Plus d’un mois après les élections législatives, la Lituanie n’a toujours pas de gouvernement. Le nouveau Premier ministre, Algirdas Butkevičius, doit encore former son équipe et la soumettre à l’approbation de la présidente lituanienne, Dalia Grybauskaitė. Une nouvelle source potentielle de tensions dans un pays déjà malmené, politiquement parlant, depuis un mois.
Jeudi 22 novembre, le Parlement élu près d’un mois auparavant, le 28 octobre, vient d’approuver la candidature du social-démocrate Algirdas Butkevičius au poste de Premier ministre : 90 parlementaires se sont prononcés pour, 40 contre et 4 se sont abstenus. Le nouveau Premier ministre, à la tête d’une coalition de quatre partis –les sociaux-démocrates, le parti du Travail, le parti Ordre et justice et la LLRA (dans son acronyme lituanien, id est le parti de la Minorité polonaise de Lituanie)–, dispose désormais de deux semaines pour former son gouvernement[1]. Une situation qui pourrait générer de nouvelles tensions. La Présidente Dalia Grybauskaitė, qui soumet la candidature du Premier ministre à l’approbation du Parlement, a aussi son mot à dire dans la formation du gouvernement. Intervenue sans ménagement dans le débat post-électoral, elle entend d’autant plus user de son droit de regard sur la composition du futur cabinet, que la Constitution prévoit que le chef de l’État nomme et congédie les ministres sur proposition du chef du gouvernement[2].
Une coalition introuvable mais légitime ?
Vainqueurs des élections, les sociaux-démocrates et le parti du Travail –formations de gauche– se sont rapprochés du parti Ordre et justice –formation libérale de l’ancien Président Rolandas Paksas, destitué au printemps 2004 pour violation de la Constitution- dès le soir du premier tour, le 14 octobre, et ont conclu un premier accord. Ils ont définitivement scellé leur union deux semaines plus tard, sans attendre ou presque le résultat complet du scrutin. Les Lituaniens, exaspérés par la sévère politique d’austérité menée pendant quatre années consécutives par le gouvernement d’Andrius Kubilius (parti conservateur) réclamaient le départ de ce dernier. Les trois partis estiment donc représenter légitimement les aspirations des électeurs et voient déjà s’ouvrir devant eux les portes du pouvoir. Les sociaux-démocrates, après quatre ans passés dans l’opposition, veulent revenir sur le devant de la scène. Les premiers noms des ministres circulent déjà. Mais l’orage éclate sans tarder.
Le lendemain du deuxième tour du scrutin, la Présidente reçoit le leader social-démocrate et refuse net toute coalition avec le parti du Travail, formation populiste qualifiée de centre gauche. « Un parti soupçonné du nombre le plus important de fraudes dans le processus électoral, soupçonné de comptabilité et d’activités illégales et dont les leaders sont entendus dans le cadre d’une affaire pénale ne peut participer à la formation du gouvernement », a asséné la chef de l’État. Sa position catégorique avait été peut-être envisagée par l’équipe sociale-démocrate, mais la surprise reste de taille dans les rangs politiques. Algirdas Butkevičius, qui s’exprime devant les journalistes juste après la Présidente en personne, cherche à ne rien laisser transparaître, mais c’est le premier d’un coup de massue qui s’abat sur la future coalition[3].
Le parti du Travail, dirigé par Viktor Uspaskich, un homme d’affaires d’origine russe, est en effet dans le collimateur de la justice. Comme l’a souligné la Présidente, cette formation est impliquée dans le nombre le plus important des cas d’achats de voix. Mais, surtout, Viktor Uspaskich et ses lieutenants –le trentenaire Vytautas Gapšys, son cardinal gris Vitalija Vonžutaitė et la comptable Marina Liutkevičienė– sont sous le coup d’une procédure judiciaire pour comptabilité irrégulière, blanchiment d’argent. Pendant la période de l’entre-deux tours, la justice a même requalifié l’affaire de fraude, à la demande du Procureur, et le délai de prescription a été reculé de deux ans. À supposer que le nouveau Parlement refuse de lever l’immunité parlementaire de Viktor Uspaskich, de Vytautas Gapšys et de Vitalija Vonžutaitė, le parti en tant que personne juridique sera, lui, toujours devant la justice[4].
