Mongolie/Russie/Chine : le petit cheval, entre l’ours et le dragon

Le 15 septembre 2022, les chefs d’État russe, mongol et chinois se sont rencontrés pour la 6ème fois afin d’évoquer plusieurs grands projets communs d’infrastructures et d’approvisionnement énergétique. Mais, en réalité, cette coopération trilatérale englobe des enjeux très divers pour chacun des trois pays.


Les présidents Vladimir Poutine, Ukhnaagiin Khurelsukh et Xi Jinping, lors de leur rencontre à Samarcande, le 15 septembre 2022 Les présidents Vladimir Poutine, Ukhnaagiin Khurelsukh et Xi Jinping se sont entretenus en marge de la 22ème réunion du Conseil des chefs d’État de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) dont la Chine et la Russie sont membres, et la Mongolie observateur. Cet échange trilatéral, qui s’est déroulé à Samarcande, n’était pas dénué d’arrière-pensées.

Une relation trilatérale asymétrique héritée de l’histoire

Synonyme de grands espaces et de liberté, la Mongolie a depuis longtemps été convoitée par ses deux grands voisins, la Russie au Nord et la Chine au Sud. Alors que le pays est sous domination sino-mandchoue de 1611 à 1911, son voisin russe s’assure de contrebalancer le pouvoir des Qing en y établissant une présence diplomatique et commerciale. La Russie signe également des traités avec l’Angleterre et le Japon au tout début du XXe siècle pour délimiter sa zone d’intérêt, qui s’étend du Turkestan chinois à la Mandchourie, en passant par la Mongolie. Il s’agit pour la Russie d’un impératif de sécurité : disposer d’une zone tampon contre la Chine et le Japon.

La Russie jouera également un rôle déterminant dans l’accès à l’indépendance mongole : les troupes chinoises sont chassées du territoire mongol à l’aide des Russes, et les autorités mongoles profitent de l’effondrement de la dynastie des Qing pour se rapprocher de la Russie. La Mongolie devient une République populaire en 1924, et bien que n’ayant jamais officiellement fait partie de l’URSS, elle n’en est pas moins souvent désignée comme la seizième République, ou comme pays satellite. Durant plus de vingt ans, l’Union soviétique est le seul État à reconnaître l’indépendance de la Mongolie. Sous pression soviétique, la Chine finit par s’y résoudre à son tour et Oulan-Bator instaure progressivement des relations diplomatiques avec d’autres pays. L'affaiblissement des positions russes en Mongolie débute avec la révolution démocratique mongole de l’hiver 1989/1990 et se poursuit jusqu’en décembre 1992, lorsque le dernier détachement de militaires soviétiques franchit la frontière russo-mongole. Depuis, si les liens se sont fortement distendus, l’influence de Moscou continue néanmoins d’être un facteur majeur des relations bilatérales.

Aujourd’hui, la politique étrangère de la Mongolie est en grande partie conditionnée par les implications de son enclavement géographique. Cette situation est exacerbée par le différentiel de puissance marqué entre la Mongolie et ses voisins russe et chinois. Puissances nucléaires et démographiques, membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, la Russie et la Chine pèsent bien plus sur la scène internationale que la Mongolie qui, malgré sa superficie trois fois supérieure à celle de la France, n’est peuplée que de 3 millions d’habitants. La stratégie de sécurité mongole consiste principalement à maintenir des relations de bon voisinage avec Moscou et Pékin et à entretenir une politique de « troisième voisin ». Ce concept, forgé lors de la visite du Secrétaire d’État américain James Baker en Mongolie en 1991 et retenu comme axe de la politique étrangère par le Parlement en 2011, consiste à développer des relations approfondies avec des pays tiers afin de rééquilibrer le poids des deux superpuissances dans le pays. Simultanément, afin d’assurer le bon voisinage avec ses voisins directs, la Mongolie œuvre dès 2014 à institutionnaliser un format de dialogue trilatéral. Le président mongol de l’époque, Tsakhiagiyn Elbegdorj (2009-2017), propose alors d’instaurer les « Rencontres d’Oulan-Bator » à l’occasion desquelles les trois chefs d’État doivent se réunir pour discuter de projets d’infrastructures. Bien que le titre n’ait pas été retenu, le principe est resté et, chaque année, les dirigeant des trois pays se rencontrent en marge du sommet annuel de l’Organisation de coopération de Shanghai.

