Caucase du Sud : le rôle effacé de l’Union européenne

L’arrivée de l’Union européenne dans le Sud-Caucase date de 1991, après l’accès des pays de la région à l’indépendance. D’abord timide, cette présence s’est progressivement accrue, sans toutefois s’affirmer nettement.


vue aérienne d'une villeDurant les années 1990, la Communauté européenne ne s’est pas engagée directement dans les épineux dossiers du Caucase du Sud, préférant laisser le terrain aux deux rivaux russe et américain. Toutefois, à la fin de la décennie et au début des années 2000, l’UE a renforcé sa position dans la région de la Caspienne et du Caucase du Sud. Les trois Etats caucasiens ont signé, en 1999, des Accords de partenariat et de coopération (APC) avec l’UE, qui prévoient le renforcement de la coopération entre les deux régions dans plusieurs domaines. Puis, en 2004, l’Union a inclus ces Etats dans sa Politique européenne de voisinage (PEV).

L’Azerbaïdjan, un acteur important de la politique stratégique de l’UE

Economiquement, la région détient des richesses énergétiques dont l’UE a besoin. Politiquement, elle partage les mêmes valeurs fondées sur la démocratie et l’Etat de droit. Enfin, après les événements du 11 septembre 2001, l’aspect sécuritaire est devenu une priorité.

L’implication de l’UE dans le Caucase du Sud se manifeste à différents niveaux dans le cadre de la PEV. En effet, cette zone présente un large potentiel de diversification de l’approvisionnement énergétique et constitue un élément important de la sécurité énergétique et de la stratégie extérieure de l’UE. En 2004, la Commission européenne a signé la déclaration dite «Initiative de Bakou» pour participer à la mise en place de relations énergétiques entre l’Union et les Etats riverains des mers Noire et Caspienne.

En 2006, suite à la crise du gaz entre la Russie et l’Ukraine, l’UE a commencé à revoir sa politique énergétique et à chercher de nouveaux moyens d’approvisionnement énergétique. Décidée à réduire sa dépendance énergétique à l’égard de la Russie, l’Union s’est rapprochée de l’Azerbaïdjan: elle a ainsi adopté une déclaration pour instaurer un «partenariat énergétique» afin d’augmenter ses approvisionnements en hydrocarbures en provenance de la mer Caspienne sans passer par le territoire russe[1].

Deux itinéraires alternatifs se dessinent alors: l’oléoduc Bakou-Soupsa, de la Caspienne vers le terminal géorgien, a pour inconvénient de devoir faire passer ses tankers par les détroits turcs du Bosphore et des Dardanelles. Or, la Turquie bloque souvent ses détroits en invoquant les risques écologiques encourus par Istanbul. L’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC), qui relie l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie, aboutit, lui, directement dans la mer Méditerranée. La construction de ce dernier tracé a été dictée par la nécessité politique et économique, pour diminuer la dépendance énergétique de l’Europe vis-à-vis de la Russie. Dans ce jeu de contournement de la Russie, l’Azerbaïdjan tient ainsi une place de choix pour l’Union.

L’UE, un acteur régional encore bien secondaire

L’UE est de fait un acteur faible sur le terrain, au contraire des Etats-Unis et de la Russie. A cela, différentes raisons. Tout d’abord, il existe dans la région des acteurs internationaux plus puissants et actifs, comme l’ONU et l’OSCE, présents pour résoudre les conflits gelés de ces trois pays (Abkhazie et Ossétie du Sud en Géorgie, Haut-Karabagh en Azerbaïdjan), le Conseil de l’Europe qui a pour mission de promouvoir la démocratie et les réformes institutionnelles, ou encore la Banque mondiale, le FMI, la BERD, et diverses ONG spécialisées. Tous limitent considérablement les manœuvres de l’UE. Cette dernière n’a qu’une influence limitée sur la question du règlement des conflits gelés du Haut-Karabagh, d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie. En outre, elle n’a pas d’impact décisif dans la balance des pouvoirs, vue la présence de puissances «lourdes» comme la Russie, la Turquie, l’Iran et les Etats-Unis. En outre, si l’UE aspire à ce que l’Azerbaïdjan soit partie prenante de la coopération régionale, elle est toutefois incapable de définir des critères pour une future participation de ce pays dans le processus d’intégration européenne.

Par ailleurs, sur le règlement du conflit gelé au Haut-Karabagh entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, l’UE promeut la solution d’un rapprochement économique, en ouvrant par exemple des lignes de communication entre ces deux Etats, rompues depuis le début du conflit. Cette politique pragmatique se heurte cependant à la résistance du gouvernement azerbaidjanais, qui la juge inacceptable[2].

Du fait de la faible participation de l’UE dans la coopération militaire, l’Azerbaïdjan, en quête d’un allié militaire pour contrebalancer la présence russe en Arménie, se détourne d’elle. L’intensification de la coopération militaire avec la Turquie pourrait rapprocher l’Azerbaïdjan des structures de l’OTAN, dans le cadre du programme de Partenariat pour la Paix, ainsi que via la participation des militaires azerbaïdjanais dans la guerre contre le terrorisme et le maintien de la paix au Kosovo et en Afghanistan. Au final, l’UE reste à l’écart des priorités de la politique azerbaidjanaise.