Le bon score du parti de Viktor Uspaskich lors de ces élections parlementaires est dû en grande partie à sa personnalité et à son parcours[5]. Arrivé comme soudeur en Lituanie, Viktor Uspaskich a fait fortune dans les conserves de cornichons et dans le gaz, bien que l’on ignore en partie comment il en est arrivé là. Son empire commercial est immense et, comme le souligne le quotidien Veidas du 29 octobre 2012, « Monsieur Cornichon », comme on le surnomme, est entré en politique pour fuir la justice. L’histoire se répète-t-elle ?, se demande le quotidien. En tout cas, son image de bon copain et sa promesse de doubler le salaire minimum font pencher la balance en sa faveur. Et, pour le moment, ses démêlés avec la justice, en particulier le fait qu’il paye une partie de ses salariés au noir, n’entament en rien sa popularité.
Imbroglio autour du parti du Travail
Le second coup de massue asséné par la Présidente –et qui aurait pu mettre la coalition par terre– c’est son recours déposé devant la Cour constitutionnelle: le scrutin a été entaché par de nombreuses fraudes, relayées par les réseaux sociaux. Des cas d’achat de voix ont été révélés dans de nombreuses circonscriptions. La Commission électorale a d’ailleurs annulé le résultat d’une circonscription, celle de Visaginas-Zarasai, pour cette raison. Dès le lendemain du deuxième tour, la Présidente a donc envoyé une proposition de loi au Parlement, prévoyant des peines plus lourdes pour ce genre de fraudes. D.Grybauskaitė souhaite que, désormais, les partis, en tant que personnes juridiques, puissent répondre devant la justice des agissements de leurs membres. Cette loi a été adoptée le 8 novembre 2012 par le Parlement.
Après le premier tour, 18 informations judiciaires ont été ouvertes pour achats de voix. Dix d’entre elles concernent le parti du Travail. Pointant du doigt la responsabilité de cette formation impliquée dans la majorité des fraudes, la Présidente a même demandé à la Cour constitutionnelle de statuer sur la légitimité du scrutin. En vain puisque, le 10 novembre 2012, la Cour a estimé que les violations de la loi électorale dans certaines régions étaient de trop faible ampleur pour avoir eu un impact sur le nombre final des sièges obtenus par les différents partis. Elle s’est donc contentée d’annuler les résultats de la seule circonscription de Visaginas-Zarasai. La Cour a également indiqué que plusieurs candidats du parti du Travail ne devraient pas siéger au Parlement en raison des accusations d\'achats de votes à leur encontre. Ils ont été remplacés par d\'autres candidats figurant sur les mêmes listes.
Une Présidente très présente
À plusieurs reprises, le chef des sociaux-démocrates a montré sa détermination à ne pas abandonner ses partenaires. À l’adresse de la Présidente, il a assuré que les membres du parti du Travail entendus par la justice dans le cadre de l’affaire de fraude fiscale ne se verraient pas attribuer de poste important. Pourtant, Vytautas Gapšys a bien obtenu le poste de vice-président du Parlement... Bien qu’ayant répété ne pas vouloir du parti du Travail dans la coalition gouvernementale, la Présidente a tout de même chargé Algirdas Butkevičius, de former le nouveau gouvernement. Lors des entretiens organisés entre la Présidente et le Premier ministre, une possible délégation par le parti du Travail de ministres spécialistes et n’appartenant a aucun parti a été évoquée. Promesse non tenue, puisque les deux noms qui circulent actuellement, proposés par le parti du Travail, sont membres de cette formation.
