Depuis une trentaine d’années, l’émigration bulgare postsocialiste s’est massivement portée vers l’Occident idéalisé, en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord particulièrement. La Grèce voisine s’est également révélée une destination prisée, et elle a ainsi accueilli quelques dizaines de milliers de ressortissants bulgares.
À la suite de la chute du régime socialiste, des vagues migratoires successives ont contribué à vider la Bulgarie d’une partie non négligeable de sa population active. Les expatriés se sont dirigés en priorité vers les territoires leur offrant le plus d’opportunités professionnelles en rapport avec leurs compétences. Ils ont ainsi majoritairement émigré en Europe, dans des pays aux sociétés souvent idéalisées mais leur proposant une meilleure sécurité économique et des acquis sociaux conformes au modèle euro-occidental. L’une des destinations favorites s’est révélée être la Grèce, un pays qui partage avec la Bulgarie près de 475km de frontière. Pour les candidats au départ, ce territoire est apparu à la fois proche et facile d’accès, en particulier après la libéralisation des visas entre la Bulgarie et l’Union européenne.
Cependant, ce mouvement de population n’a pas été linéaire, mais évolutif : on observe plusieurs étapes au cours desquelles le profil des migrants s’est progressivement adapté aux niches d’activités économiques dédiées aux migrants.
Deux premières vagues de migrations postsocialistes à destination de la Grèce
Les mois et les années qui ont suivi la chute du régime socialiste, qui restreignait jusque-là les mobilités Est-Ouest, ont été marqués par le départ en Europe de l’Ouest de nombreux actifs bulgares attirés par un modèle de vie occidental idéalisé et l’espoir d’obtenir un emploi mieux rémunéré. La Grèce, pays membre de l’UE et voisin de la Bulgarie, a également bénéficié de ce mouvement migratoire. Entre 1989 et 2001, deux vagues de départs ont été observées(1). La première, de la chute du régime jusqu’à la fin de 1996, se caractérise à la fois par l’installation d’expatriés dans la région d’Athènes (2 à 3 000 Bulgares au début des années 1990) et par une forte migration saisonnière d’ouvriers bulgares dans le secteur agricole, principalement dans les champs de tabac du nord du pays. Certains Grecs, propriétaires d’exploitations des localités de Thessalonique ou de Katerini en manque de main-d’œuvre, n’ont pas hésité à faire le déplacement dans le district de Blagoevgrad en Bulgarie (dans les localités de Gotse Delchev, Satovcha, Garmen et Hadjidimovo), afin d’y démarcher des ouvriers agricoles. Ils recrutaient alors massivement pour planter du tabac à partir de la mi-mars. Pendant la saison agricole, ces actifs étaient rarement déclarés auprès des autorités et séjournaient souvent en situation irrégulière dans le pays d’accueil. À côté de cette migration agricole, des centaines de femmes expatriées sont également aller s’employer dans les secteurs du travail domestique ou du tourisme, qui repose pour une grande partie sur la main-d’œuvre étrangère. Enfin, des mobilités fondées sur de petits échanges commerciaux se sont organisées dans le nord de la Grèce, contribuant elles aussi à l’installation durable d’une présence bulgare dans ces régions. En 1996, 7 000 de ces ressortissants bulgares résidaient en Grèce.
Les mouvements se sont accentués à partir de la crise économique de l’hiver 1996/1997, contribuant à la formation d’une communauté expatriée de plus en plus organisée et dont certains membres ont ouvert des épiceries bulgares ou des entreprises recrutant des compatriotes (notamment dans le BTP).
À partir de la fin des années 1990, cette migration a été encouragée par les nombreuses régularisations administratives décidées par Athènes et affectant les secteurs de l’entretien, de l’agriculture et du tourisme, où travaillaient la plupart des Bulgares. C’est également à partir de cette période que des associations réellement communautaires (principalement composées d’expatriés) ont été fondées (Vasil Levski – 1997, Amicale bulgaro-grecque – 1999),et que certains journaux ont été lancés (Svetlina – 1998, Kontakti et Bulgarian News – 1999)(2).
