule par situāciju uz Latvijas un Baltkrievijas robežas » (Lettre ouverte sur la situation à la frontière entre la Lettonie et le Bélarus), Ir.lv, 17 août 2021.

 

Vignette : « Interdit de franchir la barrière » (photo : Céline Bayou).

 

* Vilma GERTANE est étudiante en Master 2 Relations Internationales à l’INALCO.

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