Algirdas Butkevičius a déjà été, par le passé, ministre des Finances. Il a démissionné de ce poste suite à un désaccord avec feu Algirdas Brazauskas, figure tutélaire des sociaux-démocrates lituaniens, à propos du budget et de la nécessité d’atteindre un équilibre. C’est certainement l’unique fois où Algirdas Butkevičius a fait montre de fermeté, ironisent les commentateurs. En effet, sans grand charisme, contesté au sein même de son parti, Algirdas Butkevičius n’a pas la carrure d’un leader. Sa force sera peut-être celle d’arriver à être un homme de consensus, plutôt que de poigne.
Comme le souligne l’analyste Kęstutis Girnius dans une interview qu’il nous a accordée, la Présidente a voulu «prouver ses principes», une manière aussi de penser à son propre avenir politique, puisque son mandat s’achève au printemps 2014, en se présentant comme une personnalité politique honnête. Elle peut désormais affirmer avoir tout essayé pour entraver l’accession du parti du Travail au pouvoir.
La Présidente a pourtant récemment chuté dans les sondages, notamment d’après celui publié par Delfi. Début décembre 2012, seulement 59,1 % des Lituaniens ont une opinion favorable de leur chef de l’État, contre 72,8 %, deux mois auparavant. Une manière de la sanctionner pour ses fautes, selon un autre analyste, Vladimiras Laučius, dans une tribune publiée par Delfi. Habituée au « diviser pour mieux régner », elle a cherché tout d’abord à fissurer la coalition et à imposer, au-delà de l’éthique morale concernant le parti du Travail, une coalition arc-en-ciel qui aurait été dirigée par les conservateurs. Mais, lorsqu’on lui demande des explications au sujet du flirt entre conservateurs et parti du Travail à l’automne 2009, elle élude...
Ce n’est pas la première fois que la Présidente s’immisce dans le jeu politique en jouant avec les limites de son pouvoir. Mais sa personnalité et sa manière, plutôt complexe, de faire de la politique semblent bien, cette fois, devoir se retourner contre elle. Son entêtement promet encore de belles batailles politiques puisqu’on ne voit, pour le moment, aucun vainqueur se profiler.
Notes
[1] La coalition disposera de 86 sièges sur 141 au Parlement, soit un nombre suffisant pour pouvoir amender la Constitution ou approuver une destitution. Le parti polonais s‘est joint à la coalition le 15 novembre dernier.
[2] Comme annoncé par la radio publique lituanienne, Dalia Grybauskaitė a déclaré que les candidats seraient également jugés sur leur faculté à s’exprimer dans une langue étrangère. La Lituanie présidera en effet l‘Union européenne à partir de juillet 2013 et les ministres seront alors amenés à diriger des négociations avec les 27 autres pays de l‘Union européenne. Ils devront donc être en mesure de s‘exprimer autrement qu‘en lituanien.
[3] Constitutionnellement, le chef de l’État en Lituanie doit être sans affiliation politique. La presse a pourtant rapporté plusieurs cas où la Présidente s’est exprimée en faveur du gouvernement d’Andrius Kubilius et a ouvertement raillé Algirdas Butkevičius.
[4] Élus au Parlement, les trois accusés (à l’exception de la comptable) bénéficient à nouveau de l’immunité parlementaire. Le substitut du Procureur général vient de demander au Parlement la levée de cette immunité, ces personnes étant impliquées dans une affaire de fraude fiscale. À l‘heure de la rédaction de cet article, la décision finale n‘avait pas été encore prise.
[5] Portrait de Viktor Uspaskich publié dans Courrier International: http://www.courrierinternational.com/article/2012/10/25/viktor-uspaskich-l-encombrant-ami-des-russes
* Journaliste indépendante dans les États baltes.
Vignette : Le 29 octobre 2012, le Présidente lituanienne reçoit le leader du parti social-démocrate, Algirdas Butkevičius. © Dž. G. Barysaitė / www.lrp.lt