Une adhésion à l’UE favorisant l’attractivité migratoire de la Grèce
À partir de la suppression des visas Schengen pour les ressortissants bulgares (2001), de nouveaux actifs, souvent moins éduqués, ont été incités à partir en Grèce. Il s’agit notamment d’une migration organisée en famille ou de mobilités opérées par des femmes isolées, divorcées ou veuves, en difficulté financière. En 2021, 35 014 Bulgares résidaient dans ce pays. Ceux qui émigraient alors s’appuyaient de plus en plus sur leur réseau relationnel pour réussir cette expérience migratoire. À partir du 1er janvier 2007, malgré l’adhésion de la Bulgarie à l’Union européenne, ses ressortissants ont été soumis à une période transitoire pour obtenir le droit de travailler librement, différente selon les États membres. Sa durée en Grèce était alors de deux ans. Au cours de cette période, la plupart des Bulgares ont continué à travailler dans les secteurs de l’hôtellerie et de la restauration, mais aussi de la construction, quand d’autres occupaient des fonctions d’agents d’entretien pour des particuliers et des sous-traitants d’entreprises de nettoyage. Signe du volume important d’expatriés évoluant au sein de cette branche d’activité, une Bulgare a été élue secrétaire générale de l’Union des nettoyeurs d’Attique en décembre 2008. Le nombre de ces migrants économiques, difficile à évaluer en raison notamment de la multiplication des mobilités et du nombre d’expatriés en situation irrégulière, comprenait alors près de 80 000 résidents permanents(3). Les intéressés avaient été attirés par la stabilité et la sécurité économique de la Grèce, autant que par les opportunités professionnelles. La migration de l’ensemble de la structure familiale est à l’origine de l’ouverture de plusieurs écoles bulgares à partir de cette période.
Depuis la crise grecque jusqu’au début des années 2020
À partir de 2009, conséquence de l’adhésion, le profil de l’expatrié bulgare a évolué, se « normalisant » progressivement : les travailleurs déclarés sont désormais majoritaires. Dans le même temps, la Grèce connaît une longue récession économique qui rend son marché du travail moins attractif et suscite de nombreux retours d’actifs ayant perdu leur emploi. La présence bulgare s’est ensuite stabilisée pendant quelques années(4). En 2011, les statistiques européennes recensent 75 426 Bulgares expatriés en Grèce ; en 2020, cette même population était évaluée par l’Autorité hellénique de statistiques à 75 917 personnes, confirmant cette tendance. Malgré les difficultés économiques connues par la Grèce, la majorité des Bulgares travaillant dans ce pays ont choisi d’y rester, prisant les salaires plus élevés, le cadre de vie mais aussi la proximité géographique avec leur famille.
L’agglomération d’Athènes est restée la localité la plus attractive, accueillant près de 30 % des expatriés bulgares, qui s’installent notamment dans les quartiers de Metaxourgeío, Váthi, Kypseli et Acharnon. Les autres lieux de destination privilégiés sont alors Thessalonique, la Crète, la Messénie et la Laconie : les provinces du nord de la Grèce ont vu arriver plusieurs dizaines de milliers de ces migrants, dont 10 000 ont investi localement leurs économies en achetant des logements(5).
Les nouveaux venus travaillaient toujours dans l’entreprenariat bulgare local (notamment des épiceries de produits balkaniques), l’agriculture (souvent des villageois en provenance des régions montagneuses du sud de la Bulgarie), le tourisme et l’entretien de surface, mais ont aussi investi des secteurs plus techniques et celui des transports.
Les femmes sont plus nombreuses que les hommes à venir travailler en Grèce. Il s’agit pour la majeure partie d’entre elles d’actives âgées de 40 à 60 ans. Les expatriés de sexe masculin sont plus jeunes (25 à 45 ans), souvent pères de famille. La chercheuse Anna Krasteva a observé un changement progressif dans le comportement des nouveaux actifs bulgares se déplaçant en Grèce pour y travailler : au lieu d’y résider de manière permanente, beaucoup préfèrent multiplier les courts déplacements entre les deux pays ; on note donc un passage de l’émigration à la mobilité.
