Balkans occidentaux: L’euro-atlantisme au service de l’intégration européenne?

Catherine Ashton et Hillary Clinton ont plaidé conjointement, fin octobre 2012, pour la stabilisation des Balkans occidentaux. Si l’UE peut s’appuyer sur les États-Unis au Kosovo, son engagement en Bosnie et en Serbie, gagnerait à ne pas alimenter la confusion entre intégrations européenne et euro-atlantique.


La Haut-Représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères, C. Ashton, et la Secrétaire d’État des États-Unis, H. Clinton, ont effectué, fin octobre 2012, une tournée diplomatique dans les Balkans occidentaux. C. Ashton et H. Clinton ont voyagé ensemble à Sarajevo, Belgrade et Pristina, afin de souligner « l’engagement commun »[1] de l’Union européenne et des États-Unis dans les Balkans occidentaux –un engagement en faveur de l’intégration européenne et euro-atlantique. À première vue, cette approche conjointe vise à faciliter la résolution des différends politiques paralysant Belgrade, Pristina et Sarajevo, et à relancer un processus de réformes nécessaire, tant à la démocratisation et à la stabilisation des pays de la région, qu’à leur intégration européenne.

Pourtant, l’association des dynamiques européenne et euro-atlantique, l’une aboutissant à l’UE, l’autre à l’Otan, n’est pas évidente. Malgré leurs complémentarités importantes et leurs liens institutionnels, l’UE, polycentrique, et l’Otan, dominée par les États-Unis, sont deux organisations distinctes. Certes, la plupart des pays des Balkans occidentaux, à l’instar de la Macédoine ou du Monténégro, lient volontiers les deux processus d’intégration. Ils voient en l’adhésion à l’Otan une étape sur le chemin de l’UE. Mais cette vision des choses n’est pas partagée par tous. La Serbie, par exemple n’aspire pas à rejoindre l’Alliance atlantique. L’engagement commun de l’UE et des États-Unis dans les Balkans occidentaux y est donc à même de semer la confusion. Si le message porté conjointement par H. Clinton et C. Ashton peut effectivement inciter Pristina à redoubler d’efforts, il n’est pas sûr qu’il ait l’effet escompté à Sarajevo, et il pourrait même faire long feu à Belgrade.

Au Kosovo : synergie des dynamiques européennes et euro-atlantiques

Treize ans après sa visite d’un camp de réfugiés au Kosovo durant la guerre, H. Clinton est arrivée à Pristina en terrain conquis. Il suffit d’emprunter le boulevard Bill Clinton, sur lequel fut érigée en 2009 une statue du Président américain, pour comprendre que Pristina prête à Washington une oreille particulièrement attentive. Et pour cause : l’amitié entre Pristina et les États-Unis s’est bâtie en des temps difficiles, lors de la guerre du Kosovo, et elle fait depuis lors partie intégrante de l’historiographie du Kosovo indépendant.

Le message délivré par H. Clinton à l’actuel Premier ministre du Kosovo, Hasim Thaçi a donc des chances d’être entendu. H. Clinton a notamment enjoint les dirigeants kosovars de continuer en toute bonne foi les négociations avec Belgrade, tout en les félicitant pour leur démarche « courageuse et intelligente ». Elle a aussi rejeté l’idée d’un partage du Kosovo, évoquée par la Serbie comme solution possible à l’irrédentisme qui oppose Serbes et Albanais du Kosovo, tout comme celle d’une réouverture des négociations sur le statut du Kosovo.

Ces déclarations américaines s’accordent tout à fait, en substance, avec les recommandations de l’UE. Mais la popularité des États-Unis au Kosovo leur donne une résonance particulière. L’engagement historique américain au sein de l’Otan, aux cotés des Kosovars, le lobbying diplomatique déployé depuis 2008 en faveur de la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo et la présence militaire américaine au Kosovo sont les garants d’une véritable entente américano-kosovare. L’Otan, que les Kosovars veulent à terme rejoindre, reste d’ailleurs l’organisation internationale créditée du taux de confiance le plus élevé au Kosovo, et l’UE peine à se hisser à son niveau. Car l’UE n’a pas, à ce jour, reconnu l’indépendance du Kosovo, faute de consensus entre ses États membres, et sa mission pour la promotion de l’état de droit, EULEX, est de plus en plus critiquée, au sein même de la population. C’est pourquoi le message adressé par H. Clinton aux autorités du Kosovo peut être considéré comme renforçant celui de l’UE. Cela explique la déclaration de C. Ashton à l’égard de la symbiose au Kosovo entre l’UE et les États-Unis, lesquels « jouent un rôle tellement vital dans le soutien du Kosovo, et en réalité, de l’UE même ».

