Depuis avril 2007, l’UE tente de développer une approche régionale vers le bassin de la mer Noire qui s’efforce de tenir compte de la présence d’organisations régionales issues de la fin de la Guerre froide. Au début des années 1990, l’objectif des États de la région n’était pas de créer des blocs concurrents de la Communauté européenne mais, au contraire, de participer à la construction d’une «plus grande Europe».
Le 12 janvier 2011, le Parlement européen a adopté en séance plénière une initiative visant à injecter d’avantage d’argent dans les projets de l’Union européenne pour la région de la mer Noire. Les députés y demandaient aussi l’accroissement de la visibilité des coopérations existantes à l’échelle régionale, en faisant se tenir de manière régulière des réunions ministérielles entre l’UE et les pays de la mer Noire (Bulgarie, Grèce, Roumanie, Turquie, Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie, Moldavie et Ukraine). Car, depuis la fin de la Guerre froide, l’UE a du mal à développer une stratégie visible à l’égard de cette zone, alors même que les États riverains de la mer Noire sont, eux, demandeurs d’une approche régionale de la part de Bruxelles.
En effet, malgré l’instabilité chronique de la région, une Coopération économique de la mer Noire (CEMN) se développe depuis 1992, regroupant tous les États riverains et leur donnant comme objectif de coopérer à une plus grande intégration économique et à la résolution des conflits par le dialogue. La CEMN s’inscrit dans la recherche, par ces États de la partie la plus orientale de l’Europe, d’un nouvel ordre qui puisse se substituer à celui qui a prévalu pendant soixante ans.
Les vrais objectifs de la CEMN
Les organisations régionales qui ont vu le jour dans le bassin pontique depuis la fin de l’Union soviétique et qui s’y développent avec des fortunes diverses sont l’émanation de ce mouvement de restructuration de l’ordre européen né des décombres de la Guerre froide.
Pour la Turquie, cette période de transition dans la région est porteuse d’opportunités. En effet, c’est ce pays qui possède le plus long littoral sur la mer Noire. Au début des années 1990, il est le seul dans la région à être membre de l’OTAN. Il était assez logique que ce soit Ankara qui propose, dès 1991, la construction de liens économiques et politiques plus étroits à ses voisins. La Déclaration d’Istanbul, en juin 1992, fonda une organisation recouvrant 19,2 millions de km², 322 millions d’habitants et de gigantesques réserves minérales et agricoles.
Aujourd’hui encore, la partie ayant le plus d’intérêts à la réussite de ce projet reste sans conteste la Turquie. Ce pays est soucieux de stabiliser son voisinage afin de pouvoir y investir sans devoir se préoccuper de problèmes autres qu’économiques. En créant la CEMN, la Turquie a donc tenté de se créer son propre marché.
La Russie est, elle aussi, très intéressée, l’idée de voir son «étranger proche» stabilisé n’étant pas pour lui déplaire. Même s’il en était allé autrement, sa nouvelle faiblesse dans la région ne lui aurait pas permis d’empêcher la création d’une telle organisation à ses frontières.
Si, sur le papier, les possibilités semblent infinies, en revanche, sur le terrain, la situation est complexe. En effet, les tensions qui persistent depuis le début des années 1990 et les conflits, notamment en Tchétchénie mais aussi en Moldavie et dans le Caucase du Sud, ont empêché la CEMN d’atteindre réellement ses objectifs de stabilisation. Même s’il faut reconnaître que, depuis sa création, l’organisation de coopération est la seule structure régionale à avoir réussi à créer un forum au sein duquel les États peuvent coopérer et mettre en place des projets d’intérêts généraux.
