Russie : le rêve européen du Tatarstan

Au fil des années, la coopération entre la Russie et l’Union européenne s’est intensifiée. Un retentissement qui trouve une résonance toute particulière à Kazan, capitale d’une République autonome et poumon de la culture tatare. Dans une région riche en hydrocarbures, l’Europe est perçue comme une opportunité.


KazanLes autorités tatares aiment définir le Tatarstan comme une passerelle entre l’Orient et l’Occident. Alors que la cohésion sociale entre Russes et Tatars fut, à plusieurs reprises, louée par les Occidentaux, l’Europe retient l’attention à la fois des autorités locales et de sa population. A Kazan, le rapprochement entre la Russie et l’UE est considéré comme une opportunité culturelle, économique et politique. La présence d’une délégation de l’Union européenne à Moscou favorise la multiplication des échanges avec les autorités tatares.

L’attraction estudiantine

Depuis quelques années, les ‘Journées de l’Europe’ sont célébrées en Russie en présence de hauts-fonctionnaires européens. Pour la population, cette rencontre constitue une ouverture unique sur l’Europe. Dans le cadre de cet événement, les universités sont considérées comme des partenaires privilégiés et la population estudiantine est la cible privilégiée des représentants européens. Des journées qui s’accompagnent d’une initiation à l’une des langues de l’Union européenne, d’un concert ou encore d’un échange culinaire. Tout cela afin de renforcer la proximité de l’Europe auprès de la Russie et de sa population. Pour les étudiants de Kazan, l’Europe constitue un eldorado, une suite logique à leur fin de cursus universitaire en Russie. L’Union européenne, qui a lancé plusieurs projets favorisant les minorités en Russie, veut consolider son attractivité auprès de cette population. Des financements européens sont ainsi dédiés au développement de la société civile en soutenant des projets culturels et linguistiques.

Pour conserver un lien permanent entre l’Union européenne et le Tatarstan, l’agence de presse locale, Tatar-Inform, donne régulièrement la parole à Denis Daniilidis, porte-parole de la délégation de l’Union européenne, basé à Moscou. Très réactifs, les médias tatars manifestent ainsi leur intérêt pour l’intensification des liens avec l’Europe. Pour la délégation européenne, c’est un moyen de communication efficace pour renforcer leur maillage dans cette région. Lors d’une récente interview, le porte-parole de la délégation de l’UE a souligné que ces « journées de l’Europe (…) débuteront en fait à Kazan »[1]. La capitale de la République tatare est ainsi devenue incontournable.

En 2010, lors de sa visite à Kazan, le chef de la délégation de l’Union européenne auprès de la Russie, Fernando M. Valenzuela, a souligné l’importance du volet « éducation » de la coopération. Selon lui, la coopération dans ce domaine stratégique est « pour l’Union européenne et la Russie très utile l’une à l’autre »[2]. L’objectif est la multiplication des échanges universitaires, même si l’attractivité n’est pas réciproque. Malgré la difficulté d’évaluer la présence européenne dans les Universités de Kazan, les Suisses et les Allemands constituent les deux contingents européens qui séjournent régulièrement dans la capitale tatare, souvent à des fins linguistiques (langues tatare et russe). Côté européen, le programme de mobilité Erasmus Mundus, avec l’attribution de bourses, favorise l’arrivée d’étudiants russes dans les universités européennes. Kazan demeure un important centre universitaire, notamment dans le domaine de l’aéronautique. Non sans difficulté, les centres universitaires participent au Processus de Bologne qui tend à aligner les formations supérieures aux normes européennes et à son système LMD (Licence-Master-Doctorat). En 2009, la réforme de l’enseignement supérieur a attribué aux Universités de Kazan un statut d’Université fédérale. Afin d’améliorer la compétitivité des universités russes, ce statut offrira de nouvelles ressources financières de la part de l’Etat ainsi qu’une meilleure exposition au niveau international.

Le sport, une réussite confirmée

Hôte de nombreuses compétitions européennes, comme le championnat d’Europe de tennis de table, la ville a progressivement pris une stature européenne. Ces dernières années, la participation de son équipe de football, le FK Rubin Kazan, à la Ligue des Champions (prestigieuse compétition européenne) a attiré la curiosité et l’attention des journalistes sportifs en Europe. Dernier exemple, la capitale tatare accueillera, au mois d’avril 2011, les championnats européens masculin et féminin d’haltérophilie. Capitale du Tatarstan, Kazan n’ambitionnerait-elle pas le titre de « capitale sportive » de la Russie ? Avec ses équipes collectives (football, hockey sur glace, basket-ball) qui raflent les titres nationaux, le Tatarstan est devenu incontestablement une terre d’exploits.

