Dix-sept ans après son adhésion à l’Union européenne et après avoir longtemps jugé préférable de ne pas adopter la monnaie unique, la Bulgarie a amorcé le processus d’intégration à la zone euro le 10 juillet 2020, lorsqu’elle a rejoint le Mécanisme de taux de change européen (MCE II). Un pays doit participer au MCE II pendant au moins deux ans avant de pouvoir intégrer la zone euro. Pourtant, quatre ans plus tard, la Bulgarie n’a toujours pas franchi cette étape.
L’intégration de la Bulgarie dans la zone euro constitue une étape cruciale dans le processus de convergence économique du pays avec le reste de l’UE. Cette intégration est conditionnée au respect des critères de convergence établis en 1992 par le traité de Maastricht et qui visent à garantir que les économies des nouveaux entrants soient suffisamment alignées avec celles des pays déjà membres pour maintenir la stabilité de l’union monétaire. Les critères de Maastricht comprennent quatre conditions principales : la stabilité des prix (qui impose une inflation faible ne devant pas dépasser de plus de 1,5 point de pourcentage celle des trois États membres présentant les meilleurs résultats en matière de stabilité des prix), des finances publiques saines (avec un déficit budgétaire inférieur à 3 % du PIB et une dette publique inférieure à 60 % du PIB), la stabilité du taux de change (avec la participation au MCE II sans dévaluation de la monnaie) et, enfin, la convergence des taux d’intérêt à long terme.
Inflation et stabilité des prix, les principaux obstacles à l’adoption de l’euro
La Bulgarie a franchi une étape importante en rejoignant le MCE II en 2020, ce qui a marqué le début de la période de préparation à l’adoption de l’euro. Le lev bulgare est depuis lié à l’euro par un taux de change fixe de 1,95583 lev pour 1 € et le pays s’est engagé à maintenir cette parité sans fluctuation excessive pendant au moins deux ans, condition sine qua non pour envisager l’adoption de la monnaie unique. Néanmoins, bien que ce délai de deux ans soit théoriquement suffisant pour rejoindre la zone euro, la Bulgarie est toujours dans le MCE II quatre ans après son entrée.
Pourtant, le pays remplit plusieurs des critères de convergence, notamment en matière de finances publiques et de taux d’intérêt. Il a réussi à stabiliser ses finances publiques, affichant fin 2023 une dette publique équivalente à 21,6 % du PIB et un déficit budgétaire limité à 2,2 %. Avant la crise liée au Covid-19, la Bulgarie a d’ailleurs enregistré pendant cinq années consécutives un excédent budgétaire. Selon les prévisions du gouvernement, le pays pourrait retrouver cet excédent, comme en témoigne la Loi de Finances 2024, explicitement calibrée pour faciliter l’intégration dans la zone euro.
En revanche, le niveau d’inflation du pays reste préoccupant. En 2023, l’inflation annuelle a atteint 5,5 % et l’inflation moyenne était estimée à 8,6 %, révélant une forte instabilité des prix. Pour mémoire, l’inflation annuelle, critère retenue par Maastricht, mesure la variation des prix entre deux moments précis (ici, de fin 2022 à fin 2023), tandis que l’inflation annuelle moyenne capture les fluctuations internes sur l’ensemble des 12 mois de l’année. Une inflation annuelle basse combinée à une inflation annuelle moyenne élevée peut donc indiquer une forte volatilité des prix. Bien que l’inflation annuelle ait chuté au début 2024 pour se stabiliser autour de 3 %, la Banque centrale européenne (BCE) reste prudente face aux progrès réalisés et a refusé en juin 2024 que le passage à l’euro soit envisagé d’ici la fin de l’année. Cette prudence s’explique par la possibilité que l’inflation moyenne sur l’année 2024 soit plus élevée, ce qui soulignerait la persistance de l’instabilité des prix. C’est justement cette volatilité qui inquiète la Commission européenne et justifie en partie la prolongation de la période d’attente de la Bulgarie dans le MCE II.