En Bosnie-Herzégovine : une équation fragile

En Bosnie-Herzégovine, H. Clinton a également retrouvé un pays ami, dont les États-Unis ont participé à la genèse. Washington a en effet joué un rôle central dans le processus de Dayton, qui a mis un terme au conflit opposant Serbes, Bosniaques et Croates entre 1992 et 1995, et pourvu la Bosnie d’une Constitution, annexée aux Accords éponymes. Cependant, le contexte politique, dans lequel la visite d’H. Clinton intervient, diffère profondément de celui du Kosovo, en raison de la crise interne sans précédent que traverse le pays depuis 2006. Le cœur du problème réside en l’absence de vision commune entre, d’un côté, les Serbes de Bosnie, qui aspirent à une plus grande autonomie au sein, voire en dehors de la Bosnie, et de l’autre côté, la Fédération croato-bosniaque, qui souhaite renforcer le pouvoir de l’État central au détriment des entités. En 2010, H.Clinton s’était déjà rendue à Sarajevo, afin d’appeler à la construction d’une Bosnie « prospère, démocratique et multiethnique ». Mais la Bosnie demeure depuis plusieurs années paralysée par des tensions sécessionnistes, des luttes de pouvoir interne et une corruption endémique. Elle ne progresse guère, ni vers l’Otan, ni vers l’UE.

La visite conjointe d’H. Clinton et C. Ashton à Sarajevo le 30 octobre 2012 visait donc à insuffler une nouvelle dynamique dans le pays. H. Clinton a réitéré son appel de 2010 pour la construction d’une Bosnie « prospère, démocratique et multiethnique », tout en précisant le chemin : une adhésion à l’UE et à l’Otan. Si l’adhésion à l’UE ne suscite guère débat en Bosnie, la question de l’Otan, elle, divise. Croates et Bosniaques supportent à plus de 80 % une adhésion à l’Otan, et voient en l’Alliance atlantique un gage de sécurité, alors que la majorité des Serbes de Bosnie sont opposés à un tel projet –ils le soupçonnent de dissimuler agenda politique, imposé par les États-Unis[2].

Constatant l’essoufflement du processus de réformes, H. Clinton a en outre appelé les décideurs politiques au compromis, « une marque de bravoure et de courage politique ». Et, s’adressant implicitement aux Serbes de Bosnie, elle a opposé une fin de non recevoir aux velléités sécessionnistes qui pourraient s’exprimer à l’encontre de la souveraineté et de l’intégrité territoriale du pays. Il importe avant toute chose, selon elle, que « les accords de Dayton [soient] respectés et préservés ».

Ce message ne diffère guère, en apparence, de celui de l’UE, qui insiste de manière générale sur la nécessité de respecter les accords de Dayton. Mais en pratique, il ignore le défi, dont l’UE s’est à demi-mot saisie : celui de la réforme constitutionnelle, et donc, de la révision des accords de Dayton. Cette reforme fait aujourd’hui partie des conditions posées par l’UE au rapprochement de la Bosnie-Herzégovine. Dysfonctionnel, le régime des entités ne peut en l’état continuer à assurer le fonctionnement de la Bosnie. Mais tous s’opposent à la manière de le réformer. Alors que les Serbes tantôt revendiquent l’indépendance de leur entité (ce qui constituerait une violation des accords de Dayton), et tantôt se posent en garants de ces mêmes accords (afin de se préserver d’une éventuelle centralisation), les Bosniaques souhaitent réformer Dayton afin de supprimer les entités ou du moins les affaiblir. Quant aux Croates, ils revendiquent parfois une révision allant dans le sens de la création d’une troisième entité. Incapable de se mettre d’accord, l’UE ne peut que constater l’échec d’une réforme constitutionnelle pourtant nécessaire, tant à la formation d’institutions représentatives dépassant les clivages ethniques qu’à une répartition optimale des compétences territoriales. Si le message d’H. Clinton ne sape pas vraiment la tentative jusqu’alors infructueuse de l’UE de pousser les élites bosniennes au compromis, il escamote néanmoins le véritable enjeu, qui consiste à voir les accords de Dayton, non comme quelque chose à préserver à tout prix, mais comme des accords de paix aujourd’hui inadaptés aux défis de la bonne gouvernance.

En Serbie : le risque de la confusion

En Serbie, H. Clinton a dû faire face à un climat tout autre. Car le souvenir des bombardements de l’Otan en 1999 y est encore vivace. Juste en face du Ministère des affaires étrangères, sur la Kneza Miloša, s’élèvent encore les ruines de bâtiments officiels éventrés par les frappes aériennes de la Coalition. Une adhésion à l’Otan est alors exclue par la plupart des partis politiques. L’opposition à ce projet est portée haut et fort par le parti nationaliste du Président serbe au pouvoir, Tomislav Nikolić, qui a récemment remporté les élections, et celui, tout aussi nationaliste, du Premier ministre serbe, Ivica Dačić.

