Abkhazie : paradis précaire des cryptomonnaies

Réputée pour la richesse de son patrimoine naturel, la république sécessionniste d’Abkhazie est devenue au cours des cinq dernières années un paradis d’un genre nouveau : celui de la production de cryptomonnaies. Permis par les prix dérisoires de l’électricité locale, le phénomène a fini par toucher un large spectre de la population, qui a vu dans le minage un moyen de surmonter les difficultés économiques. Il a aussi révélé la fragilité énergétique et certaines réalités politiques de ce petit État de facto du Caucase.


La promenade de Soukhoumi (photo Zadig Tisserand, 2020)Les cryptomonnaies reposent sur un réseau informatique décentralisé qui se passe des banques en impliquant l’utilisateur dans les processus de transaction et de création monétaire. Pour émettre un cryptoactif comme le Bitcoin ou l’Ethereum, il faut laisser fonctionner des ordinateurs spécialisés et particulièrement énergivores qui assurent, par leur puissance de calcul, la cryptographie du système et garantissent la confiance que les pairs placent en lui. Miner, c’est donc transformer de l’énergie électrique en valeur monétaire par le calcul informatique. Si les cryptomonnaies suscitent un engouement grandissant, les lieux de leur production demeurent largement méconnus.

Pourquoi l’Abkhazie ?

Le monde post-soviétique compte des espaces parmi les plus dynamiques en matière de minage : la Sibérie orientale russe(1), l’Estonie et surtout la Géorgie qui figure à la troisième place mondiale en 2020, derrière la Chine et le Venezuela. La raison d’une telle attractivité réside avant tout dans le faible coût de l’électricité, condition nécessaire à une production rentable. D’autres facteurs peuvent ensuite intervenir comme le climat, les normes fiscales, la qualité du réseau internet et l’existence de bâtiments inoccupés.

L’Abkhazie présente des avantages notables pour le minage de cryptomonnaies. Héritage de la guerre victorieuse de 1992-1993 contre l’État central géorgien – au terme de laquelle la république séparatiste a entamé un processus d’étatisation –, le prix de l’électricité y est négligeable(2). Le kilowattheure coûte 0,0041 euro, soit 39 fois moins qu’en France. Ancienne riviera impériale puis soviétique, la république compte en outre de nombreux hôtels et sanatoriums abandonnés, propices à l’installation de fermes de cryptomonnaies qui s’apparentent à des data centers. Enfin, les mineurs ont profité un temps du vide juridique laissé par les autorités, jusqu’à ce que l’approvisionnement énergétique de la région se complexifie et force ces dernières à prendre des mesures.

Un des nombreux bâtiments en ruines d’Abkhazie (photo Zadig Tisserand, 2020).

Un des nombreux bâtiments en ruines d’Abkhazie (photo Zadig Tisserand, 2020).

De l’implantation d’entrepreneurs russes au phénomène de société

En Abkhazie, le boom des cryptomonnaies commence en 2016. À l’origine, il est surtout le fait d’investisseurs russes qui traversent légalement la frontière russo-abkhaze avec des ASICs (Application Specific Integrated Circuits), ordinateurs dédiés au minage spécifique d’une cryptomonnaie. Ces investissements laissent entrevoir la subordination de la république sécessionniste vis-à-vis de la Russie, « État patron » à qui elle doit sa survie économique et politique(3). Cependant, le statut légal du minage est volatile. Interdit, relégalisé puis interdit à nouveau entre 2016 et 2020, il offre peu de stabilité aux entrepreneurs russes, contraints de revendre leur matériel aux résidents abkhazes.

Progressivement, les populations locales réalisent le potentiel économique de ces « machines à faire de l’argent »(4), a fortiori depuis la pandémie de Covid-19 qui les prive de la précieuse manne touristique russe. La fièvre du minage s’installe alors et touche non seulement les jeunes mais aussi des catégories sociales inattendues : agriculteurs, restaurateurs, retraités, etc. Certains revendent leur voiture ou leur troupeau pour investir jusqu’à des dizaines de milliers d’euros dans des ASICs ou des systèmes plus rudimentaires. On peut ainsi trouver ces appareils dans des arrière-boutiques, des étables ou des salles de mariages. Tout le monde, dans cette petite république de 245 000 habitants, connaît quelqu’un qui mine des cryptomonnaies(5).

Le minage englobe de surcroît un véritable écosystème : pour sécuriser les installations, des gardes sont nécessaires car la valeur des composants attire des cambrioleurs. Des particuliers acceptent par ailleurs d’héberger des installations chez eux contre rétribution.

Les cryptomonnaies, responsables de la crise énergétique abkhaze ?

Le ministère local de l’Économie évalue à 625 le nombre de fermes ouvertes ces dernières années, estimation qui ne comprend pas le minage à petite échelle, plus dense et difficile à localiser. Or, parallèlement à l’apparition du phénomène, l’Abkhazie connaît un stress énergétique marqué, qui entraîne des coupures de courant jusque dans la capitale Soukhoumi. À l’hiver 2020-2021, la situation devient critique : Chernomorenergo, l’entreprise d’État chargée de l’approvisionnement électrique, est contrainte d’imposer des restrictions six heures par jour.

