Albanie : l’Union européenne comme destination finale

Engagée depuis 1992 dans un processus qui vise à préparer son intégration à l’Union européenne, l’Albanie a entamé ses négociations d’adhésion en 2022. Pour rendre réelle cette perspective, et notamment remplir les critères de Copenhague établis par le Conseil européen en 1993, le pays s’est lancé dans un processus pluridimensionnel de réformes que Tirana s’emploie à accomplir progressivement.


Berat (Albanie)L’Albanie a déposé sa candidature à l’adhésion à l’Union européenne en avril 2009. En 2012, la Commission européenne a recommandé qu’elle obtienne le statut de pays candidat, sous réserve de l’adoption de certaines réformes, en particulier dans les domaines judiciaire et administratif. En octobre 2013, la Commission a de nouveau recommandé d’accorder à l’Albanie ce statut de pays candidat, finalement obtenu en juin 2014. Le lancement officiel des négociations d’adhésion, lui, a été autorisé le 19 juillet 2022 (simultanément à la Macédoine du Nord).

Un pays européen aux portes d’une UE bouleversée

Épargnée par la guerre déclenchée en ex-Yougoslavie, l’Albanie a été l’un des premiers pays des Balkans à établir une relation contractuelle avec la Communauté européenne, dès 1992 avec la signature d’un accord de commerce et de coopération. Dans un premier temps, le pays a avancé rapidement sur la voie des réformes. Mais, aujourd’hui, un certain nombre d’entre elles restent inachevées, et ce dans des domaines clés, notamment liés aux critères politiques. Tirana peine à progresser dans les domaines de la démocratie et de l’État de droit (liberté d’expression, lutte contre les discriminations, système électoral, justice, administration publique…) mais aussi en matière de lutte contre la corruption et contre la criminalité organisée. L’interprétation erronée du néo-libéralisme occidental y a créé un modèle inachevé, résultat de réformes très libérales justifiées par la reprise de l’acquis communautaire mais se heurtant en particulier à une forte léthargie en matière de lutte contre la corruption. Cette situation a conduit à un exode massif des citoyens albanais.

Alors que, depuis quelques années, l’UE privilégie une politique d’approfondissement au détriment de la poursuite de son élargissement, le retour des guerres (celle menée par la Russie en Ukraine ou celle entre Israël et le Hamas notamment) et la profonde remise en cause de l’ordre sécuritaire international amènent à s’interroger sur la validité de la logique de « stabilocratie » qui a mené à se satisfaire d’une Albanie stable sur le plan extérieur mais oscillant entre démocratie et tendances autoritaires à l’intérieur. Il est sans doute l’heure, pour l’UE, de repenser sa stratégie d’élargissement envers les Balkans occidentaux.

Pont près de Shkodër (Albanie)

Près de Shkodër (photo Théo Valerio).

Incontestablement, l’Albanie est un pays européen, ce qu’attestent sa géographie mais aussi ses racines historiques, linguistiques et culturelles. La spécificité de sa position géographique sur le continent européen témoigne nettement de sa physionomie européenne, même si celle-ci a souvent été mal interprétée, comme l’a souligné Ismaïl Kadaré : « La nation albanaise a sa propre géographie, sa propre place en Europe, sa propre histoire en Europe ; sa civilisation fait partie de la civilisation européenne, et remettre tout cela en cause est une absurdité, c’est macabre. Un peuple, il doit être en Europe ou être expulsé. Dans sa partie la plus barbare, la formulation est devenue telle que la nation albanaise n’a pas sa place ici et que ce n'est pas si mal d'être chassée du continent. Cela a parfois été appelé déplacement, parfois déportation, et le dernier drame a eu lieu il y a quatorze ans [soit en 1999, NDLR], lorsque la dernière tentative a été faite pour couper en deux une partie de la nation, pour la faire sortir de l'Europe »(1) L’Albanie, pays européen, ne doit donc pas voir son adhésion à l’UE comme une utopie mais comme un objectif susceptible d’être réalisé.