La Mongolie, centre logistique de projets russes et chinois en Eurasie

En garantissant cet échange régulier, la Mongolie tend à s’affirmer comme un espace de transit pour les échanges commerciaux croissants entre ses deux voisins. Son objectif est de faire valoir le concept de routes de la steppe, qui renvoie au développement de projets d’infrastructures, afin de se positionner à l’intersection des projets de connectivité russe (Trans-Eurasian Belt Development) et chinois (Belt and Road Initiative). Cette ambition dépasse en réalité le cadre de la coopération trilatérale puisque l’aspiration de la Mongolie, dont le territoire représente le chemin le plus rapide et rentable entre l’Europe et l’Asie, est d’utiliser ces projets pour contribuer au développement des échanges commerciaux terrestres entre les deux continents.

En 2016, la Mongolie signe avec ses partenaires un accord pour la création d’un corridor économique Chine-Mongolie-Russie reposant sur une trentaine de projets de voies routières et ferroviaires. La route centrale du corridor part du port chinois de Tianjin pour se diriger vers le Nord-Ouest via Pékin, avant d’atteindre le poste-frontière d’Erenhot. L’itinéraire traverse ensuite la Mongolie, puis pénètre en Russie par l’express transsibérien à Oulan-Oude et achève sa trajectoire à Kouragino, dans le kraï de Krasnoïarsk. Cette route permet à la Mongolie de se positionner comme centre logistique dans le cadre d’un vaste réseau énergétique régional connu sous le nom de « Northeast Asian Super Grid », qui vise à tirer parti des vastes ressources énergétiques mongoles, utiles notamment au développement des énergies renouvelables en particulier en Chine, en Corée du Sud et au Japon. Lors de leur réunion à Samarcande le 15 septembre dernier, les dirigeants russe, mongol et chinois ont confirmé la prolongation de cinq ans du plan de développement de ce corridor économique et ont officiellement lancé une étude de faisabilité sur la modernisation et le développement de la voie ferrée Chine-Mongolie-Russie. Il se peut en outre que la Chine invite la Russie et la Mongolie à rejoindre le système de paiement interbancaire transfrontalier en renminbi afin de simplifier le processus de règlement et de réduire le risque lié au taux de change du dollar.

C’est également dans ce cadre que la Mongolie plaide depuis quelques années pour la construction d’un gazoduc russo-chinois transitant par son territoire, projet que Moscou et Pékin ont longtemps refusé, y voyant un moyen de pression pour les autorités mongoles. Un premier gazoduc, Force de Sibérie, reliant directement la Iakoutie à l'extrême nord-est de la Chine, est entrée en service fin 2019. Aujourd’hui, il revêt d’autant plus d’importance que l’Europe se détourne de la Russie en tant que consommateur de gaz, poussant le pays à consolider sa présence à l’Est en matière énergétique. En 2020, des études ont été lancées en vue de créer Force de Sibérie 2, le tube devant cette fois passer par la Mongolie. Sa construction devrait débuter en 2024. Pour la Mongolie, dont l’économie repose principalement sur l’élevage et l’agriculture, cette décision constitue un vrai tournant.

Des tensions régionales croissantes

Le développement de la coopération entre les trois pays pourrait toutefois se heurter à quelques entraves. La Mongolie n’ayant pas jugé nécessaire de recourir à des conseillers tiers pour évaluer les aspects financiers du projet de doublement du gazoduc, et ce malgré son manque d’expertise en la matière, craint maintenant que Moscou ne transfère sur elle une part injustifiée du coût du projet, en se réservant un montant indu de bénéfices. L’unique issue pour la Mongolie serait alors de contracter auprès de Moscou un prêt important, qui aura pour conséquence d’accroître sa dépendance économique et de réduire sa marge de manœuvre.

