Les réactions en Asie centrale à la crise osséto-géorgienne : Vers un nouveau non-alignement ? (II)

Aucun des cinq Etats d'Asie centrale n'a jusqu'à présent reconnu l'indépendance de l'Abkhazie et de l'Ossétie du sud. Ils se sont « abrités » dans un premier temps derrière le Kazakhstan, en attendant la réunion des sommets de l'OCS et de l'OTSC fin août et début septembre.


Ces sommets vont marquer un tournant dans les relations entre l'Asie centrale et ses voisins, en particulier la Russie. Des analystes centrasiatiques expriment d’ailleurs leur souhait de voir monter en puissance ces organisations régionales, tandis qu'une autre grande organisation, la Communauté économique eurasiatique (Russie, Kazakhstan, Ouzbékistan, Kirghizie, Tadjikistan et Biélorussie), ne se fait guère entendre sur la crise géorgienne.

Le journaliste indépendant Sergeï Arbenine, qui réside en Kirghizie, qualifie d'« hystérique » la réponse de « l'Occident » face à la réaction russe en Géorgie. D’après lui, c'est cette « hystérie » qui aurait poussé la Russie à réaffirmer ses liens économiques avec ses partenaires traditionnels que sont les pays centrasiatiques, dans le secteur énergétique notamment. Mais depuis plusieurs années déjà la Russie opère un rapprochement avec ces Etats. Elle porte un intérêt croissant aux hydrocarbures du Kazakhstan, de l'Ouzbékistan et du Turkménistan depuis 2006 au moins (voire 2003 pour ce dernier). En outre, elle a signé avec ces trois pays, le 12 mai 2007, dans le port de Turkmenbachi sur la mer Caspienne, un accord prévoyant la modernisation et le doublement du gazoduc péricaspien, ainsi que des investissements russes dans l’exploitation de gisements d'hydrocarbures d’Asie centrale.

Pas de contrepartie politique aux accords économiques

Suite à la crise géorgienne, la fin du mois d'août 2008 voit d'éminents représentants du pouvoir russe se rendre en Asie centrale. Chronologiquement, se succédent ainsi le Président russe Dmitri Medvedev au Tadjikistan le 29 août et au Kazakshtan le 22 septembre (sa troisième visite à N. Nazarbaev depuis le début 2008), le vice-premier ministre Viktor Zoubkov au Turkménistan le 30 août (pour signer une série d'accords économiques) et le Premier ministre Vladimir Poutine en Ouzbékistan les 1er et 2 septembre (notons que l'ex-président de la Russie y est précédé le 28 août par le général américain Martin Dempsey, qui dirige le Commandement Central du Pentagone, dans un but militaire: il est alors question de refaire stationner des troupes américaines en Ouzbékistan). Malgré ses promesses à Islam Karimov -contribution à la construction d'un gazoduc et fourniture d'équipements russes à l'armée ouzbèke-, Vladimir Poutine n’obtient pas un soutien public à la politique russe en Géorgie. En revanche, la pression de Moscou pourrait être plus forte sur la Kirghizie en raison des problèmes de sécurité alimentaire et énergétique auxquels celle-ci est confrontée et la rencontre qui se tient les 8 et 9 octobre entre D. Medvedev et K. Bakiev laisse entrevoir la possibilité d’une reconnaissance par Bichkek de l'Abkhazie et de l'Ossétie du sud, moyennant des investissements russes.

Néanmoins, à la fin de l'été 2008, la Russie échoue par deux fois à obtenir des pays d'Asie centrale la reconnaissance de ces indépendances : lors du sommet des chefs d'Etat de l'Organisation de Coopération de Shangaï (OCS), qui s’ouvre dans la capitale tadjike le 27 août et tombe à point nommé pour Moscou (qui prend à cette occasion la présidence annuelle de l'Organisation); puis lors du sommet de l'Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC), qui se tient le 5 septembre dans la capitale russe.