L’identité européenne des Albanais

L’identité européenne des Albanais se manifeste dans le processus de construction identitaire nationale. Elle puise dans le fonds de données historiographiques de la nation albanaise qui renvoie en particulier à la Renaissance nationale, moment où l’ancienneté du peuple albanais fut considérée comme un avantage par rapport aux peuples voisins. Évidemment, si les penseurs de la Renaissance se sont tournés vers le passé historique, c’est parce qu’ils avaient pour objectif de montrer que les efforts des Albanais pour créer un État indépendant étaient légitimes. Ces penseurs du XIXe siècle albanais se sont nourris des travaux des écrivains et philosophes français des Lumières, notamment sur l’histoire, la langue, la nationalité, le folklore, etc. Des auteurs albanais de la Renaissance publièrent alors des ouvrages fondamentaux, comme celui de Sami Frashëri, L’Albanie - Ce qu’elle était, ce qu’elle est et ce qu’il adviendra d’elle, édité en 1899 et évoquant le passé historique des Albanais, leur ancienneté et leur origine pélasgique. Véritable manifeste idéologique et politique de la Renaissance nationale dans la perspective d’une Albanie libre et indépendante, ce livre s’apparente à un traité dans le cadre du programme national albanais. L’auteur y appelle à la création d’un État albanais indépendant pour faire face à l’occupation ottomane et envisage l’ambitieux projet consistant à construire une Albanie européenne.

Valebonë (Albanie)

Valbonë (photo Théo Valerio).

La langue est un autre atout indéniable, élément constitutif de l’histoire du peuple et vecteur identitaire important. Transmise de génération en génération, elle est le véhicule de représentations, l’outil par excellence qui sert à dire le monde, à le questionner, à l’humaniser. Or, le peuple albanais parle sa propre langue, d’origine illyrienne et appartenant à la famille des langues indo-européennes : « Le peuple albanais est l’un des peuples les plus anciens du continent européen, un peuple fondateur dans sa propre sphère, tout comme les grands linguistes s’accordent pour reconnaître l’albanais comme l’une des dix ou douze langues de base du continent », a noté I. Kadaré(2)

Entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, les territoires albanais ont été fragmentés à deux reprises : lors du Congrès de Berlin en 1878 et à l’occasion de la Conférence des Ambassadeurs de Londres en 1913. Cette fragmentation est considérée comme la plus grande tragédie nationale et ses conséquences continuent de peser sur la question albanaise. La chancelière allemande Angela Merkel déclarait ainsi en 2020 que « l’Europe a une dette envers l’État albanais qu’elle a créé de manière fragmentée. C’est le seul pays d’Europe entouré sur toutes ses frontières par des habitants qui parlent la même langue. Tous les territoires albanophones devraient être unis, créant ainsi un État national albanais, où les territoires albanophones seraient pleinement inclus…»(3) Jamais l’Albanie n’a eu l’intention d’occuper les territoires des pays voisins : le nationalisme albanais est au contraire un nationalisme de résistance, qui a émergé en réaction, pour protéger les territoires nationaux des convoitises des pays voisins, ce qu’atteste bien le rétrécissement des territoires de la nation albanaise : « Le nationalisme albanais a émergé durant la seconde moitié du XIXe siècle dans cet esprit : c’était un nationalisme de résistance, d’opposition à l’injustice. Les Albanais devaient d’abord défendre leur langue et leur culture alors qu’ils subissaient le joug ottoman négateur de leur identité et que se formaient, avec le nationalisme grec et le nationalisme serbe, des nationalismes de puissance, conquérants, agressifs, aux ambitions territoriales déraisonnables », a souligné l’historien Serge Métais(4).

Aujourd’hui, pour des raisons liées à leur identité, à leur histoire et à leur esprit européen, les Albanais restent résolument favorables à l’entrée de leur pays dans l’Union européenne, et ce malgré les délais pris par ce processus. Déjà convaincus d’avoir leur place en Europe, ils sont persuadés que l’Union européenne doit les accueillir tôt ou tard dans le cadre de son projet vers l’unification du continent.