Contrairement à celui délivré à Sarajevo et à Pristina, le message d’H. Clinton à Belgrade ne comportait pas d’appel à intégrer l’Otan. C’eût été illusoire. H.Clinton s’est tout au plus contentée d’appeler à l’approfondissement des relations bilatérales entre la Serbie et les États-Unis. Le message n’enjoignait pas non plus à la Serbie de reconnaître l’indépendance du Kosovo, même s’il concédait que le Kosovo, pour les États-Unis, est désormais bel et bien « une nation indépendante ». Il n’évoquait en réalité qu’une priorité –la reprise du dialogue entre Belgrade et Pristina, et la recherche de solutions pragmatiques aux problèmes de sécurité et d’ordre économique qui minent le Kosovo.

Ce message ne diffère guère de celui porté par l’UE. Afin de relancer la dynamique européenne, C. Ashton en effet exhorté Belgrade à reprendre les négociations techniques avec Pristina et à normaliser ses relations avec le Kosovo. Mais elle est allé plus loin, en accédant à la demande de l’Allemagne, qui souhait conditionner l’ouverture des négociations d’adhésion de la Serbie à la réalisation de progrès notoires en matière de démantèlement des institutions parallèles serbes au Kosovo. Ces institutions, financées par Belgrade, restreignent en effet la souveraineté de Pristina sur le nord du Kosovo. C. Ashton a donc demandé au Premier ministre serbe Ivica Dačić de proposer à l’UE un plan de démantèlement –une demande que les Serbes peinent à accepter[3].

Malgré les déclarations des leaders serbes, les relations entre la Serbie et l’UE se sont considérablement dégradées ces derniers mois. L’appel de la Commission européenne à « respecter l’intégrité territoriale du Kosovo »[4], l’arrivée au pouvoir des nationalistes en Serbie et l’absence d’avancées significatives concernant le dialogue entre Belgrade et Pristina sont autant de facteurs ayant contribué à la détérioration des relations entre l’UE et la Serbie. Le 16 octobre 2012, Tomislav Nikolic déclarait même que s’il fallait choisir entre le Kosovo et l’UE, alors la Serbie abandonnerait ses ambitions européennes[5].

En s’associant aux États-Unis lors de sa visite officielle, l’UE promeut-elle son projet d’intégration européenne en Serbie ? Alors que fléchit le soutien accordé par les Serbes (et en particuliers les jeunes) à l’adhésion de leur pays à l’UE, que les États-Unis sont de plus en plus cités par les Serbes comme une menace pour la Serbie et qu’un rapprochement avec l’Otan est plus impopulaire que jamais, rien n’est moins sûr[6]. Le contexte particulièrement sensible voudrait en effet que l’UE cherche à renforcer ses liens avec la Serbie, plutôt que de risquer le grand écart avec les États-Unis.

Cette visite conjointe américano-européenne de C. Ashton et H. Clinton illustre au Kosovo, en Bosnie et en Serbie, l’approche relativement uniforme que l’UE adopte à l’égard de pays pourtant très différents. Cette approche gagnerait en efficacité, si l’UE, adoptant une approche plus différentiée, ne cherchait pas nécessairement à mettre en avant son partenariat stratégique avec les États-Unis dans des pays, où l’euro-atlantisme ne convainc guère, voire divise.

* Chercheur associé au Programme de recherche sur la gouvernance européenne (Université du Luxembourg), à la Chaire de recherche en études parlementaires (chambre des députés du Luxembourg) et chercheur-doctorant auprès des Universités de Vienne (Autriche) et du Luxembourg, soutenu par le Fonds National de la Recherche du Luxembourg (AFR 2718121).

Notes :
[1] Les citations dans cet article sont tirées des déclarations communes de H. Clinton et C. Ashton, effectuées lors de leur visite à Pristina, Sarajevo et Belgrade.
[2] Seuls 37 % des Serbes de Bosnie soutiennent une adhésion à l’Otan. Foreign Policy Initiative, 2012. BiH Public Opinion on the EU Integration Processes 2009-2012.
[3] « Clinton und Ashton auf Kurzvisite : Bekenntnisse zum Westbalkan », NZZ, 31 octobre 2012.
[4] Enlargement Strategy and Main Challenges 2012-2013, European Commission, 10 octobre 2012, p.26.
[5] « If they ask for Kosovo — we'll say no to EU », B92, 16 octobre 2012.
[6] Seuls 36,6 % des étudiants serbes sont favorables à l’UE et seuls 14 % des Serbes soutiennent l’adhésion de la Serbie à l’Otan. Voir « Young Serbians most opposed to EU integration », B92, 17 octobre 2012, ainsi que « Citizens of Serbia between EU, Nato and Russia », BCSP, 17 octobre 2012.

Vignette : http://ec.europa.eu/commission_2010-2014/ashton/index_en.htm