A Douchanbé, les pays centrasiatiques confirment leur inflexibilité 

L'OCS regroupe la Russie, la Chine, et quatre Etats d’Asie centrale ayant au moins une frontière commune avec l’une d’elles: le Kazakhstan, la Kirghizie, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan. A l'origine, l’OCS n’est pas une alliance militaire. Sa création en 1996 est motivée par le besoin de la Chine de libérer ses troupes stationnées le long du fleuve Amour, face à la Russie, pour les redéployer sur ses côtes, face à Taïwan. L'aspect « sécurité » de l'OCS n’apparaît qu'ensuite. Evoquant le fonctionnement de l'Organisation, qui ne prévoirait pas qu’un membre informe les autres de ses actions militaires, le journaliste Bruce Pannier[1] pose la question de savoir si la Russie a consulté les autres membres de l'OCS, avant ou pendant son action militaire en Géorgie.

Au cours du sommet, les membres de l'OCS soutiennent Moscou en coulisse. Ainsi, les présidents ouzbek et kazakh auraient assuré la Russie de leur appui, affirmant qu'elle a « tenté d'arrêter le sang », le premier condamnant la Géorgie, le second s'étonnant que « l'Occident » feigne d'ignorer les agressions géorgiennes[2]. Cela officiellement dit, ils entérinent les efforts de paix en Ossétie du sud et confirment leur attachement au principe d'intégrité territoriale des Etats, donc de la Géorgie. Ce soutien officiel à Tbilissi tient dans deux paragraphes de la déclaration finale de Douchanbé, approuvant les « dispositions du plan Medvedev-Sarkozy en 6 points du 12 août 2008 ». Sur la base de cette déclaration, qui reflète néanmoins la préoccupation des pays d'Asie centrale face à la crise en Géorgie, le président russe affirme que la position unique des membres de l'OCS aura un écho international. Echo qui tarde encore à se faire entendre...

La reconnaissance de l'indépendance des deux entités en Géorgie n’est donc pas obtenue lors de ce sommet, au grand dam de la Russie. Mais les conséquences de la crise pourraient faire évoluer le développement de l'OCS. En effet, le communiqué commun du sommet mentionne la création prochaine d'un groupe spécial, consacré aux questions de l'élargissement de l'Organisation, et précise que la collaboration avec l'Inde, l'Iran, la Mongolie et le Pakistan devrait prendre une nouvelle dimension. Communiqué que viennent renforcer les déclarations du président russe D. Medvedev, selon lesquelles « l'OCS est prête à collaborer avec ceux qui le souhaitent sincèrement ». Un élargissement de l'OCS plus rapide que prévu est donc un scénario possible. Le journaliste et politologue Alexandre Kniazev prête même un avenir prometteur à cette organisation, allant jusqu'à affirmer qu'elle «a les potentialités suffisantes pour remplacer l'Onu et l'OSCE, inefficaces et incapables», oubliant au passage que l’OCS est loin de les égaler en nombre... De façon plus réaliste, le président kirghize se contente de souhaiter, lors du sommet, « une plus grande coopération de l'OCS avec les structures européennes, y compris l'UE dont l'intérêt pour la région croît », comme en témoigne le premier Forum ministériel Union européenne-Asie Centrale, consacré aux questions de sécurité, qui se tient à Paris le 18 septembre 2008.

Vers un renforcement de l'Organisation du Traité de Sécurité Collective ?

C'est la première fois dans l'histoire de l'Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC)[3], dont les bases ont été jetées dès 1992 avec le traité de Tachkent, qu'un de ses membres mène des actions militaires hors de ses propres frontières. L'OTSC n'avait donc jamais eu, jusqu'à présent, à se prononcer sur ce type de situation.

Initialement prévu dans la capitale de la Kirghizie, qui préside actuellement l'Organisation, le sommet des chefs d'Etat de l'OTSC est déplacé à Moscou, en raison des événements, à la demande de la Russie. Celle-ci souhaite encore présenter une position commune à l’issue du sommet, et surtout obtenir la reconnaissance de l'Ossétie du Sud et de l'Abkhazie de la part de ses partenaires, même si sur ce point le sommet de l'OCS ne lui a pas laissé beaucoup d'espoir. Celui de l’OTSC ne lui procure pas davantage satisfaction. Cependant, à défaut d'une telle reconnaissance, la déclaration du Conseil de sécurité de l'OTSC, publiée le 5 septembre[4], contient une mise en garde claire et nette à l'égard de l'Alliance atlantique: « Les Etats membres de l'OTSC appellent les pays de l'Otan à mesurer les conséquences d'un élargissement de l'Alliance à l'Est et de l'installation de nouveaux détachements avancés de reconnaissance aux frontières des pays membres de l'OTSC ».