Perception du projet européen et coopération régionale

Pour que cet objectif soit atteint, les dirigeants albanais doivent s’engager pleinement dans la réalisation des réformes requises dans le cadre des négociations d’adhésion, de sorte à présenter aux citoyens un projet européen crédible. Or, le processus d’intégration mis en œuvre par la classe politique n’est ni démocratique ni transparent. Une véritable démocratie représentative mettrait en effet les élites politiques en demeure de justifier les retards accumulés depuis des années sur la voie des réformes.

Les pays des Balkans occidentaux sont issus de régimes totalitaires qui visaient avant tout une emprise totale sur l’individu et la société. Dans le cadre du processus d’intégration européenne, l’objectif premier des dirigeants politiques est de construire une société démocratique dont seraient totalement absents les symptômes du totalitarisme. Leur tâche est de créer, en paroles comme en actes, un environnement sain favorisant le « vivre-ensemble » entre les citoyens. Pour cela, il est indispensable que les dirigeants disent la vérité aux citoyens et contribuent à la création d’un espace de liberté, de délibération et d’action. Incontestablement, au-delà des nationalismes, ces pays ressentent le besoin de passer par la consolidation de l’État de droit, comme fondement d’une véritable démocratie. Ils sont en demande de dirigeants politiques intègres et incorruptibles, capables de les conduire vers un processus d’adhésion crédible et efficace.

Si la coopération régionale est promue, toutefois elle se heurte souvent à des difficultés. Par exemple, l’initiative régionale Open Balkans a mis en place en 2021 un mini-Schengen balkanique entre l’Albanie, la Macédoine du Nord et la Serbie, tandis que le Kosovo et la Bosnie-Herzégovine ont refusé d’en faire partie. Cette initiative apparaît aujourd’hui comme vouée à l’échec à cause des divisions politiques dans presque tous les pays de la région. L’Open Balkans avait des objectifs identiques à ceux énoncés en 2014 par le Processus de Berlin, une initiative allemande visant à soutenir la coopération entre les pays des Balkans occidentaux. En substance, le Processus de Berlin devait servir de plateforme européenne qui permettrait de conduire ces pays vers une future adhésion.

« Si l’amour pour l’Europe prouve qu’on est Européen, les Balkans sont l’endroit le plus européen du monde », soulignait Ivan Krastev(5) en 2004. Pour les Albanais, le projet européen est en effet celui de leur avenir. Cette perspective d’adhésion à l’Union européenne se heurte encore aux exigences de Bruxelles et à la lenteur de certaines réformes, mais elle reste perçue comme la destination finale de l’Albanie.

Notes :

(1) « Ismail Kadare merr çmimin “Ali Podrimja” » (Ismaïl Kadaré reçoit le prix ‘Ali Podrimja’), Zëri i Amerikës (La voix de l’Amérique), septembre 2013.

(2) Ismaïl Kadaré, Identiteti evropian i shqiptarëve (L’identité européenne des Albanais), Éditions Onufri, Tirana, 2006, p. 20.

(3) Spartak Ngjela, Tema (quotidien en albanais), 31 octobre 2020.

(4) Serge Métais, Histoire des Albanais. Des Illyriens à l’indépendance du Kosovo, Éditions Fayard, 2006, p. 10.

(5) Ivan Krastev, « Enthousiasme pour une Europe imagée et salvatrice », in Les Européens face à l’élargissement. Perceptions, acteurs, enjeux, (sous la direction de Jacques Rupnik), Éditions Presses de Sciences Po., 2004., p. 291.

 

Vignette : Berat (Albanie) (photo Théo Valerio).

 

* Haki Shtalbi est professeur d’histoire et de géopolitique de l’Albanie à l’INALCO, ancien ambassadeur.

Lien vers la version anglaise de l’article.

Pour citer cet article : Haki SHTALBI (2023), « Albanie : l’Union européenne comme destination finale », Regard sur l'Est, 27 novembre.

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