Affaire Kundera : « Les Tchèques ne sont pas prêts à se réconcilier avec leur passé communiste »

Entretien avec Pavel Palecek, ancien membre de l’Institut d’étude des régimes totalitaires.


Pavel Palecek in 2008L’historien Pavel Palecek travaillait jusque récemment à l’Institut d’étude des régimes totalitaires (IERT), qui a lancé en octobre 2008 des accusations de trahison à l’encontre de l’écrivain Milan Kundera. Après avoir étudié à Brno, Vienne, New York et Berlin, P.Palecek s’est spécialisé dans l’étude des régimes totalitaires: il est l’auteur de cinq livres et plusieurs documentaires reconnus internationalement sur cette question. Il a accepté de répondre aux questions de Regard sur l’Est.

Vous étiez jusque récemment membre de l’Institut d’étude des régimes totalitaires qui a transmis le document faisant état de la prétendue trahison de Kundera au journal Respekt qui en a fait sa Une le 13 octobre dernier. Pouvez-vous présenter cet Institut? 

Pavel Palecek: C’est un institut d’Etat qui a été créé en août 2007. Sa mission devait être d’analyser la documentation des régimes nazi et communiste dans l’espace de l’actuelle République tchèque. D’après la presse tchèque, ses employés font preuve d’un manque de professionnalisme inquiétant.

C’est pour cette raison que vous avez décidé de partir?

J’ai dirigé entre janvier et mai 2008 un des quatre départements de l’Institut, celui de l’édition. Je suis définitivement parti début octobre, donc avant "l’affaire Kundera", en même temps qu’une dizaine d’autres chercheurs. La direction de l’Institut est contestée, ce qui explique ces défections. En ce qui me concerne, j’ai démissionné pour deux raisons: l’ambiance de travail est très mauvaise et les résultats obtenus laissent à désirer.

En Pologne, un institut de ce type existe depuis plusieurs années. Est-ce, pour les anciens pays du bloc soviétique, un moyen de se réconcilier avec leur passé communiste?

Il serait beaucoup plus raisonnable de mettre en place une fondation qui soutiendrait les activités des institutions académiques et civiques ou des individuels qui s’intéressent à l’histoire. L‘interprétation de la recherche historique par l’Etat date du XIXe siècle. L’Institut pragois est une preuve de ces dysfonctionnements.

S’agit-il du premier cas de remise en question de ses recherches?

Non, malheurement pas! Nous avons récemment vécu une affaire similaire à propos des frères Masin, résistants au régime communiste qui avaient réussi à s’exiler en 1953. Le directeur de l’Institut, Pavel Zacek, a récemment affirmé qu’ils avaient préparé un attentat contre le Président de l’époque, Klement Gottwald; à l’appui de son affirmation, il a présenté le compte-rendu d’un interrogatoire mené avec quelqu’un qui n’a en fait jamais parlé avec les frères Masin. Heureusement, ces derniers sont encore en vie et ils ont pu démentir cette thèse, empêchant ainsi qu’une absurdité pareille n’entre dans les livres d’histoire.
Cette affaire était d’autant plus embarrassante qu’elle a eu lieu peu après la remise d’une médaille aux deux frères par le Premier ministre tchèque, Mirek Topolanek. Aujourd’hui, les deux résistants sont considérés comme des héros nationaux; bien que controversés, perçus par certains comme des assassins (ils ont tué des policiers innocents sur leur chemin vers la liberté).

Dans l’affaire Kundera, les historiens de l’IERT ont également sorti un papier qui est, d’après eux, "tombé par hasard des dossiers de la police secrète". Ils ont ensuite mis ce document à disposition des médias. S’agit-t-il d’une procédure standard?

Cette découverte a déclenché une vague de spéculations et d’émotions. Ici, c’est le professionnalisme qui est en jeu parce qu’elle a été révélée par un Institut d’Etat. Ce n’était ni un journal "people", ni un étudiant d’histoire curieux qui ont avancé cette thèse; de leur part, on aurait apprécié le fait qu’ils explorent les épisodes mystérieux de l’histoire récente...
L’utilisation de ce document historique brut est au coeur du problème. L’Institut dispose d’archives précieuses qu’il devrait mettre à disposition des chercheurs plutôt que de faire publier la première découverte sensationnelle dans les médias. Si les Archives nationales publiaient tous les documents controversés qui existent, nous n’aurions plus besoin des historiens. Mais ce sont deux professions distinctes et complémentaires: les archivistes classent les documents et les rendent accessibles aux historiens qui les étudient et écrivent ensuite des livres. Les deux professions doivent être séparées. En République tchèque, cela ne fonctionne malheureusement pas et nous manquons, depuis 1989, de travaux de synthèse sur l’histoire récente. Cela ouvre la porte aux affaires embarrassantes, comme celle de Kundera.

Vous voulez dire qu’on peut s’attendre à voir d’autres "cadavres dans les placards"?

