A propos du Jour de Lacplesis : que commémore la Lettonie le 11 novembre ?

Alors que la France débat de l’opportunité de réduire le nombre de ses commémorations, la Lettonie semble se chercher, depuis quelques années déjà, un jour de commémoration apte à rassembler tous les habitants du pays.


Une semaine avant la célébration de l’indépendance, proclamée le 18 novembre 1918, le « Jour de Lacplesis », fixé au 11 novembre, est censé rendre hommage, selon les mots du Président Valdis Zatlers, à « l’une des victoires les plus significatives de l’histoire lettone », celle du 11 novembre 1919. Il s’agit, plus largement, de se souvenir des soldats qui ont combattu pour la liberté de la Lettonie, quelles qu’en soient l’époque ou l’armée. Mais cette commémoration, instaurée en 1919, interdite durant l’occupation soviétique et rétablie depuis le recouvrement de l’indépendance, prend également pour référence le personnage principal de l’épopée éponyme publiée en 1888, au moment de l’Atmoda (éveil national) : Lacplesis est le héros mythique par excellence, destiné à livrer combat afin de libérer les Lettons des envahisseurs.

Le «tueur d’ours» ou le besoin d’une épopée

Au cours du 19e siècle, l’intelligentsia germano-balte, prisant plus que tout le chant épique héroïque, mettra en cause l’identité des Lettons, non dotés en la matière. Le pasteur germano-balte Karl Ullmann lancera ainsi un jugement sans appel : « Un peuple qui ne possède pas d’épopée, pourquoi n’en possède-t-il point ? Tout simplement parce qu’il n’a jamais rien fait par le passé qui vaille la peine d’être chanté, qu’il ne possède aucune histoire qui vaille la peine d’être mentionnée. Ils n’ont fait que vivre en contact avec la nature, mais ils n’ont pas atteint un niveau d’égalité dans leurs contacts avec d’autres nations »[1].
Alors, en 1888, Andrejs Pumpurs offrira aux Lettons l’épopée nationale qui manquait à leur jeune littérature. S’inspirant de contes traditionnels, il situe son héros au début du 13e siècle et, en six chants, narre les aventures de celui qui, par ses qualités (courage, loyauté, force, patriotisme…) va incarner la défense de la liberté et de la justice. Du moins telles que perçues par les contemporains d’A. Pumpurs.

Le récit de Pumpurs[2] comporte des éléments issus du folklore traditionnel, des personnages et situations magiques et des références historiques réelles, situées au début de la période de christianisation. Désigné par les dieux qui se demandaient comment venir en aide aux mortels baltes, Lacplesis apparaît dans la région de Lielvarde où il est adopté par le chef du clan du village. Bon avec les faibles, de caractère plutôt bonhomme, il ne connaît pas sa force et entre en action lorsque ses proches sont en danger. Il débute ses prouesses, à dix-huit ans, en tuant un ours auquel il déchire la mâchoire à mains nues.
Au cours de ses pérégrinations, Lacplesis rencontre des sorcières (la séduisante Spidala, qui a pactisé avec le diable et tentera de tuer le héros), des traîtres (Kangars, prêt à renier ses dieux et à trahir son peuple, condamnant ce dernier à l’esclavage), des amis fidèles (Koknesis, autre jeune homme d’une force légendaire), sa future femme (Laimdota), mais aussi Kalapuisis (Kalevipoeg en estonien, du nom de l’épopée estonienne publiée en 1862 par Friedrich Reinhold Kreutzwald ; dans l’épopée de Pumpurs, les deux héros s’affrontent -au profit de Lacplesis- avant de convenir qu’un danger extérieur pèse sur les terres de la région et que l’union de leurs forces est plus opportune)…
Après moult aventures, des noces sont organisées à l’occasion du Ligo, la fête du solstice d’été[3], assombrie par une terrible tempête, annonciatrice de 700 ans de malheur pour les peuples baltes. Les unes après les autres, les populations de la région vont en effet se rendre aux croisés allemands. Dans un dernier effort pour défendre la liberté, Lacplesis unit ses combattants, tandis que Kangars obtient du diable la révélation du secret de la force du héros: celle-ci réside dans ses oreilles velues, héritées de sa mère ourse. Le Chevalier noir, incarnation des chevaliers teutoniques, défie alors Lacplesis et, au fait de son secret, lui coupe les oreilles à l’issue d’un combat ultime. Les deux ennemis tombent dans la Daugava, ouvrant le début de la période d’esclavage imposé par les croisés.