Mais, surtout, la CEMN se veut également, et ce depuis sa fondation, l’un des éléments d’une «Europe plus vaste», partie prenante de la coopération paneuropéenne. En effet, pour le gouvernement turc par exemple, la CEMN n’est ni plus ni moins qu’une « extension de la dimension européenne »[1], un pont entre l’Europe de l’Ouest et les anciens pays de l’Union soviétique. Pour la Turquie, mais aussi pour la Roumanie et la Bulgarie, il s’agit de se prémunir contre toute déstabilisation de leur environnement pouvant entraver leur chemin vers l’intégration à l’Union européenne. En un sens, l’intégration de la CEMN dans le contexte d’une « Europe élargie » ou plus «vaste» doit légitimer la candidature de certains de ses membres à l’Union européenne. En se proclamant Européens et partie de l’Europe, les États riverains de la mer Noire deviennent éligibles à l’intégration à l’UE au titre de l’Article 49 du Traité sur l’Union européenne[2].
Les expressions d’« Europe plus large », de « région mer Noire plus large » ou encore « voisinage élargi » étaient donc déjà présentes dans les discours des responsables ukrainiens, géorgiens ou turcs des années 1990. La Commission européenne, dans sa communication de 2003 sur le voisinage « élargi », n’a fait que reprendre des concepts élaborés 15 à 20 ans plus tôt par des acteurs qui lui sont certes extérieurs mais qui ne demandent rien d’autre que de faire partie de l’« Europe ». Pour les États qui en sont membres -à l’exception notable de la Russie qui parle plus de coopération paneuropéenne que d’intégration européenne-, la CEMN est donc l’un des outils permettant et justifiant leur intégration ultérieure à l’Union européenne.
La région de la mer Noire, partie d’une Europe plus large ?
La création de structures de coopérations en Europe post-Guerre froide apparaît comme une réponse aux questions sur le devenir de la construction d’un espace européen. Ces coopérations ont peu à peu aidé à structurer et à consolider l’architecture d’ensemble du continent européen. Ainsi en est-il de la CEMN qui, dans la Déclaration d’Istanbul, affirme sa volonté de « contribuer au renforcement du processus enclenché avec la CSCE »[3] et de travailler plus étroitement avec la future Union européenne.
Cependant, on peut se demander si, à force de proclamer leur volonté de coopérer avec les structures issues de l’intégration de l’Europe de l’Ouest, les pays d’Europe orientale n’en oublient pas de créer leur propre structure réelle d’intégration et, ce faisant, donnent à l’UE toute latitude pour incarner «l’Europe» dans son sens le plus large, géographique et civilisationnel.
De plus, les élargissements de l’UE en 2004 et 2007 ont affaibli, voire marginalisé, ces structures nées quinze ans plus tôt (Groupe de Višegrad, l’Accord de libre-échange centre européen et la CEMN). Tous ces projets de coopération, une fois « digérés » dans l’UE, se sont au final révélés de simples structures d’attente avant l’intégration à l’Union européenne.
Il nous faut ici mentionner les autres organisations régionales autour de la mer Noire, telles la CEI ou la GUAM. Mise à part la CEI, les autres organisations -outre le fait qu’elles n’ont guère donné de résultats- se réclament de l’Europe occidentale et se veulent partie de l’ensemble européen, voire euro-atlantique.
La CEMN ne fait donc pas exception. Avec l’adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie, l’UE a porté sa frontière orientale sur le littoral pontique et ces deux États préfèrent dorénavant travailler avec les instruments que leur offre l’Union, comme la Politique européenne de voisinage (PEV), le Partenariat oriental ou encore la Synergie mer Noire[4]. Ces différentes politiques ont été lancées sous la présidence européenne d’États comme l’Allemagne ou la République tchèque qui ont des intérêts tant géopolitiques qu’économiques en Europe orientale. Ces deux pays avaient en outre l’appui sans faille des nouveaux États membres de l’UE riverains de la mer Noire. Par exemple, la Roumanie reprenant sa diplomatie traditionnelle s’est faite l’ardente avocate de la « Région mer Noire » dans les négociations intra-européennes.
