Causes juridiques de l’indétermination du statut de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud

Initiée en 1992, l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud s’est affermie après le conflit déclenché en 2008 par la République de Géorgie. Les conditions de leur sécession et les ambiguïtés du droit international concourent néanmoins à l’indétermination du statut de ces deux entités.


Initiée en 1992, l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud s’est affermie après le conflit déclenché par la décision du président géorgien Mikheil Saakachvili de lancer, dans la nuit du 7 au 8 août 2008, une offensive contre Tskhinvali, principale ville d’Ossétie du Sud. Soutenues par l’armée russe, remplissant le rôle de force de maintien de la paix en application des accords de Sotchi signés le 24 juillet 1992 (Ossétie du Sud), et de la résolution 937 adoptée le 21 juillet 1994 par le Conseil de sécurité (Abkhazie), l’Ossétie du Sud a repoussé cet assaut, tandis que les forces abkhazes, elles, reprenaient la vallée de Kodori aux troupes géorgiennes. À l’issue de ce conflit, la Fédération de Russie a reconnu ces deux régions séparatistes de Géorgie comme des États indépendants. Le fait qu’elle ait été peu suivie dans sa décision –seuls le Nicaragua, le Venezuela et Nauru ont aussi reconnu ces indépendances– a placé l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud dans une situation délicate. Séparées, de facto, du territoire géorgien, elles n’ont pas accédé à la qualité d’États indépendants au regard du droit international et ne sont juridiquement pas rattachées au territoire russe, tandis que la Géorgie continue de revendiquer leur appartenance à son territoire. Cette situation complexe illustre les conséquences juridiques de la portée limitée du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes en droit international.

La portée limitée du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes en droit international

Selon la résolution 2625, adoptée le 24 octobre 1970 par l’Assemblée générale des Nations Unies (AGNU) et portant Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États conformément à la Charte des Nations Unies, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes signifie que, en vertu du droit international, « tous les peuples ont le droit de déterminer leur statut politique, en toute liberté et sans ingérence extérieure, et de poursuivre leur développement économique, social et culturel, et tout État a le devoir de respecter ce droit conformément aux dispositions de la Charte ».

Sa consécration en tant que principe du droit positif est cependant relativement tardive. Il faut attendre 1995, et l’affaire du Timor oriental, pour que la Cour internationale de Justice (CIJ) reconnaisse « qu'il n'y a rien à redire à l'affirmation du Portugal selon laquelle le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, tel qu'il s'est développé à partir de la Charte et de la pratique de l'organisation des Nations Unies, est un droit opposable erga omnes »[1]. Elle considère en outre que « le principe du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes a été reconnu par la Charte des Nations Unies et dans la jurisprudence de la Cour […] Il s'agit là d'un des principes essentiels du droit international contemporain »[2].

Malgré l’affirmation claire de la pleine valeur juridique du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, son champ d’application a été particulièrement restreint par la pratique étatique. L’exercice, par un peuple, de son droit à disposer de lui-même lui fournit, en effet, un droit à la sécession, c’est-à-dire à « la création d'une nouvelle entité indépendante par la séparation d'une partie du territoire et de la population de l'État préexistant, sans le consentement de ce dernier »[3]. Pris sous cet angle, le droit des peuples heurte directement un autre principe fondamental du droit international, le principe du respect de l’intégrité territoriale des États. En dehors des situations de domination coloniale ou de subjugation, de domination ou d’exploitation étrangères, l’exercice du droit des peuples se limite en effet à une autodétermination interne, se traduisant par le respect des droits des minorités, l’octroi d’une autonomie substantielle et/ou la garantie de la représentativité des parlements nationaux.

Dans le cadre de l’affaire de la Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo, la CIJ a eu l’occasion de se prononcer sur l’existence et les modalités d’exercice du droit des peuples en dehors des situations coloniales ou relevant de l’occupation étrangère. Toutefois, soulignant que « la question de savoir si, en dehors du contexte des territoires non autonomes ou de celui des peuples soumis à la subjugation, à la domination ou à l’exploitation étrangères, le droit international relatif à l’autodétermination autorise une partie de la population d’un État existant à se séparer de cet État a […] suscité des réponses radicalement différentes», la CIJ a jugé qu’il n’était pas «nécessaire de trancher ces questions en l’espèce »[4]. Ce faisant, la CIJ choisissait d’apprécier la légalité de la déclaration d’indépendance kosovare, et la sécession qu’elle impliquait, en dehors du cadre juridique posé par le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, au risque de la soumettre aux aléas des tensions géopolitiques.