Enfin, actuellement, certains pays membres de l’UE, tels le Royaume-Uni, la France ou l’Allemagne, sont présents sur les champs gaziers et-pétroliers de la mer Caspienne de manière indépendante. Ces démarches isolées empêchent l’UE de parler d’une seule voix et d’avoir une politique extérieure cohérente et solide.

Face aux acteurs régionaux russe et turc

La Russie et la Turquie sont deux puissances régionales qui maintiennent des relations étroites avec l’Union européenne, tout en poursuivant leurs intérêts propres dans le Caucase du sud.

La politique étrangère de la Russie vis-à-vis du Caucase du Sud est très ambigüe. Acteur stratégique essentiel, elle possède de nombreux leviers qui lui permettent de conserver un certain contrôle sur son « étranger proche ». Les conflits abkhaze, ossète et du Haut-Karabagh, les problèmes frontaliers, l’application du régime de visa, etc., permettent à la Russie de peser sur la périphérie sud de son ex-empire. Omniprésente économiquement, militairement et politiquement, la Russie est un interlocuteur incontournable dans la région, qu’elle soit partenaire, alliée ou ennemie. La Russie ne considère pas que l’UE constitue un danger pour sa sécurité nationale au Sud-Caucase, pour autant que les Européens ou les Américains n’installent pas de système militaire et sécuritaire dans ces États limitrophes. La Russie a utilisé l’occasion de la guerre russo-géorgienne d’août 2008 pour montrer à la Géorgie et à l’Azerbaïdjan qu’elle était capable d’intervenir militairement dans les problèmes du Sud-Caucase. L’utilisation de bombes à proximité de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan lors du bombardement du territoire de la Géorgie a servi de mise en garde. Par ce geste, le Kremlin a voulu montrer que la Russie souhaite, par tous les moyens, rester présente dans la région.

Quant à la Turquie, elle essaye de jouer un rôle pivot, non seulement dans cette région, mais aussi dans les pays turcophones de l’Asie centrale. D’un côté, cette tentative a pour but de renouveler le lien historique avec les groupes turcophones et/ou musulmans du Caucase et de l’Asie centrale, en vue d’accroître son influence dans la région et de créer son propre système économique et sécuritaire. De l’autre côté, les intérêts politiques, économiques et stratégiques, ainsi que les facteurs géographiques incitent les Turcs à prendre part à la bataille pour les ressources minérales de la Caspienne.

Si l’Union européenne souhaite voir la Turquie prendre une participation active dans les événements politiques et économiques de la région, notamment pour renforcer, mieux intégrer et stabiliser ces turbulents États, la Turquie regarde, elle, avec méfiance la potentielle future adhésion de la région dans les structures européennes. Ayant vu sa candidature à l’adhésion à l’UE rejetée, la Turquie essaye de jouer sa propre carte localement et commence à promouvoir ses propres initiatives. Par exemple, juste après la guerre russo-géorgienne, elle a proposé une Plateforme de stabilité et de coopération au Caucase du Sud pour permettre aux trois Etats caucasiens de se retrouver autour d’une table, sous son égide.

De son côté, l’Azerbaïdjan voit dans la PEV un nouvel outil vers l’intégration dans l’UE. Mais le conflit du Haut-Karabagh et la faible participation de l’UE dans son règlement pousse Bakou à se chercher un partenaire plus puissant et plus influent pour résoudre ce problème.

Finalement, la PEV présente un intérêt réel mais modéré pour les pays du Caucase du Sud. L’UE, quant à elle, souhaite voir dans le Caucase une zone stable, pouvant relever de la coopération régionale. Mais l’instabilité politique et sécuritaire de cette zone, comme le jeu des grandes puissances russe et américaine, la rendent prudente et attentiste.

Notes:
[1] « L’UE se rapproche de Bakou pour réduire sa dépendance envers Moscou », AFP, 7 novembre 2006.
[2] Guillaume de Rougé, « Perspectives d’une Politique étrangère de sécurité commune au Sud-Caucase », Dialogues Européens, n°6, 2006.

Références :
Nassib Nassibli, « Azerbaijan’s geopolitics and Oil Pipeline Issue », Journal of International Affairs, vol. IV, décembre-février 2000.
Karine Khrimian, « Quelle Présence pour l'Union européenne dans le Sud-Caucase ? », Questions d’Europe, n°4, 3 octobre 2005, p. 9.
Roy Allison, « Tsentralnaïa Aziia i Zakavkazye: Regionalnaïa politika i Rossiiskie interesy », Carnegie Endowment for International Peace, Moscou, 2004.
Irina Kobrinskaya, Sherman Garnet, « Rossia i Turtsia na poroge XXI veka: na puti v Evropou ili v Evraziiou ? », Carnegie Endowment for International Peace, Moscou, 1997.

* Shahin YUSIFOV est doctorant à la faculté de l’Histoire contemporaine et des relations internationales, Université de Strasbourg.

Photo vignette : Anaïs Marin