Dès les premiers jours de la crise en Géorgie, le politologue kirghize Mourat Souiounbaev évoquait, ou souhaitait, un possible repositionnement de l'Organisation à l'occasion de ce sommet. Etablissant un parallèle entre l'Otan et l'OTSC, il déplorait «un monde où l'Otan est présent en Afghanistan, en Irak et en Iran» (sic), et envisageait une OTSC agissant elle aussi en dehors de sa zone d'influence, que ce soit en Afghanistan, en Iran ou dans le sud Caucase (c'est-à-dire aussi bien en Azerbaïdjan qu’en Géorgie, deux pays non membres de l'Organisation). Le directeur du groupe kazakh d'évaluation des risques Dosym Satpaev parvient à une conclusion très similaire, en supposant que Moscou pourrait, tôt ou tard, proposer de faire admettre l'Ossétie du Sud et l'Abkhazie au sein de l'OTSC, ce qui permettrait de faire pénétrer des forces de paix de cette organisation dans le Caucase. L'OTSC pourrait alors, selon D.Satpaev, devenir un instrument permettant à la Russie de réaliser ses ambitions géopolitiques, ce qui ne manquerait pas de rappeler le Pacte de Varsovie. Soulignons que l'OTSC avait décidé, à la fin du mois de juillet, de se doter d'un groupement de troupes d'Asie centrale, conçu comme un « facteur politico-militaire destiné à contenir tout danger en provenance d'Afghanistan », selon les mots de son secrétaire général Nikolaï Bordiouja. Craignant une Russie appuyée par une OTSC forte, D.Satpaev appelle de ses vœux une montée en puissance de l'OCS, alternative dont les pays centrasiatiques auraient besoin, même si nombre des fonctions de cette dernière sont redondantes avec celles de l'OTSC. Mais avant que l'Ossétie du Sud et l'Abkhazie n'entrent dans l'OTSC, tous les membres de l'Organisation doivent reconnaître ces deux entités comme des sujets de droit. Ce qui n'est pas le cas pour l'instant. A l'aune de la puissance réelle de l'OTSC en Asie centrale, la crainte de D.Satpaev est sans doute exagérée: selon une source russe[5], un groupement composé de troupes du Kazakhstan, de Kirghizie, du Tadjikistan et de la Russie ne compterait qu'environ 4 000 hommes. Les forces militaires de la Kirghizie et du Tadjikistan sont faibles et Bishkek, pas plus que Douchanbé, ne seraient capables de participer vraiment à ce groupement. Il est peu probable que l'Ouzbékistan le rejoigne. Seul le Kazakhstan pourrait donc vraisemblablement accueillir des troupes de l'OTSC.

Ces Etats d'Asie centrale semblent aujourd’hui « pris en tenaille » entre, d'une part, la Russie avec laquelle ils sont liés, notamment par des échanges économiques et pour l'évacuation de leurs hydrocarbures et, d'autre part, leurs propres politiques «multivectorielles», qui impliquent une ouverture vers les investisseurs européens, américains, indiens, japonais et chinois. Cette posture, qui paraît inconfortable aujourd'hui, mais dont ils ont su jouer habilement jusqu'à présent, leur permettra-t-elle de maintenir le cap de « nouveaux non-alignés »[6], méfiants à l'égard de la Chine et éloignés de l'UE, refusant autant un diktat russe que la présence de l'Otan ?

 

Par Hélène Rousselot

 

[1] Bruce Pannier, RFE, 28 août 2008
[2] Novaya Gazeta, 29 août 2008
[3] L'Organisation du Traité de Sécurité Collective rassemble la Russie, le Kazakhstan, l'Ouzbékistan, la Kirghizie, le Tadjikistan, la Biéolorussie et l'Arménie.
[4] Elle peut être consultée sur le site de la présidence russe : http://www.kremlin.ru/
[5] ID vremya, 15 septembre 2008
[6] Le Turkménistan et l'Ouzbékistan sont membres du Mouvement des Non Alignés, tandis que le Kazakhstan et la Kirghizie n'en sont qu'observateurs. Rappelons que parmi les cinq principes fondant ce Mouvement, figurent le respect mutuel pour l'intégrité et la souveraineté, la non agression mutuelle et la non-interférence dans les affaires intérieures.

 

244x78