Conséquences sur les cas de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud

La première conséquence d’une telle conception limitée du droit des peuples est de repousser la plupart des situations sécessionnistes en dehors de tout régime juridique ad hoc, la notion de sécession-remède n’ayant pour l’heure reçu aucune consécration en droit positif. Le statut de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud doit, en conséquence, s’apprécier à la lumière des règles générales du droit international public. Ce dernier tend à privilégier l’intégrité territoriale des États. Il est particulièrement significatif que, dans sa résolution 937 (1994) concernant l’Abkhazie, le Conseil de sécurité ait réaffirmé son « attachement à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de la République de Géorgie » et souligné la nécessité de parvenir « à un règlement politique global du conflit, y compris sur le statut politique de l’Abkhazie, respectant pleinement la souveraineté et l’intégrité territoriale de la République de Géorgie ».

La sécession de l’Ossétie du Sud s’étant réalisée en dehors de toute situation coloniale ou de domination étrangère, et ce malgré l’illégalité de l’action militaire menée par les forces armées géorgiennes contre Tskhinvali en 2008, elle doit être considérée comme illégale. De la même manière, la sécession de l’Abkhazie s’est pleinement réalisée à la suite de l’intervention, illégale, des forces abkhazes, avec l’appui des forces russes, dans la vallée de Kodori contrôlée par la Géorgie, en violation des dispositions de la résolution 937 et des résolutions suivantes protégeant l’intégrité territoriale de la République de Géorgie. Néanmoins, le fait qu’une sécession soit menée à son terme en violation des règles du droit international n’implique pas nécessairement que l’entité sécessionniste n’ait aucune existence juridique.

Cette entité risque, en revanche, d’être reconnue par un nombre plus ou moins limité d’États, la reconnaissance étant « l’acte par lequel un État, constatant l’existence de certains faits (un État, un gouvernement, etc.), déclare ou admet implicitement qu’il les considère comme des éléments sur lesquels seront établis ses rapports juridiques »[5]. Dans une telle situation, cette entité peut tout à fait exister matériellement –les territoires abkhazes et sud-ossètes sont, de fait, séparés de celui de la Géorgie, tout comme le territoire du Kosovo l’est de celui de la République de Serbie– sans toutefois que cette existence ne soit consacrée sur le plan juridique. L’effectivité de la sécession sera, dès lors, grandement limitée, la nouvelle entité ne pouvant développer aucune relation juridique avec les autres États de l’ordre juridique international, ou ne le faire que partiellement[6].

La reconnaissance ou la non-reconnaissance de l’entité nouvellement créée revêt donc une importance particulière, surtout lorsqu’elle est prématurée, c’est-à-dire lorsque l’entité sécessionniste ne dispose pas encore de toutes les qualités nécessaires à son existence juridique en tant qu’État –une population et un territoire sur lequel un gouvernement exerce un contrôle effectif–, ce qui est le cas de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, mais également du Kosovo. Dans une telle situation, la reconnaissance prématurée peut être vue comme une tentative de certains États, non pas de reconnaître un fait –à savoir la création d’un État–, « mais de contribuer à la réalisation de ce fait, en lui fournissant un soutien politique visant à compenser une effectivité douteuse »[7]. À l’inverse, l’absence de reconnaissance s’analyse comme une tentative de la part d’autres États d’empêcher la création d’un État, contribuant ainsi à l’indétermination du statut de territoires tels que, notamment, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud.

Notes :
[1] Timor Oriental, Arrêt, 30 juin 1995, §29, CIJ. Pour une confirmation, voir Conséquences juridiques de l'édification d'un mur dans le territoire palestinien occupé, Avis consultatif, 9 juillet 2004, §88, CIJ.
[2] Timor Oriental, Arrêt, 30 juin 1995, §29, CIJ.
[3] «The creation of a new independent entity through the separation of part of the territory and population of existing State, without the consent of the latter», in Marcelo Kohen (ed.), Secession: International Law Perspectives, Cambridge University Press, Cambridge, 2006, p.3 (Traduction par nos soins).
[4] Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo, Avis consultatif, 22 juillet 2010, §§82-83, CIJ.
[5] Jules Basdevant, Dictionnaire de la terminologie du droit international, Paris, Sirey, 1960.
[6] Antonello Tancredi, «Neither authorized nor prohibited? Secession and international law after Kosovo, South Ossetia and Abkhazia», The Italian Yearbook of International Law, Vol. XVIII, 2008, p.54.
[7] «One could argue that by affording premature recognition, a part of international community intended not to recognize a fait accompli, but to contribute to the creation of that fact, by providing political support in a case of doubtful effectiveness.», Ibid., p.46 (Traduction par nos soins).

Vignette : Gali (Abkhazie). Photo libre de droit, attribution non requise.

* Hamza CHERIEF est docteur en droit public.

 

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