Géorgie-UE : un jeu de dupes ?

L’Europe prise dans son acception la plus large jouit d’une excellente presse en Géorgie, et ce depuis plus d’un siècle. Ce petit État douloureusement extirpé de la période soviétique et toujours soumis au jeu d’influence de la Russie multiplie les réformes et les ponts qui l’arriment à chaque fois davantage au club des États européens.


Batoumi, juillet 2010L’Accord de Partenariat et de Coopération (APC) signé entre l’Union européenne et la Géorgie, en vigueur dès 1999, a été suivi d’un Partenariat européen de voisinage (PEV), en 2006, venant renforcer les relations de l’UE avec son voisin caucasien. En 2009, l’UE a proposé un Partenariat oriental qui sera probablement remplacé, fin 2012, par un Accord d’Association, en vue duquel la Géorgie a déjà commencé les réformes demandées. Selon le ministre adjoint aux Questions européennes Thorniké Gordadze : « Dans cette dynamique, nous rapprochons notre politique étrangère des grandes lignes de la diplomatie de l’UE. »[1]

L’UE en Géorgie

Le but affiché de l’UE en Géorgie est de soutenir les réformes renforçant l’État de droit, la justice, les institutions politique et économiques, les finances publiques, le respect des droits de l’homme, les soins de santé primaires dans les régions, soutenir l’office du Médiateur (ou Ombudsman) de la République, etc. Les derniers acquis, qui furent abondamment commentés dans les médias géorgiens, ont été la délivrance facilitée de visas d’entrée dans la zone Schengen associée à un accord sur la réadmission, déjà en vigueur depuis mars 2011.

De son côté, la Géorgie, qui communique avec fierté sur ses relations avec l’UE et sur ses espoirs d’une adhésion à court terme, s’est dotée d’un ministère pour l’Intégration euro-atlantique en 2004, ainsi que d’un Comité parlementaire pour l’Intégration européenne la même année.

Seul bémol à cette entente: la mission d’observation européenne (l’EUMM) déployée à la suite du conflit d’août 2008. Les observateurs n’ont toujours pas accès à l’Abkhazie ni à l’Ossétie du Sud indépendantes de facto, dont les frontières non reconnues par la quasi-totalité de la communauté internationale sont gardées par les forces russes.

Attentes, critiques et doutes

Quel est l’intérêt de l’UE dans cet État très controversé, lointain et instable ? Deux lectures opposées tentent d’y répondre. Selon l’approche pessimiste, les liens tissés entre l’UE et la Géorgie relèvent davantage d’une politique sécuritaire des marges de l’Europe que d’une réelle mission d’intégration de la Géorgie en son sein. Ces eurosceptiques, qu’ils soient Européens ou Géorgiens, soulignent la fameuse « fatigue européenne » due à l’élargissement, doublée des crises financières qui embrasent le Sud de l’UE. Dans un tel contexte, l’adhésion de nouveaux de pays considérés à problèmes, dont la Géorgie, n’est pas souhaitable et serait freinée par des promesses vagues et des accords préalables durcis.

Selon une approche plus optimiste, le Partenariat oriental, et surtout le prochain Accord d’Association, dont six chapitres sur les quarante-cinq prévus sont déjà provisoirement clos, reflètent la volonté certaine de faire de la Géorgie un membre de l’UE à part entière. La cadence de l’élargissement est certes ralentie et les conditions durcies, mais ce serait pour permettre à l’UE de se remettre de crises temporaires.

Il s’agit alors de deviner si le Partenariat oriental est une forme de préadhésion ou un accord d’association avec les États tampons de l’UE. Une chose est claire: la Commission européenne a fait savoir qu’elle était en phase d’assimilation de ses nouveaux membres, et donc qu’une pause lui était nécessaire avant de reprendre sa politique d’élargissement. L’époque est ainsi à l’attentisme, avec son lot de doutes et de récriminations. Comme l’exprime Th. Gordadze, « Nous serions prêts à prendre davantage de risques par rapport à l’UE si nous avions une promesse claire d’adhésion, fut-ce à longue échéance. » En d’autres termes, l’UE pourrait ne plus apparaître comme la panacée pour une Géorgie qui non seulement ne trouve pas ses efforts remerciés à leur juste valeur, mais en plus fait face à un durcissement des recommandations européennes.

