Russie : quelle influence au Moyen-Orient depuis la chute de Bachar al-Assad?

La chute du régime de Bachar al-Assad en Syrie, le 8 décembre 2024, a ébranlé la position de la Russie au Moyen-Orient. Avec la chute d'al-Assad, Moscou n'a pas seulement perdu son principal allié dans la région, mais est également sur le point de se trouver privée de son seul et plus grand point d'ancrage au Moyen-Orient. La Russie se trouve désormais dans une situation qui l'oblige à adopter de nouvelles stratégies et alliances pour préserver ce qu'elle avait construit au cours de la dernière décennie.


Le Président Vladimir Poutine reçoit son homologue syrien Ahmed al-Sharaa au Kremlin le 15 octobre 2025 (Copyright : compte X officiel de la Présidence de la République syrienne - @SyPresidency).La période de la guerre froide a été marquée par des relations étroites entre l'Union soviétique et des pays arabes tels que l'Égypte, la Syrie, l'Irak et la Libye. Cependant, ces relations ont connu un déclin important après l'effondrement de l'Union soviétique en 1991. Au cours des décennies suivantes, la Russie a ainsi perdu son ancrage au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

Depuis 2000, face à l'émergence d'un système international unipolaire dominé par les États-Unis, la Russie de Vladimir Poutine tente de s'imposer comme puissance mondiale en promouvant un modèle bipolaire et en jouant le rôle d’acteur de la résolution des crises et du soutien à ses alliés, cherchant aussi à prouver qu'elle peut affronter l'Occident, même de manière indirecte. Ces velléités se sont manifestées dans ses actions militaires et diplomatiques en Géorgie en 2008, dans la péninsule de Crimée en 2014, en Syrie en 2015 et, de manière toujours plus violente, en Ukraine depuis 2022.

Cette stratégie d’éparpillement lui a toutefois fait perdre des capacités militaires et a réduit son influence sur certaines régions où elle était traditionnellement présente. C'est ce qui s'est produit il y a tout juste un an avec la chute du régime de B. al-Assad en Syrie, qui a eu un impact négatif sur l’image de puissance militaire de la Russie et a mis en évidence ses limites en tant que puissance internationale.

Lintervention militaire en Syrie : une occasion de consolider l’influence de la Russie dans la région

L'alliance russo-syrienne n'est pas née de l'intervention militaire russe en Syrie en 2015, mais remonte aux années 1940, lorsque l’URSS a été l'un des premiers pays à reconnaître l'indépendance du pays en 1944. Ces relations se sont particulièrement développées dans les années 1970, avec l'arrivée au pouvoir de Hafez al-Assad en 1971. Les relations bilatérales ont évolué vers une coopération stratégique, militaire et économique. Moscou a alors fourni un soutien financier et matériel important à l'armée syrienne, jusqu'à ce que la Syrie devienne l'un des principaux importateurs d'armes soviétiques au Moyen-Orient.

La Syrie devient alors la principale porte d'entrée de l’Union soviétique sur la Méditerranée : en 1971, la base navale de Tartous est créée en vertu d'un accord bilatéral de coopération afin de servir de base logistique aux forces navales soviétiques. Après la fin de la guerre froide, l'utilisation de cette base a considérablement diminué, traduisant le recul de la présence russe dans la région.

Lors du lancement de la révolution syrienne, en 2011, la Russie n’est d’abord pas intervenue militairement, privilégiant d’abord le recours à des solutions diplomatiques pour soutenir son allié B. al-Assad. Elle a ainsi utilisé son droit de veto plus de dix fois au Conseil de sécurité entre 2011 et 2015 pour s'opposer à des résolutions de l'ONU condamnant B. al-Assad. Puis, avec l'aggravation de la crise, la prise de contrôle de la plupart des villes syriennes par les factions armées et l'entrée de l'État islamique dans le nord-est du pays, le Président syrien, craignant de perdre le pouvoir, a été contraint de demander le soutien de la Russie.

Cette requête a constitué une opportunité stratégique pour la Russie de revenir dans la région et d'y asseoir durablement sa présence. Par ailleurs, la Russie souhaitait démontrer sa capacité à un Occident qui jouait également un rôle dans la question syrienne par la création de la Coalition internationale présidée par les Etats-Unis pour combattre Daech.

Cette intervention a entraîné le déploiement de milliers de soldats russes, ainsi que la signature d'un accord autorisant la Russie à utiliser la base de Tartous pendant 49 ans avec pleine souveraineté et le droit de déployer 11 navires de guerre. Un autre accord a permis la création de la base de Hmeimim à Lattaquié, offrant un usage gratuit et illimité dans le temps de ces installations aériennes. Depuis cette base, les forces russes ont mené des dizaines de milliers de frappes aériennes contre les factions armées et contre Daech, faisant des dizaines de milliers de victimes civiles.

L'intervention russe en Syrie n'a pas seulement contribué à maintenir le régime d'al-Assad. Elle a également renforcé la coopération russe avec l'Iran, allié du régime, et ouvert des voies de communication avec les pays du Golfe. De plus, cette intervention a contribué à intensifier le dialogue avec les États-Unis et l'Occident en général, après que les canaux de communication avec eux se soient considérablement réduits depuis l'annexion illégale de la Crimée, en 2014. En d'autres termes, le Kremlin a imposé l'idée que la Russie était un acteur important et que l'Occident devait dialoguer avec elle, au moins pour mettre en place des mécanismes permettant d'éviter les affrontements accidentels entre forces russes et américaines en Syrie.