D’ordinaire, le barrage de Jvari fournit la totalité de l’électricité abkhaze. Opérationnel depuis 1978, cet immense ouvrage soviétique de 270 mètres se trouve en Géorgie, sur le fleuve Ingouri qui forme en aval la frontière de fait avec le territoire séparatiste. Conformément à l’accord de cessez-le-feu de 1993, l’exploitation de la centrale hydroélectrique est le fruit d’une collaboration imposée entre la Géorgie et l’Abkhazie, à qui reviennent respectivement 60 et 40 % de la production. Mais, entre janvier et mai 2021, des travaux de rénovation ont contraint l’arrêt de son activité. Soukhoumi a alors dû passer un accord d’importation avec Moscou qui a exigé des prix plus élevés pour un volume d’énergie insuffisant. Néanmoins, les premières coupures ont précédé la mise à l’arrêt du barrage. Elles sont intervenues dès 2015, sous l’effet conjugué du faible remplissage du bassin de stockage de l’Ingouri en hiver et de la saturation du réseau. Les autorités accusent les mineurs de cryptomonnaie d’en être responsable mais l’argumentaire est parcellaire.

Le barrage de Jvari (photo Zadig Tisserand, 2020)

 

Le barrage de Jvari (photo Zadig Tisserand, 2020).

 

Selon un cadre de Chernomorenergo, le minage n’a fait que donner le coup de grâce à un réseau déjà en état critique. D’une part, la multiplication des systèmes d’air conditionné et de chauffage au sol entraîne une surconsommation qui interroge le niveau si bas des tarifs. D’autre part, les câbles électriques sont vieux au point que des surcharges surviennent et provoquent des incendies. Seule la Russie serait apte à financer la nécessaire rénovation du réseau ; mais elle pourrait servir de levier aux autorités russes pour accentuer un long processus « d’harmonisation »(6) craint par l’Abkhazie qui souhaite l’indépendance et non l’annexion par son voisin.

Carte production et distribution d'électricité AbkhazieInterdictions, légalisations et économie grise : les ambiguïtés de l’État vis-à-vis du minage

Devant une telle situation énergétique, les autorités interdisent en 2016 les grandes fermes à cryptomonnaies. En 2018, le minage est complètement prohibé. Au même moment, les équipes de l’ex-président Raul Khajimba planchent sur un projet de cryptomonnaie d’État baptisée « Abkhazia Republic Coin », pensée comme un moyen non-conventionnel pour développer un territoire qui l’est tout autant du fait de son absence de reconnaissance internationale. Il n’a pas vu le jour. En septembre 2020, sous la présidence d’Aslan Bjania, le minage est finalement relégalisé mais plus encadré. En décembre, au cœur de la crise énergétique, il est interdit une nouvelle fois.

Ces derniers mois, le gouvernement a nettement durci le ton à l’égard des crypto-mineurs. En avril 2021, le parlement a examiné un ensemble de lois prévoyant de fortes amendes ainsi que la prolongation de l’interdiction. Un mois auparavant, la police et parfois même les forces spéciales du SBG, le service de sécurité d’État, ont mené plusieurs centaines d’opérations de répression au cours desquelles elles ont perquisitionné les fermes, se contentant en fait souvent de déconnecter les installations. Il est probable que ces mesures aient été en partie motivées par la nécessité de rassurer la population, exaspérée par les coupures de courant. D’autant que les dirigeants abkhazes participent eux aussi à la production de cryptomonnaies.

Il est en effet avéré que certaines des fermes saisies se trouvaient dans des usines appartenant à des membres du gouvernement. Plus encore, Lasha Sakania, lieutenant du président Bjania jusqu’à il y a moins d’un an, a été arrêté en février 2021 à la frontière russo-abkhaze pour contrebande de matériel informatique vers l’Abkhazie. Pourtant en passe d’être criminalisé, le minage de cryptomonnaies sert visiblement les intérêts personnels d’une classe politique abkhaze corrompue.

Il s’insère plus largement dans une économie grise généralisée. De nombreux ASICs sont ainsi raccordés illégalement au réseau électrique que 30 à 40 % des consommateurs détournent. À ce sujet, on peut présumer le rôle joué par les groupes mafieux locaux – dont l’influent clan de Raul Bartsba à Soukhoumi(7) –, toujours incontournables dans la vie locale.

 

Notes :

(1) Hugo Estecahandy, Kévin Limonier, « Cryptomonnaies et puissance de calcul : la Sibérie orientale, nouveau territoire stratégique pour la Russie ? », Hérodote, 2020/2-3 (N° 177-178), pp. 253-266.

(2) Selon Tengiz Jopua, politologue abkhaze : « Abkhazia Bans Bitcoin Mining Shortly After Legalizing It », Coindesk, 5 avril 2021.

(3) Xavier Follebouckt, Abkhazie. De l’oubli à la reconnaissance, vol. 1 et 2, Presses universitaires de Louvain, Belgique, 2010, 95 et 70 p.

(4) Marianna Kotova, « Abkhazia moves to shut down cryptomining as blackouts escalate », OC Media, 5 février 2021.

(5) Irina Toumakova, « О, mining God ! », Novaya Gazeta, 11 mars 2021.

(6) Dian Petriashvili, « Russia and Abkhazia: creeping 'harmonization' », JAM news, 6 avril 2021.

(7) « Drive-by shootout in Abkhazia – two dead, bystander waitress on death’s door », JAM news, 23 novembre 2019.

 

Vignette : La promenade de Soukhoumi (photo Zadig Tisserand, 2020).

 

* Pablo Moreno est étudiant à l’Institut français de géopolitique.

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