Avec l’instauration d’une relation asymétrique, la Russie pourrait prétendre disposer d’une alliée, alors même qu’elle apparaît de plus en plus isolée sur la scène internationale en conséquence de sa guerre contre l’Ukraine. La tenue des exercices militaires Vostok-2022 en septembre dernier, sous la supervision du Président russe en personne ainsi qu’en présence de plusieurs alliés, dont la Chine et la Mongolie, témoigne de l’enjeu de ces coopérations pour la Russie, à tout le moins en termes d’affichage.

Bien qu’Oulan-Bator ait adopté une position de neutralité face à la guerre en Ukraine, la société civile mongole et des politiciens comme l’ancien président Ts. Elbegdorj ont publiquement condamné la Russie. Cette apparente contradiction atteste de la difficulté pour la Mongolie à se positionner contre son voisin. Les tensions ont été exacerbées quand il est apparu que, lors de la mobilisation partielle, le pouvoir russe ciblait de manière disproportionnée les minorités ethniques culturellement proches de la Mongolie. Rappelons que, sous la dynastie Qing et la Russie tsariste, Pékin et Moscou ont arraché à la Mongolie deux régions pour les administrer : la Mongolie intérieure et la Bouriatie, principalement peuplées de minorités ethniques mongoles. Malgré le peu de transparence de Moscou concernant ses pertes au front, il apparaît que les régions comme la Bouriatie ou Touva ont subi proportionnellement plus de pertes que les régions centrales de Russie. Or, Oulan-Bator n’a pas commenté cette disproportion. Un décalage entre les autorités et la population civile mongoles avait également pu être observé vis-à-vis de la politique d’assimilation culturelle des habitants de Mongolie Intérieure lancée en 2020 par la Chine.

Si la Mongolie est vouée à exercer d’habiles manœuvres à l’égard de la Russie et de la Chine afin d’assurer sa sécurité et son développement, celles-ci ont désormais tout autant intérêt à se tourner vers le pays, alors que les tensions entre Pékin et Moscou d’un côté et l’Occident de l’autre ne cessent de croître. Dans ce contexte, l’intégration régionale devient un enjeu en soi. Qui plus est, outre de sa position géographique stratégique, la Mongolie peut se prévaloir d’être le pays qui entretient les relations diplomatiques les plus proches avec la Corée du Nord ; elle apparaît dès lors, aux yeux de ses deux grands voisins, comme un interlocuteur d’autant plus précieux.

Sources principales :

  • Munkhnaran Bayarlkhagva, « A New Russian Gas Pipeline Is a Bad Idea for Mongolia », The Diplomat, 11 mai 2022.
  • Antoine Maire, La Mongolie contemporaine, Chronique politique économique et stratégique d’un pays nomade, CNRS Éditions, Paris,2021, 348 p.
  • David Teurtrie, « Vers un renouveau des relations russo-mongoles ? », L’Observatoire, Centre d’analyse de la CCI France-Russie, 1ernovembre 2018.
  • Jargal, « Mongol, Oros, Hyatadiin turiin terguun nariin uulzaltiin talaar olon ulsiin hevleluuded » (La rencontre des dirigeants mongol, russe et chinois vue dans la presse internationale), Montsame, 16 septembre 2022.
  • Elbegdorj, « Chingis Haan bol manai undesnii baatar » (Genghis Khan est notre héros national), 24 Tsag, 12 janvier 2016.
  • Bolor, « OHU BNHAU, Mongol zereg ulstai hamtarsan tsergiin surguulilt hiine » (La Russie va conduire des exercices militaires avec des pays tels que la Chine et la Mongolie), Zindaa.mn, 30 août 2022.

 

Vignette : Les présidents Vladimir Poutine, Ukhnaagiin Khurelsukh et Xi Jinping, lors de leur rencontre à Samarcande, le 15 septembre 2022 (photo : ministère mongol des Affaires étrangères).

 

* Solen-Zaya Demars est étudiante de M2 en Relations internationales à l’INALCO, spécialisée dans l’étude de la Mongolie et de l’espace postsoviétique.

Lien vers la version anglaise de l'article.

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