Ainsi, dans sa communication sur la Synergie mer Noire d’avril 2007, la Commission fait une bonne place à la CEMN, en proposant que l’UE devienne observatrice de cette dernière. Le Parlement européen, dans son rapport de janvier 2011 pour une stratégie de l’UE dans la mer Noire, demande, quant à lui, une plus grande intégration de la CEMN dans les politiques de l’Union pour la région (il ne faut pas voir un hasard dans le fait que le rapporteur soit Traian Ungureanu, un député roumain). Pour les Etats riverains, il reste clair que l’objectif définitif est la stabilisation de la région, devant amener à court ou moyen terme à l’intégration dans l’Union européenne.
Ainsi, la Turquie, bien que se considérant de plus en plus comme une véritable puissance, n’a pas encore renoncé à ses rêves d’Europe. En créant la CEMN et en tentant de stimuler les échanges économiques avec son voisinage, elle transpose le modèle européen de stabilisation à la région de la mer Noire, engrangeant ainsi une expérience pouvant lui permettre de mieux défendre sa candidature à Bruxelles. La Géorgie, l’Azerbaïdjan, l’Arménie, la Moldavie et l’Ukraine ont toujours les yeux fixés sur l’Union. En témoigne leur désir d’être différenciés, dans la politique européenne de voisinage, des pays du sud de la Méditerranée qui, eux, n’ont pas vocation à intégrer un jour l’Union[5].
Ainsi, dans la nouvelle organisation du continent européen, l’UE semble appelée à jouer le premier rôle. L’image de l’Union - incarnation de l’Europe reste encore extrêmement positive et aucune organisation régionale ne peut venir concurrencer ce modèle. Cependant, l’absence de réponses claires aux questions posées par les États riverains de la mer Noire -candidature turque, sécurité dans le Caucase- risque de lui porter tort à moyen terme. Car, si rien ne semble devoir empêcher l’Union d’incarner à terme l’Europe, les États membres de la CEMN non encore intégrés à l’UE pourraient se trouver coupés du nouvel ordre européen par une Russie redevenue puissante et une Turquie lasse d’attendre son intégration. Le rêve d’une mer Noire - lac européen et porte de l’Europe vers l’Asie centrale se trouverait alors totalement compromis.
[1] Déclaration du ministre turc des Affaires étrangères, Hikmet Çetin dans Neue Zürcher Zeitung, 26 juin 1992.
[2] « Tout État européen […] peut demander à devenir membre de l’Union », Union européenne, Traités consolidés, novembre 2006.
[3] La Conférence pour la Sécurité et la Coopération en Europe (CSCE), devenue Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) en 1995, a pour but de maintenir un dialogue à l’échelle pan-européenne en promouvant la sécurité, la coopération, le respect des droits de l’Homme et la souveraineté des États participants.
[4] La Politique européenne de voisinage est lancée en 2003 par la Commission européenne pour « éviter l'émergence de nouvelles lignes de division entre l'UE élargie et nos voisins et renforcer la prospérité, la stabilité et la sécurité de tous ». Elle repose sur des Plans d’Action bilatéraux entre la Commission et les États voisins. Le partenariat oriental se veut un renforcement de la politique européenne de voisinage, il vise à la création, à terme, d’une zone de libre-échange ménageant la voie à une adhésion des six pays concernés (Arménie, Azerbaïdjan, Belarus, Géorgie, Moldavie, Ukraine). Enfin, la Synergie mer Noire, lancée en avril 2007, donne à l’UE la possibilité de moduler les différents programmes bilatéraux UE-États de la région avec les organisations régionales existantes (principalement la CEMN) afin de créer une dynamique régionale pour régler des problèmes régionaux (émigration, environnement, énergie).
[5] Jacques Blanc, La politique européenne de voisinage (rapport d’étape), Rapport d’information n°451, Sénat, 2007-2008.
* Ludwig ROGER est doctorant en Histoire contemporaine, Université de Cergy-Pontoise, CICC/IRICE.
Photo vignette : Baltchik, Bulgarie (© Céline Bayou, 2007)
Consultez les articles du dossier :
- Dossier #57: «Regards de l’Est sur l’Union européenne»
Qu’ils soient nouveaux Etats membres, candidats ou observateurs plus lointains, les pays de l’Est sont forcément concernés par les activités et le devenir de l’Union européenne. Regard sur l’Est se penche…