En outre, les institutions européennes s’inquiètent de la stabilité financière globale du pays. Pour répondre à ces préoccupations, Sofia a entrepris d’importantes réformes structurelles, notamment en intégrant l’Union bancaire européenne (UBE), le 1er octobre 2020. Cette démarche vise à renforcer la supervision du système bancaire bulgare par la BCE afin de garantir une stabilité financière accrue avant l’adoption de l’euro. Néanmoins, ces efforts risquent d’être longs et complexes dans la mesure où la Bulgarie demeure l’un des pays les plus corrompus d’Europe. Selon l’indice de perception de la corruption de Transparency International, la Bulgarie affiche un score de 55 en 2023 (sachant que 0 représente le niveau de corruption le plus faible et 100 le plus élevé), bien au-dessus de la moyenne européenne qui est de 40 (à titre de comparaison, la France obtient un score de 29). La Commission européenne souligne donc la nécessité de renforcer la lutte contre le blanchiment d’argent et d’améliorer la surveillance des secteurs financiers non bancaires (compagnies d’assurance, fonds de pension).
L’instabilité politique, une menace pour l’intégration dans la zone euro
Depuis 2021, la Bulgarie traverse une période de profonde instabilité politique, marquée par une succession d’élections législatives qui n’ont pas permis de former un gouvernement durable. En l’espace de quatre ans, les électeurs bulgares ont été appelés aux urnes à six reprises, un record dans l’histoire récente du pays. Ce blocage résulte de la fragmentation de la scène politique, où les partis traditionnels, notamment GERB de Boïko Borissov, peinent à obtenir une majorité claire. Lors des élections de juin 2024, GERB a remporté 24 % des voix, ce qui n’a pas été suffisant pour obtenir la majorité au Parlement, laissant le pays dans une impasse politique. Cette situation a favorisé l’émergence de nouveaux partis qui captent une part croissante de l’électorat, au détriment des formations établies. Parmi ces nouveaux acteurs, le parti d’extrême droite Vazrajdane (Renaissance) dirigé par Kostadin Kostadinov gagne en popularité avec un discours résolument eurosceptique. Lors du scrutin de juin 2024, il a obtenu près de 14 % des voix, devenant ainsi l’une des principales forces politique du pays.
Vazrajdane place l’opposition à l’intégration de la Bulgarie dans la zone euro au cœur de son programme, jugeant cette démarche contraire aux intérêts nationaux. Si la formation parvenait à accéder au pouvoir ou à exercer une influence significative sur le gouvernement, elle pourrait chercher à ralentir le processus d’intégration de la Bulgarie dans la zone euro. Le parti ne pourrait sans doute aller plus loin, l’engagement de la Bulgarie à adopter l’euro étant inscrit dans les traités européens que le pays a ratifiés lors de son adhésion à l’UE en 2007 et le pays ayant rejoint le MCE II (à la différence, par exemple, de la Pologne et de la Hongrie). Ces textes obligent la Bulgarie à rejoindre la zone euro dès lors qu’elle remplira les critères de Maastricht et tout retrait de cet engagement nécessiterait une révision des traités, processus complexe qui exige l’accord unanime des autres États membres de l’UE. Ainsi, même si Vazrajdane tentait de bloquer l’adoption de l’euro, il ne pourrait le faire que de manière temporaire, en retardant l’intégration pour des motifs politiques ou économiques. Ce retard ne constituerait qu’un sursis.
Par ailleurs, le parti nationaliste et pro-russe ne semble pas en mesure de remporter une majorité absolue lors des prochaines élections. Dès lors, la question des alliances et des coalitions devient centrale pour l’avenir politique du pays : B. Borissov pourrait être tenté de s’allier avec des forces eurosceptiques pour former un gouvernement, alliance qui pourrait permettre à GERB de conserver le pouvoir, certes au risque d’accentuer les divisons au sein de la société. En effet, le débat autour de l’euro est particulièrement clivant en Bulgarie : d’après une enquête Eurobaromètre menée en 2023, 49 % des Bulgares se disaient opposés à l’adoption de l’euro tandis que 49 % y étaient favorables (les 2 % restants se déclarant neutres). Cette situation de division rend les prochaines élections d’autant plus déterminantes pour l’avenir de l’intégration de la Bulgarie dans la zone euro.
L’adhésion à une union monétaire inadaptée : un piège pour la Bulgarie ?
L’un des principaux attraits pour un pays rejoignant une union monétaire est la réduction des coûts de transactions (couverture de change, frais de conversion) liés aux fluctuations des taux de change. En adoptant une monnaie commune, les pays éliminent les incertitudes monétaires qui peuvent perturber le commerce international, facilitant ainsi les échanges et renforçant l’intégration économique au sein de la zone.