Une épopée ambiguë, une commémoration déroutante

La fin de l’épopée peut prêter à interprétations : le duel s’achève par un corps à corps titanesque dont seule la Daugava pourrait dire la fin puisque « les deux adversaires y tombèrent et [qu’]on ne les revit jamais »[4]. Les dernières strophes du 6e chant évoquent la vision qu’ont parfois les navigateurs, distinguant deux ombres qui se débattent. L’incertitude quant au sort des ennemis demeure donc et l’épopée s’achève sur une ouverture, laissant le soin aux générations futures d’y mettre un point final : « Le jour viendra où le tueur d’ours triomphera du Chevalier noir et le précipitera dans le fleuve où il se noiera.[…] Ce jour-là, les Lettons seront libres ».

La commémoration du 11 novembre n’est pas moins déroutante aux yeux des observateurs extérieurs : alors que l’Europe fête en ce jour la fin de la Première Guerre mondiale sur le front de l’Ouest, en 1918 donc, la Lettonie célèbre, elle, le 11 novembre 1919, victoire dans la guerre de libération nationale qui va se dérouler de décembre 1918 à août 1920. La proclamation de la République de Lettonie, le 18 novembre 1918, n’est en effet qu’une étape, certes essentielle, du long combat qui va opposer troupes lettones, allemandes et bolcheviques, avant que n’émerge réellement une Lettonie libre et en mesure de se consolider. Ainsi, le 11 novembre 1919 marque la fin de la bataille de Riga, victoire de l’armée lettone sur celle de Bermondt-Avalov, cet aventurier d’origine incertaine qui parvint à lever une armée de 35 000 hommes lors du départ des troupes allemandes, le général Von der Goltz lui ayant abandonné ses pouvoirs.

Lacplesis, toujours vivant !

Si l’épopée a indéniablement joué, par le passé, un rôle essentiel dans la constitution de l’identité lettone, sa place dans la société lettone moderne est désormais moins évidente. Sans doute les Lettons n’ont-ils pas tous lu l’épopée, mais tous la connaissent. En ce sens, elle relève bien de la culture populaire lettone.

Elle génère d’ailleurs jusqu’à aujourd’hui des « produits dérivés », d’importance et d’intérêt divers. Le plus célèbre est l’opéra-rock composé en 1986 par Mara Zalite sur une musique de Zigmars Liepins. Joué pour la première fois dans la capitale lettone le 23 août 1988, soit au début de ce que l’on a pour coutume de qualifier de « troisième Atmoda », l’opéra, doté d’une connotation clairement anti-soviétique, a certainement alimenté le mouvement d’indépendance. Il est depuis joué régulièrement dans le pays, personne ne paraissant gêné par le fait que le livret prend quelques libertés avec le récit de Pumpurs.


Lacplesis, pochoir à Lielvarde @Eric Le Bourhis

Déjà en 1930, le cinéaste Aleksandrs Rusteikis avait tourné le film muet Lacplesis, dans la plus pure tradition expressionniste allemande. Dernier avatar en date, et pas des plus brillants sans doute, un projet de film intitulé Le dernier Lacplesis a vu son financement public s’interrompre en cours de route, vraisemblablement au motif que l’un des personnages du film ressemblait fort à l’ancien Premier ministre Aigars Kalvitis (2004-2007), affublé d’un groin[5].

Commémorer quelles luttes contre quels oppresseurs ?

Toutefois, si Lacplesis est connu des Lettons, le Jour de Lacplesis, lui, ne semble pas avoir une signification claire pour eux, d’autant que sa proximité avec les célébrations du 18 novembre brouille encore un peu plus le message. Un sondage réalisé en novembre 2005 par le journal Latvijas Avize avait montré que 39 % des personnes interrogées ignoraient totalement la signification du 11 novembre. Le fait que les jeunes, en particulier, peinaient à répondre avait été analysé par le média comme révélateur d’une carence de l’enseignement de l’histoire en Lettonie.

La question relève plus globalement de l’instauration de jours de commémoration dans le pays. Si le 18 novembre ne fait pas débat, de même que le 25 mars, qui rend hommage aux victimes des déportations vers la Sibérie durant la période soviétique, d’autres dates sont plus controversées.
A commencer par celles marquant la fin de la Seconde Guerre mondiale, 8 mai à l’Ouest, 9 mai en Russie, forcément perçues différemment par les Lettons de souche (qui célèbrent officiellement le Jour de l’Europe le 9 mai) et la communauté russophone de Lettonie (qui célèbre la fin de la guerre le 9 mai). Cette année par exemple, les autorités lettones auraient eu l’idée saugrenue de déclarer le 8 mai jour de lutte contre les sachets en plastique, mélange des genres peu apprécié par les vétérans de la guerre qui y ont vu une atteinte à leur célébration et aux valeurs européennes. Proposition condamnée sans appel également par le politologue Nils Muiznieks : « Comme le montre l’expérience du déplacement de la statue de bronze du centre de Tallinn, il faut être très prudent avec les symboles historiques. Beaucoup de Lettons aujourd’hui ne comprennent simplement pas ce que le Jour de la victoire signifie pour les Russes »[6].