Les Bulgares en Grèce aujourd’hui
La présence bulgare a légèrement diminué (69 550 personnes en 2022)(6) mais reste importante, le territoire grec demeurant toujours l’un des grands pays d’émigration des Bulgares en Europe. La vie communautaire s’organise autour d’une trentaine d’associations : leur objet est principalement l’enseignement de la langue bulgare auprès des jeunes de la communauté, ainsi que la programmation d’évènements culturels ou communautaires.
Cependant, les migrants qui ont passé deux décennies sur place et pensaient, du fait de l’adhésion à l’UE de leur pays, pouvoir profiter d’une pension de retraite versée par la Grèce et leur permettant de vivre mieux leurs vieux jours dans leur pays d’accueil (dont les conditions de vie sont appréciées par les expatriés) ou le pays d’origine, ont souvent déchanté. En effet, même si une partie non négligeable d’entre eux a payé ses cotisations pendant 15 à 20 ans et peut ainsi bénéficier de la pension minimale, le calcul du montant de cette dernière se fonde sur une durée totale de cotisation de 40 annuités. Aussi, la pension est réduite de 2 % par année manquante. En conséquence, la plupart de ces migrants se sont donc résignés à vivre de manière plus spartiate à partir de 60 ans, en Bulgarie, avec une retraite amputée d’une partie du montant espéré.
En marge de ces mobilités économiques, qui se poursuivent notamment en Attique, on observe que de nombreux expatriés ou frontaliers ont acheté des propriétés immobilières en Grèce, principalement dans le nord du pays, pour les louer, parfois à des compatriotes venus pour y travailler.
Enfin, la présence bulgare dans ce pays n’est pas exclusivement liée à la migration de travail. De nombreux ressortissants bulgares passent désormais régulièrement leurs vacances en Grèce, une tendance qui s’est considérablement développée au cours de la dernière décennie.
Notes :
(1) Report on Bulgarian Immigrants in Greece, Institute of Social Innovation, Athènes, décembre 2011, HALL, 44 p. Kalina Alexandrova, « Rekordno preselenie na nashi tyutyundzhii v Gartsiya » (Réinstallation record en Grèce de nos ouvriers agricoles du tabac), Standart, 9 mars 2014.
(2) Agence des Bulgares de l’étranger (rubrique Grèce).
(3) « Vse-poveche-bulgari-iskat-da-rabotyat-v-chujbina », (De plus en plus de Bulgares veulent travailler à l’étranger), Ikonomika, 30 août 2012.
(4) 10 godini v ES – Tendentsii v balgarskata migratsiya (10 ans dans l’UE : tendances de la migration bulgare), Institut Open Society, Athènes, octobre 2017, p. 5. « Posoi metanastes kai apo poies chores eisilthan stin ellada » [Πόσοι μετανάστες και από ποιες χώρες εισήλθαν στην Ελλάδα] (combien d’immigrants sont entrés en Grèce et de quel pays sont-ils ?), SL Press, 25 avril 2021.
(5) « 25 evro na den i kvartira za nashi tyutyudzhii v Garsiya » (25 euros par jour et pour l’hébergement pour nos ouvriers agricoles du tabac en Grèce), Ikonomika, 10 juin 2016.
(6) « Kolko balgari zhiveyat v stranite ot EC » (Combien de Bulgares vivent dans les pays de l’UE), DW, 17 mai 2023.
Vignette : Athènes, quartier au pied de l'Acropole (© S.Altasserre).
* Stéphan Altasserre est docteur en Études slaves, spécialiste des Balkans.
Pour citer cet article : Stéphan ALTASSERRE (2024), « Bulgarie : évolution de l’émigration économique vers la Grèce », Regard sur l'Est, 8 août.