Or, dans le cas de la Bulgarie, cet avantage est atténué par la réalité de sa monnaie : le lev bulgare est solidement ancré à l’euro, ce qui limite considérablement les variations de taux de change entre les deux monnaies. Les entreprises bulgares bénéficient donc déjà d’une grande stabilité dans leurs transactions avec les pays de la zone euro. Dès lors, l’intégration monétaire n’apportera pas un changement radical dans ce domaine et l’impact sur la stabilité des transactions commerciales sera relativement limité puisque le principal avantage escompté est déjà largement en place. Certes, les europhiles bulgares arguent du fait que rejoindre la zone euro serait un moyen d’améliorer l’image internationale du pays. Il semble en réalité peu probable que la simple adoption de l’euro suffise à redorer cette image.
En revanche, l’un des désavantages majeurs pour la Bulgarie si elle rejoint la zone euro est le fait que cette dernière n’est pas une zone monétaire optimale (ZMO), à savoir une région où les pays peuvent absorber de manière similaire les chocs exogènes grâce à des structures économiques homogènes. Construite autour de critères qui se basent sur la convergence nominale et visent à aligner les performances économiques des pays membres sur des indicateurs communs, la zone euro ne tient pas compte de la convergence réelle, id est des réalités économiques profondes, qui concernent les structures productives, les niveaux de développement économique, l’efficacité des services publics et les inégalités de richesse entre pays membres. Ces facteurs jouent pourtant un rôle crucial dans la manière dont un pays peut absorber et réagir aux chocs économiques. Or, les économies des pays de la zone euro sont très différentes : certains pays sont fortement industrialisés, avec des stratégies de maîtrise des coûts salariaux, tandis que d’autres dépendent davantage de la consommation intérieure ou encore de la dette pour soutenir leur croissance… Dès lors, quand la BCE applique une politique monétaire unique, les effets de cette politique peuvent varier considérablement d’un pays à l’autre en raison de ces différences structurelles. Par exemple, une augmentation des taux d’intérêt pourrait stabiliser l’économie d’un pays comme l’Allemagne mais causer de graves difficultés dans des pays où l’économie est plus fragile, comme en Bulgarie. Ce manque de convergence réelle crée des déséquilibres macroéconomiques au sein de la zone euro, qui ont tendance à s’aggraver avec le temps.
Avec une politique monétaire unique, l’union monétaire européenne n’est pas en mesure de mettre en œuvre une politique budgétaire unifiée capable de compenser ces déséquilibres. Le budget fédéral européen, qui représente seulement 1,3 % du PIB de l’UE, est trop faible pour jouer ce rôle de stabilisation que l’on observe dans d’autres zones monétaires plus intégrées, comme celle des États-Unis, où le budget fédéral représente environ 35 % du PIB.
On comprend donc qu’en rejoignant la zone euro, la Bulgarie perdra sa capacité à ajuster son taux d’intérêt directeur ou encore son taux de change, des outils qui pourraient lui permettre de réagir à des chocs économiques spécifiques. Mais plus encore, elle s’exposera à des politiques monétaires uniformes qui ne tiennent pas toujours compte de sa réalité économique propre. Le risque est que la Bulgarie, en tant qu’économie moins développée que celle des pays du nord de l’Europe, subisse davantage les effets négatifs des chocs asymétriques sans pouvoir recourir à des mécanismes d’ajustement efficaces.
Ainsi, le plus grand désavantage pour la Bulgarie n’est pas tant la perte de son autonomie monétaire, mais le fait qu’elle rejoigne une union monétaire qui n’est pas adaptée aux besoins hétérogènes de ses membres. Une convergence réelle, qui harmoniserait les structures économiques des pays membres, serait nécessaire pour rapprocher la zone euro d’une ZMO. En l’absence de cette convergence, les risques d’inégalités et de tensions économiques entre les pays de l’union monétaire resteront élevés, ce qui pourrait compliquer l’intégration réussie de la Bulgarie.
Vignette : Sofia (© Céline Bayou).
* Marin Slim est étudiant en M2 Analyse et politique économique à l’Université Paris Cité.
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Pour citer cet article : Marin SLIM (2024), « Bulgarie : la monnaie unique européenne, une fausse bonne idée ? », Regard sur l'Est, 2 septembre.