L’énergie nucléaire n’est pas seulement une ressource énergétique. Pour la Lituanie indépendante, la centrale d’Ignalina apparaît aussi comme une garantie d’indépendance politique. Mais le chemin vers l’UE a changé la donne. Et l’indépendance énergétique est en passe de devenir une « affaire baltique ».
Si, au milieu des années 1980, Mikhail Gorbatchev parlait d’une «maison commune européenne» allant de l’Atlantique à l’Oural, ses mots relevaient, à n’en pas douter, bien plus d’un monde idéal que de la catégorie des possibles. La naissance d’une Europe communautaire composée aussi par d’anciennes républiques de l’URSS était alors tout simplement chose impossible à imaginer !
Une nouvelle indépendance, une nouvelle union
Le recouvrement de l’indépendance politique au début des années 1990 impliqua notamment deux choses pour la Lituanie : en premier lieu, cette indépendance ouvrait la voie la plus directe pour revendiquer et faire revivre l’autonomie culturelle dont le pays avait été privé depuis la Seconde Guerre mondiale ; en second lieu, elle incitait à la recherche d’une souveraineté politique apte à faire revivre le patrimoine idéal accumulé dès les années de la renaissance nationale, au XIXe siècle.
Lorsque la Lituanie et les autres Etats baltes s’engagèrent sur le chemin de l’adhésion à l’UE, il était particulièrement évident pour tous que ces entités nées de la désintégration de l’Union soviétique n’auraient pu survivre isolées. Pour ces pays, mais aussi pour les autres pays de la région, l’indépendance n’était pas une question nationale, mais continentale. Faire partie d’un nouvel «organisme» signifiait donc accepter d’emblée des limites à la souveraineté tout juste retrouvée et à la liberté décisionnelle, et entrer dans une logique d’harmonisation de la politique nationale avec celle de l’UE.
Pour la Lituanie, cette renonciation fut particulièrement ressentie lors du débat portant sur la fermeture de la centrale nucléaire d’Ignalina, située dans le nord-est du pays. Jugée potentiellement dangereuse par la Commission européenne, elle est néanmoins perçue comme relevant du patrimoine national par la population lituanienne. Sous la pression de Bruxelles, les autorités de Vilnius acceptèrent de mettre hors service la centrale, se réservant le délai de la fermeture définitive, reporté à 2009.
Energie et problèmes sociaux
Les deux réacteurs de la centrale nucléaire d’Ignalina fournissaient jusque récemment 75 % de l’électricité produite dans le pays, ce qui assurait l’autosuffisance de la Lituanie au regard de sa consommation intérieure et lui permettait même d’exporter de l’électricité vers les pays voisins. On comprend bien, dès lors, que le problème soulevé par les exigences de l’UE ne se limite pas à la contestation populaire. La question de la fermeture de la centrale lituanienne est, en effet, assez complexe. Si, comme les accords le prévoyaient, le premier réacteur a bien été fermé le 31 décembre 2004, ni la Commission européenne, ni le gouvernement lituanien ne désirent se charger du coût de la fermeture totale de la centrale, estimé à 2,4 milliards d’euros.
En outre, cette fermeture risque de mettre au chômage la quasi-totalité des habitants de la ville de Visaginas, située à proximité de la centrale, qui sont en grande majorité des russophones venus en Lituanie dans les années 1980, lors de la construction de cette centrale. Alors que la Lituanie, à la différence de l’Estonie et de la Lettonie voisines, ne connaît pas de tensions ethniques, elle pourrait de ce fait être confrontée à ce problème et en être, dans une certaine mesure, déstabilisée. Comme dans le cas de la Lettonie, la Russie pourrait profiter de la situation pour asseoir son influence dans la région. En effet, certains, en Lituanie, craignent les éventuels «caprices» hégémoniques de ce pays qui constitue aujourd’hui le nœud central de la question énergétique, non seulement en Lituanie, mais dans toute la région.
Vieux cauchemars
Des voix s’élèvent en effet, exprimant la crainte que Moscou puisse menacer l’indépendance réelle des Etats baltes. Et les vieux cauchemars de resurgir, comme celui de voir la Russie «coloniser» économiquement les pays situés à son Ouest. Pour la Lituanie privée de ses ressources électriques, elle deviendrait alors le fournisseur d’énergie incontournable, parce que le moins cher. Moscou pourrait ainsi dominer la région, sans avoir exprimé aucune revendication politique et avec l’aide (involontaire) de l’UE, incapable d’élaborer une vraie politique commune en la matière.
Or si, aujourd’hui, on ne peut évidemment pas évoquer une avancée de la Russie vers les territoires occidentaux de l’ex-URSS, on peut parler sans aucune réserve de la marche des forces économiques russes vers l'Europe occidentale. Les citoyens européens ont suivi avec consternation, en janvier 2006, le déroulement de la crise du gaz russo-ukrainienne, ce qui leur a permis de constater la dépendance de l’Europe entière vis-à-vis de l’énergie russe. La région de la mer Baltique en général, et la Lituanie en particulier, sont-elles menacées de voir mise en cause leur souveraineté? La Lituanie va-t-elle devoir s’interroger sur la potentielle métamorphose de son indépendance politique en simulacre du pouvoir réel?
Déjà par le passé, et surtout sous la poussée des partis et courants écologistes, certains groupes lituaniens ont pensé au développement des énergies renouvelables. Il est rapidement apparu, en l’état actuel des choses, qu’elles ne peuvent que venir en appoint d’autres sources d’énergie. La crise du gaz russo-ukrainienne semble avoir décillé les autorités lituaniennes quant à leur propre situation : la nécessité de résoudre la question d’Ignalina et d’entamer une politique de coopération régionale est apparue comme prioritaire.
Lors d’une rencontre en Lituanie, le 27 février 2006, les Premiers ministres lituanien, letton et estonien - Algirdas Brazauskas, Aigars Kalvitis and Andrus Ansip - ont enfin opté pour une collaboration qui devrait reconfigurer les politiques énergétiques de la région. Les représentants des trois Etats baltes se sont dit prêts à coordonner leurs stratégies énergétiques nationales respectives. Surtout, ils ont envisagé la construction conjointe, sur le territoire lituanien, d’une nouvelle centrale nucléaire capable de répondre aux besoins de chacun de ces pays et d’éviter (ou au moins limiter) la dépendance à l’égard de l’énergie russe.
Si ce projet de collaboration balte ne reste pas seulement le beau rêve d’une journée d’hiver, il deviendra peut-être la preuve que la coopération régionale est la meilleur arme garantissant à l’Europe de survivre au manque de coordination politique de Bruxelles.
* Andrea GRIFFANTE est membre de l’A.I.S.S.E.C.O. (Association Italienne pour les Etudes Historiques sur l’Europe Centrale et Orientale).
Photo : centrale d'Ignalia - © Marie-Anne SORBA