Bien sûr! Je crains que les recherches concernant l’affaire Kundera n’aient même pas commencé, alors que l’Institut l’a présentée comme close. C’est déjà arrivé par le passé. L’erreur est du côté de l’Institut, pas de Kundera. Un de ces "cadavres dans le placard" pourrait être l’homme qui a mis Kundera au courant de l’existence de l’agent Dvoracek – il se peut qu’il ait été membre de la police secrète...

L’IERT refuse de remettre en question la véracité du document. Pourra-t-on trouver un jour d’autres documents susceptibles de confirmer ou de démentir les accusations portées contre Kundera? Ou bien cette affaire restera-t-elle à jamais un mystère?

Tout est dans les archives de l’Institut. Il y a du travail: mis côte à côte, les dossiers des services de sécurité de la Tchécoslovaquie communiste s’étalent sur vingt kilomètres de long! Mais je crains que l’Institut n’empêche l’accès aux documents susceptibles d’éclairer cette affaire.

En dehors de ces affaires controversées, quel est le bilan de l’action de l’IERT, plus d’un an après sa fondation?

Les résultats sont très maigres, malgré les ressources qui sont mises à sa disposition. L’Institut compte une cinquantaine d’employés et dispose d’un budget de presque 10 millions d’euros. Dans les milieux universitaires tchèques, cela représente un vrai trésor.

Y a-t-il une attitude dominante chez les historiens? Sont-ils "pour" ou "contre" Kundera?

L’Académie tchèque des Sciences a désigné la manière dont l’affaire a été rendue publique comme "non scientifique".

Dans les médias étrangers, l’affaire Kundera est parfois interprétée comme la vengeance d’un peuple contre un écrivain qui a rompu avec sa patrie. Pourtant, dans sa déclaration à l’Agence de presse tchèque, juste après la publication de l’accusation portée contre lui, l’écrivain s’est exprimé dans un tchèque parfait – donc il n’a certainement pas oublié ses origines... 

Il faut tenir compte du contexte politique dans le pays: l’affaire a éclaté quelques jours avant les élections sénatoriales et régionales [à l’issue desquelles le parti gouvernemental ODS a essuyé un échec cuisant, ZL]. Je voudrais rappeler qu’un des motifs de la fondation de l’Institut était de rendre les archives communistes accessibles à tout le monde pour cesser de les utiliser à des fins politiques.
Lors du scrutin présidentiel de février 2007, on aurait fait du chantage à un député suspect d’avoir travaillé pour la police secrète pendant le régime communiste. Son dossier a disparu au moment où le ministère de la Défense remettait les archives concernées à l’Institut d’étude des régimes totalitaires.
Mais peu importe. L’Institut n’aurait jamais dû rendre publique l’accusation contre Kundera de la manière dont il l’a fait. Ce n’est pas le travail qu’on attend de lui.

Un ami écrivain de Kundera s’est demandé dans Le Figaro[1]: "Qui en veut à Kundera"? Vous avez une idée?

C’est la bêtise qui est à l’origine de cette affaire. Ce n’est heureusement pas le seul trait de caractère des Tchèques et tout le monde n’est pas concerné!

A l’étranger, on croit que les Tchèques n’aiment pas l’écrivain. C’est peut-être un peu exagéré... Que pense aujourd’hui de Kundera le Tchèque moyen? 

On ne comprend pas pourquoi Kundera ne veut pas reconnaître ses origines et pourquoi il refuse de s’exprimer dans les médias. Tout cela contribue à gonfler l’affaire. Peut-être qu’il changera d’avis. En République tchèque, la plupart des gens le lisent et le respectent, même si on ne les entend pas beaucoup.

Etes-vous d’accord avec Adam Hradilek, l’archiviste qui a transmis le document controversé aux médias, lorsqu’il dit que l’affaire Kundera aidera les Tchèques à "éclairer les moments noirs de l’histoire"? 

Il y a l’effet scoop. Dans quelques semaines, personne n’en parlera plus. Pour les historiens, il est beaucoup plus important d’écrire l’histoire de la sécurité d’Etat plutôt que de s’interroger à la Une des journaux sur la question de savoir si c’est l’oeuf ou la poule qui est apparu en premier. Surtout lorsque l’historien en question est membre d’un Institut qu’on ne peut qualifier autrement qu’en crise.

Les Tchèques sont-ils aujourd’hui capables de se réconcilier avec leur passé communiste?

Je crois que c’est cette volonté de se réconcilier qui nous manque pour l’instant. Elle compte plus que la réconciliation elle-même.

 

Par Zuzana LOUBET DEL BAYLE

[1] Benoît Duteurtre, "Qui en veut à Kundera?", Le Figaro, 16 octobre 2008, http://www.lefigaro.fr/livres/2008/10/16/03005-20081016ARTFIG00385-qui-en-veut-a-kundera-.php