Le message peine à être entendu : le Jour de Lacplesis devrait permettre de commémorer le combat de tous les habitants de la Lettonie contre tous les envahisseurs. Lacplesis s’est battu contre les missionnaires teutons au 13e siècle mais son symbole s’applique également à la lutte contre l’oppresseur russe sous l’Empire tsariste. Ainsi qu’à celle pour la libération de la Lettonie durant la Seconde Guerre mondiale. D’ailleurs, même si, durant la période d’occupation soviétique, la commémoration du Jour de Lacplesis fut interdite par les autorités, les Soviétiques ne voyaient pas d’un mauvais œil la figure du héros Lacplesis, puisqu’il avait lutté contre l’occupant allemand.

Depuis quelques années, le 11 novembre est ainsi appelé par les autorités à remplacer le 16 mars, jour du défilé des vétérans de la Légion lettone qui ont combattu, de leur plein gré ou pas, contre le retour de l’Armée rouge. La date du 16 mars (référence à une bataille, en 1944, entre la Légion lettone et l’Armée rouge) avait été instaurée par le Parlement letton en 1998 avant d’être supprimée du calendrier officiel au début des années 2000. Il n’en reste pas moins que la démarche des légionnaires fait chaque année débat, même si la Légion SS balte n’a pas été jugée organisation criminelle lors du procès de Nuremberg parce que les recrutements s’y sont faits non sur la base du volontariat mais sur celle de l’enrôlement de force.
En 2005, la présidente lettone, Vaira Vike-Freiberga, appelait les Lettons à se rassembler autour du Jour de Lacplesis : « En tant que Présidente, j’invite tous les anciens combattants -tous les hommes ayant combattu de bonne foi, y compris ceux qui ont été conscrits sans qu’on leur ait demandé leur avis, dans l’Armée rouge et dans la Wehrmacht- aux cérémonies du 11 novembre, Jour du souvenir. Ces anciens combattants, s’ils se sont battus de bonne foi en pensant qu’ils le faisaient pour leur patrie, méritent notre respect; peu importe l’armée dans laquelle ils ont combattu »[7]. La même année, elle avait appelé à se rassembler autour de cette unique date afin « d’apporter un démenti aux accusations infondées portées contre la Lettonie et son histoire ».
En 2006, le ministre des Affaires étrangères, Artis Pabriks, avait déclaré que le 11 novembre symbolise la volonté, l’unité, l’ardeur et la force vitale de la nation lettone. Sans pour autant définir cette nation lettone.
Un sondage réalisé en novembre 2008 pour le compte du Secrétariat d’Etat à l’intégration auprès de 1 200 résidents de Lettonie a montré que 60 % d’entre eux se déclarent patriotes, contre 21 % qui ne se ressentent pas comme tels. Si l’indépendance du pays était menacée, ils seraient 56 % à la défendre, tandis que 14 % refuseraient de le faire. L’étude montre que la majeure partie des résidents citoyens de Lettonie se sentent fortement liés à leur pays, contre la moitié seulement des non-citoyens interrogés qui se sentent peu de rapport avec la Lettonie (le pays comptent un peu plus de 370 000 non-citoyens sur une population totale de 2,3 millions).

 

Par Céline BAYOU

[1] Karl Ullmann, Volkslied und Volkscharacter, Baltische Monatsschrift, Riga, 1877, pp. 705-714.
[2] L’épopée est disponible en letton sur http://www.ailab.lv/Teksti/Senie/Pumpurs/lacsat.html; également en anglais, dans une traduction d’Arthur Cropley (2005) sur www.gutenberg.org/files/17445/17445-8.txt. Il n’existe pour le moment pas de traduction française.
[3] Céline Bayou, «Lettonie. “Ligo, Ligo!”, la nuit du solstice d’été», Le courrier des pays de l’Est, n° 1067, mai-juin 2008.
[4] S.Champonnois, F.de Labriolle, Dictionnaire historique de la Lettonie, Armeline, Crozon, 2003, pp. 177-178.
[5] La scène objet du scandale est celle au cours de laquelle le héros s’apprête à affronter l’anti-héros, affublé de son groin. Le réalisateur du film inachevé a crié à la censure, tandis que les représentants du parti d’A.Kalvitis ont noté qu’il s’agissait d’une demande de financement public et non d’un projet privé.
[6] Oksana Antonenko, «V Latvii Den Pobedy doverili otmetchat tchelovekou-svinio», Telegraf, 7 mai 2008.
[7] Vaira Vike-Freiberga, «Votre histoire est la nôtre, et réciproquement», interview menée par Antoine Jacob, in C.Bayou (dir.), Itinéraires baltes, Ed. Regard sur l’Est, St-Gratien, 2005, pp. 25-29.