Un récent rapport d’experts indépendants franco-géorgiens revient sur les négociations sur la zone de libre-échange, le DCFTA (Deep and Comprehensive Free Trade Agreement) pour en dénoncer le caractère inique[2]. En résumé, les auteurs estiment que « bien que la Géorgie ait agi de manière ferme et rapide, l’UE n’a répondu qu’avec lenteur et réticence. » Selon ce rapport circonstancié, le rapport dissymétrique entre la Géorgie, volontaire, et l’UE, hésitante, souligne l’abus de pouvoir d’une UE qui décide seule, change et durcit les conditions préalables à l’Accord de libre-échange. Cette politique est perçue comme injuste, d’autant que la Géorgie se présente comme l’élève consciencieux, voire même comme le « disciple » qui va au-delà des espoirs et des compétences de son « maître » : « La Géorgie est le voisin de l’Europe qui a accompli unilatéralement les plus grandes réformes, avec un immense succès. En bref, la Géorgie est l’archétype du voisin qui bénéficiera le mieux d’un soutien ferme de l’UE, et qui en retour confirmera la réputation d’une Europe modèle économique et politique. » La Géorgie serait ainsi indispensable au projet européen.

La sévérité du DCFTA est perçue par ces auteurs, au mieux comme une erreur à réajuster, au pire comme une politique visant à faire des États candidats des « clones d’États membres » sans accès complet au marché européen, sans réel soutien ni voix au chapitre au sein de l’UE. De son côté, si la Géorgie accepte de s’engager dans les réformes requises par le DCFTA (taxes, droit du travail, etc.), elle prendrait d’importants risques économiques (Th. Gordadze parle même du risque d’un effondrement de l’économie géorgienne), sociaux et politiques peu avant l’élection présidentielle de 2013. Cela amène les experts du rapport susmentionné à se poser la question de l’opportunité réelle d’une telle association. Si, selon eux, l’UE nie l’approche politique du DCFTA et ne révise pas ses conditions préalables rebutantes, si elle reste campée sur une lecture essentiellement économiste de ces accords, la Géorgie pourrait revoir son ambition européenne. « Tbilissi est tout aussi proche de Bombay que d’Anvers et, sur ce point, les distances géographiques comptent moins que le dynamisme économique. » Autrement dit, Tbilissi pourrait se passer de l’UE…

L’UE, la plus petite des poupées gigognes en place ?

Ce qui pourrait passer pour une menace de la part de ces experts –expriment-ils publiquement ce que pensent tout bas les caciques du pouvoir géorgien ?– fait écho à une rumeur de chantage, mené cette fois sur (ou contre) la Géorgie. En prenant la métaphore de la poupée gigogne, certains craignent que l’UE ne soit la cadette d’une série de poupées qui comprend l’OTAN, la Russie et l’OMC, chacune liée à l’autre par un rapport de force plus ou moins évident. Dans cette optique, la promesse d’adhésion à l’UE serait une sorte de piège et la Géorgie aurait affaire à un véritable jeu de dupes.

Depuis la guerre d’août 2008, la Géorgie est considérée par la communauté internationale comme un partenaire problématique. Soutenue quasi aveuglément par la Maison Blanche de G. W. Bush, elle ne bénéficie plus d’un tel enthousiasme depuis l’élection de B. Obama. Ce dernier a en effet engagé une politique de rapprochement avec la Russie qui vient remettre en cause les fondements géopolitiques antérieurs. Dès lors, le gouvernement géorgien se considère presque comme une « victime collatérale » de cette amitié jugée contre nature entre les deux grands anciens ennemis. Pour autant, les États-Unis multiplient les messages de soutien envers Tbilissi, et considèrent ses réformes pro-européennes d’un bon œil, comme une preuve de sa capacité à porter sa candidature à l’OTAN. De fait, l’intégration à l’organisation atlantique est pratiquement le but ultime du gouvernement géorgien, sa mission la plus sacrée: une fois dans l’OTAN, la Géorgie aura enfin intégré «le bon côté de la force», celui qui la détachera à jamais de l’espace postsoviétique soumis à la menace de l’impérialisme russe, ainsi que le présente le gouvernement.