Officiellement «troisième capitale» de la Fédération de Russie, Kazan s’est en effet transformée en peu de temps en véritable référence sportive. Les résultats de ses différents clubs sportifs tendent à accroître cette réputation au niveau continental. Depuis quelques années, le constructeur KAMAZ participe à cette popularité naissante avec ses victoires sur le rallye Dakar en Amérique du Sud[3]. Pour le Tatarstan, le sport s’affiche donc comme une vitrine essentielle en termes d’exposition médiatique. Le pouvoir russe veut d’ailleurs favoriser l’installation d’infrastructures sportives modernes à Kazan. Au-delà, les progrès de la Russie dans ses performances sportives ont attiré l’attention des différentes fédérations sportives internationales. Le lobbying actif de Vladimir Poutine a offert à la Russie la réception de deux compétitions mondiales majeures. A la lumière des futurs Jeux Olympiques d’hiver à Sotchi en 2014 et de l’organisation de la coupe du monde de football en 2018, Kazan est sur le point de devenir un laboratoire.


Mascotte de l’Universiade 2013 (www.tatar-inform.ru)

En effet, la ville accueillera, en 2013, les Universiades d’été, compétition universitaire internationale. Pour la Russie, il s’agit d’un test grandeur nature en termes d’organisation, de logistique ou encore de capacité d’accueil. Le pouvoir fédéral a alloué des financements spéciaux pour la construction de centres sportifs modernes. Si les autorités russes entendent redorer le blason de leur pays à travers l’excellence sportive, le gouvernement tatar cherche à mettre un point d’honneur à la réussite d’un tel événement. Ce nouvel exemple prouve l’ambition internationale de la région. Dernièrement, le Premier ministre tatar Ildar Khalikov a précisé qu’« il est nécessaire de promouvoir l’Universiade »[4]. En ce sens, il souligne l’importance des nouvelles technologies pour atteindre cet objectif et suggère d’augmenter de façon significative la visibilité de la compétition sur les moteurs de recherches, notamment dans les différentes langues européennes, par l’intermédiaire de mots clés comme « Kazan » ou « Universiade ».

L’Europe comme tribune ?

Au-delà de l’aspect éducatif ou sportif, une ambition plus politique s’affiche du côté des autorités tatares. Ces dernières années, les visites des délégués de l’UE et des ambassadeurs des pays membres se sont multipliées dans la capitale tatare. Celle de la Secrétaire d’Etat américaine, Hillary Clinton, le 14 octobre 2009, démontre que « l’Occident commence à reconnaître, admettre, le rôle de la communauté tatare au sein de la Fédération en Russie »[5]. Ces délégations ont salué la bonne entente entre les communautés pouvant constituer un modèle pour les sociétés multiculturelles européennes. Mais le pouvoir tatar a une autre ambition: accroître le rayonnement du Tatarstan avec un positionnement international. Si les relations avec la Turquie ou les pays d’Asie centrale semblent naturelles du fait de la proximité culturelle et linguistique, celles avec l’Europe peuvent apparaître plus calculées. Le Tatarstan entend démontrer à l’Europe sa spécificité, sa différence par rapport au reste de la Russie. De culture musulmane, la société civile du Tatarstan veut s’ériger en modèle multiconfessionnel d’intégration. Dans ce sens, le particularisme tatar est le cheval de bataille des autorités pour promouvoir la région auprès de l’Europe.

Unique en son genre, la présence d’une représentation de la République du Tatarstan à Paris apparaît comme un moyen de s’affranchir de Moscou. De fait, le Kremlin maintient la pression sur la république en lui imposant notamment de lui reverser une partie de ses revenus provenant de ses ressources pétrolières. Malgré tout, le Tatarstan demeure le plus bel exemple d’une entité autonome stable au sein de la Fédération de Russie, où son identité musulmane cohabite en relative harmonie avec les autres religions. Loin des conflits interethniques qui se sont déroulés dans le Nord Caucase, la société tatare attire l’attention des autorités européennes pour cette particularité. Ainsi, une table-ronde avec des experts européens s’est déroulée, à l’occasion des ‘Journées de l’Europe’, le 26 mars 2011, autour d’un thème révélateur : « Identité européenne et diversité religieuse »[6]. Les autorités locales jouent adroitement de cet atout. En évitant l’écueil du repli identitaire depuis les années 1990, le pouvoir tatar possède une belle carte de visite à présenter aux Européens. Dans une société multiconfessionnelle et multiculturelle, la république tatare s’accorde assez bien avec la devise de l’UE « Unis dans la diversité ». Malgré l’ambiance relativement aseptisée que peut dégager sa capitale, Kazan, le modèle de tolérance tatare entre les populations musulmanes et orthodoxes a suscité une certaine admiration de la part des autorités européennes.