Le déclin progressif de l’engagement russe en Syrie : le début de la fin

Au cours des années qui ont précédé la chute du régime, l'intérêt russe pour la question syrienne a progressivement diminué : après une décennie de soutien militaire et financier au régime, Moscou a compris qu'il devenait difficile de réhabiliter le régime d’al-Assad, dont la structure et les institutions étaient en constante dégradation. La Syrie est ainsi passée du statut d'atout stratégique à celui de fardeau économique et militaire pour la Russie.

Puis, avec l’invasion à grande échelle de l’Ukraine en février 2022, la Russie a subi d'importantes pertes financières et militaires, la contraignant notamment à faire appel à l'Iran pour obtenir des drones et des munitions.

Dès le début de l’opération « Dissuasion de l’agression » du Hayat Tahrir al-Sham le 27 novembre 2024, la Russie a estimé que la chute de B. al-Assad était inévitable : Moscou savait que l'armée syrienne ne serait pas en mesure de repousser l'attaque, d’autant que les milices iraniennes avaient considérablement réduit leur soutien au régime syrien à la suite des frappes israéliennes contre elles.

Ainsi, même si Moscou a d'abord tenu à afficher son soutien au camp syrien, son aide est restée limitée, voire moindre que ce qu’elle avait pu être précédemment. Le nouveau président syrien Ahmed al-Sharaa a révélé, lors d’une interview télévisée avec la chaîne officielle syrienne le 12 septembre 2025, que des discussions avec les forces russes étaient intervenues pendant la bataille, facilitant la progression rapide des factions armées. Ce fait montre à quel point les relations russo-syriennes ont été complexes dans cette dernière phase de l'effondrement du régime.

Cet abandon relatif de son allié historique – mais désormais pesant – lors de la dernière bataille s'apparenterait donc à une tentative de Moscou de renforcer sa position au Moyen-Orient, en ouvrant une nouvelle page avec d'autres parties plus susceptibles que B. al-Assad de conforter la présence russe dans la région.

Se repositionner dans la région

Même si tout semble indiquer que la Russie est la grande perdante dans cette affaire, le Kremlin est loin d’abandonner un projet auquel il a consacré beaucoup d’efforts, notamment financiers et militaires, une décennie durant. La priorité de Moscou aujourd’hui est de préserver sa présence militaire au Moyen-Orient : la base navale de Tartous et celle aérienne de Hmeimim revêtent une importance capitale pour que la Russie maintienne sa puissance en Méditerranée et ses opérations en Afrique (en Libye et au Soudan en particulier). Or, la Russie ne pourra conserver ces sites que si elle ouvre la porte à des négociations avec les nouveaux dirigeants syriens.

Depuis le premier jour de la prise de pouvoir d'A. al-Sharaa, Moscou a donc adopté une approche pragmatique. Une délégation russe, conduite par le vice-ministre russe des Affaires étrangères Mikhaïl Bogdanov, s'est rendue à Damas dès janvier 2025 pour rencontrer la nouvelle direction syrienne. La question des bases russes a été l'un des premiers sujets abordés. Cette visite a été suivie par un entretien téléphonique entre V. Poutine et A. al-Sharaa en février suivant. En tant que membre du Conseil de sécurité de l’ONU, la Russie a par ailleurs dénoncé à plusieurs reprises les interventions israéliennes dans le sud de la Syrie, contrairement à Washington. Ce n’est pas indifférent pour Damas.

Les nouvelles autorités syriennes, elles, cherchent à établir des relations équilibrées avec tous les pays, afin de repositionner la Syrie sur la scène internationale tout en protégeant sa souveraineté. Tenant compte du poids de la Russie, le pouvoir syrien a donc manifesté sa volonté d’établir avec elle une relation stratégique. Signe de cette bonne disposition de Damas, le président al-Sharaa a effectué sa première visite à Moscou en octobre 2025. Lors de sa rencontre avec son homologue russe, il a précisé que les contrats conclus au cours des dernières années avec le gouvernement de B. al-Assad seraient réexaminés, en particulier en ce qui concerne les bases de Tartous et de Hmeimim. Le Président syrien souhaite en effet que la présence russe soit régie par des cadres juridiques garantissant la souveraineté de son pays.

La Russie s'efforce dans le même temps de renforcer ses relations avec la Turquie : Moscou n’ignore pas les liens étroits qui unissent Erdogan à al-Sharaa et estime que la Turquie pourrait faire pression sur Damas si les dirigeants syriens étaient tentés de mettre fin à la présence russe à Tartous et Hmeimin. La Russie tente également d'étendre son influence en Libye en profitant des crises politique et sécuritaire qui y sévissent. Moscou a ainsi commencé à transférer des armes et du matériel militaire vers des régions telles que Tobrouk et Benghazi afin de renforcer sa présence dans l'est de la Méditerranée.

Au-delà de sa capacité à s’adapter aux changements politiques en cours en Syrie et dans le reste de la région, la Russie devra sans doute aussi manifester son appétence pour une relation débarrassée de la mentalité de tutelle qui caractérisait auparavant ses relations avec Damas.

 

Vignette : Le Président Vladimir Poutine reçoit son homologue syrien Ahmed al-Sharaa au Kremlin le 15 octobre 2025 (Copyright : compte X officiel de la Présidence de la République syrienne - @SyPresidency).

 

* Daniah al-Imari est étudiante en Master 2 de Relations Internationales à l’INALCO.