Entretemps, la Russie, qui frappe à la porte de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) depuis juin 1993, voit enfin son marathon toucher à sa fin. La politique étatsunienne du « reset », du réchauffement des relations entre Moscou et Washington, et les accords entre la Russie et l’UE, et la Russie et les États-Unis, ont achevé de décider les États membres de l’OMC à intégrer le plus grand pays du monde. Mais c’est oublier que le mode d’accès au club est conditionné au droit de veto de ses membres, dont la Géorgie fait partie.

A l’issue de la guerre d’août 2008, la Géorgie s’est retirée des négociations d’adhésion de la Russie à l’OMC, gelant les espoirs de cette dernière. Pressée par les États-Unis et l’UE, la Géorgie est revenue discuter avec Moscou, alors que les deux gouvernements n’entretiennent plus aucune relation diplomatique ou commerciale depuis 2008. Le 9 mars 2011, un premier round de discussion, à Berne, a permis à Tbilissi, forte de son droit de veto, de poser comme préalable à l’adhésion russe la transparence du commerce entre les deux pays en froid. Elle réclame notamment de contrôler de concert avec les Russes les postes douaniers sous contrôle russe situés en Abkhazie et en Ossétie du Sud, reconnues de la Russie et d’une poignée insignifiante de gouvernements. Tbilissi, qui dénonce l’occupation de 20 % de son territoire par l’armée russe, réclame son droit à contrôler le passage de produits sur « son » sol. Or l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, qui rejettent l’autorité de Tbilissi, refusent toute « ingérence géorgienne » dans leur politique d’import-export menée avec la Russie. L’enjeu du contrôle des points douaniers repose en partie entre les mains de la Suisse qui sert d’intermédiaire entre les deux pays. Le prochain round est prévu en mai pour permettre de dépolitiser cette question.

Arrogante, la classe politique géorgienne au pouvoir semble se délecter de cette situation qui place la Géorgie au centre d’un jeu politique apparemment favorable. Le président Saakachvili a été jusqu’à déclarer : « Des Russes nous ont dit qu’ils permettraient le retour du vin géorgien sur le marché russe si nous changions notre position. Or nous n’avons plus de vin à vendre aux Russes. »[3] Mais le « dossier UE » pourrait être subordonné au « dossier OMC ». La promesse d’adhésion de la Géorgie à l’Union européenne, ou au moins au DCFTA, pourrait être faite si la Géorgie de son côté lâchait du lest sur l’adhésion de la Russie à l’OMC. Cette rumeur est prise au sérieux au plus haut niveau, Th. Gordadze la redoutant ouvertement. De plus, le 27 mars 2011, le Commissaire européen à l’élargissement Stefan Fuele a déclaré qu’en mai, une version révisée de la politique de voisinage serait présentée[4] : faut-il y voir un lien avec la rumeur en question ou juste la poursuite logique du partenariat de l’UE avec ses marges ?

Au final, il reste assez difficile de définir les relations UE-Géorgie. Non seulement parce que, au sein même des deux parties, les avis divergent. Les eurosceptiques géorgiens critiquent le libéralisme timide de l’UE et les europhiles ses atermoiements, alors même que les membres de l’UE sont divisés entre partisans d’un élargissement à rythme soutenu et opposants à tout nouvel entrant dans le contexte de crise actuelle. Mais aussi parce que ces relations sont mouvantes et parfois déroutantes, l’UE étant tout à la fois un modèle, un partenaire, un poids voire même un piège. Dans ce jeu, bien malin qui devinera lequel, de l’UE ou de la Géorgie, est la dupe de l’histoire…

 

Par Sophie TOURNON

Notes:
[1] Th. Gordadze, P. Verluise, « La Géorgie parie sur l’UE », Diploweb, 6 février 2011.
[2] P. Messerlin, M. Emerson, G. Jandieri et A. Le Vernoy, An Appraisal of the EU’s trade Policy towards its Eastern Neighbour: the case of Georgia, 1er mars 2011.
[3] “Georgian President: Russia has to compromise if it wants into WTO”, Foreign Policy, 30 mars 2011.
[4] “EU Set To Retool Policy Toward Neighbors”, Radio Free Europe, 28 mars 2011.

Photographie en vignette : Batoumi, juillet 2010 (Sébastien Gobert)

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