La délicate question des visas

Malgré les efforts effectués, l’Europe n’est pas aussi facilement accessible pour la population du Tatarstan. Comme pour l’ensemble de la population russe, le régime européen des visas constitue un fardeau administratif, que cela soit pour une visite touristique ou pour un étudiant. Même si les ambassades européennes tentent de faciliter l’attribution des visas, la démarche administrative demeure assez fastidieuse. En outre, loin des consulats européens, la république se trouve relativement isolée. Malgré cette distance géographique, la délivrance de visas est un obstacle que les autorités locales ont souhaité dépasser. Bien que les centres de visas tendent à se développer sur l’ensemble du territoire russe, la capitale tatare les voit arriver progressivement, cette infrastructure étant très attendue et encouragée par les autorités.

Depuis 2010, la Bulgarie, la Grèce, le Danemark, les Pays-Bas ou encore l’Espagne délivrent des visas par l’entremise d’un centre de visas unique. Courant 2011, la France et la Finlande feront de même. En visite durant le mois de novembre 2010, la présidente finlandaise Tarja Halonen a indiqué que « la Finlande programme d’ouvrir un centre de visas à Kazan en mars 2011 »[7]. La population du Tatarstan voit dans ces annonces prometteuses, en plus d’une ouverture sur l’Occident, une nouvelle étape dans le rapprochement avec l’Europe. Les voyages touristiques au sein de l’espace Schengen sont très prisés par la population locale. Et de tels centres pourront faciliter la délivrance des visas étudiants et donc les échanges universitaires. Parallèlement, le ministère pour la Jeunesse, le Sport et le Tourisme désire augmenter l’attractivité du territoire tatar. La modernisation des infrastructures d’accueil, avec l’agrandissement du parc hôtelier, est une priorité tant de la mairie de Kazan que du gouvernement local. En outre, la valorisation du patrimoine historique est un dossier majeur pour l’essor touristique dans l’ensemble du pays. Le Tatarstan fait tout pour devenir le pôle culturel majeur après Moscou et Saint-Pétersbourg.

Cette république s’emploie à utiliser toutes ses ressources disponibles pour favoriser son exposition et son ouverture vers l’Europe. Les liens avec le monde turcophone ne sont plus à construire : de nombreuses entreprises turques se sont en effet installées sur le territoire tatar, en particulier dans les zones économiques spéciales qui favorisent l’implantation des entreprises étrangères. Mais le Tatarstan souhaite valoriser son partenariat avec l’Europe, notamment pour affirmer sa distinction au sein de la Fédération de Russie. Quant à une partie de sa population, elle poursuit des aspirations européennes: la minorité estudiantine qui en a les moyens désire étudier, travailler et vivre en Europe occidentale et, pour la majorité qui ne possède pas cette chance, l’Europe représente une ouverture culturelle, surtout si des marchands de rêves comme Sting, Elton John ou Rammstein[8] venaient à s’y produire. Concomitante avec le dynamisme tatar, la réactivité de l’Union européenne démontre son désir de développer et d’encourager cette étroite coopération.

En affirmant sa présence sur le plan international, le Tatarstan a trouvé dans l’Europe un partenaire volontariste. Bien que les ambitions politiques du Tatarstan soient assez limitées face à Moscou, la république compte sur la richesse de sa culture, de sa société civile et de ses sportifs pour exister sur le Vieux Continent. Pour ce dernier, ce territoire offre un accès tout à fait inédit à l’espace russe. A terme, cette stratégie pourrait constituer un bel exemple de rapprochement sinueux entre la Russie et l’Europe.

Notes :
[1] Interview Denis Daniilidis, Tatar-Inform, 28 février 2011.
http://eng.tatar-inform.ru
[2] « ES i Tatarstan planirouyout naladit’ obrazovatel’niy obmen mjedou shkolami », Interfax Rossiya, 29 mars 2010.
http://www.interfax-russia.ru/Povoljie/news.asp?id=133941&sec=1671
[3] KAMAZ a remporté les trois premières éditions du rallye Dakar en Amérique du Sud, et huit éditions depuis dix ans, pour la catégorie ‘camions’.
[4] Ildar Khalikov, « Glavniy prioritet dlya Kazani – podgotovka k Ouniversiale – 2013 », Tatar-Inform, 3 mars 2011.
http://www.tatar-inform.ru/news/2011/03/03/260036
[5] « More to Clinton’s Kazan visit than meets the eye ? », RFE/RL, 15 octobre 2009.
http://www.rferl.org/content/Is_There_More_To_Clintons_Kazan_Visit_Than_Meets_The_Eye/1852719.html
[6] Site Internet des ‘Journées de l’Europe 2011’.
http://eur.ru/kazan
[7] « Finlandiya otkroet vizoviy tsentr v Tatarstane v 2011 godu », RIA Novosti, 10 novembre 2010.
http://www.rian.ru/politics/20101110/294706084.html
[8] « V Kazan’ mogout priekhat’ Sting, Elton John i ‘Rammstein’ », Tatar-Inform, 28 février 2011.
http://www.tatar-inform.ru/news/2011/02/28/259520

* Florian VIDAL est diplômé de Relations internationales de l’Institut d’études politiques de Bordeaux.

Photo vignette : Kazan (Florian Vidal, 2010)