La reconnaissance diplomatique des États autoproclamés de l’espace post-soviétique

Dans les années 1990-2000, quatre régions ont proclamé leur indépendance vis-à-vis de pays issus de l’Union soviétique et réussi à engager des processus de construction étatique. Ces micro-États ne sont pas ou peu reconnus par la communauté internationale comme États souverains. Cet article porte sur les dynamiques et les enjeux de la reconnaissance diplomatique de ces États autoproclamés.


Suite aux incidents qui ont éclaté le 2 avril 2016 sur la ligne de front entre le Haut-Karabagh, soutenu par l’Arménie, et l’Azerbaïdjan, le président arménien a menacé de reconnaître le Haut-Karabagh comme État[1]. Ce faisant, il a employé la reconnaissance comme une arme géopolitique. La reconnaissance est le processus par lequel une entité de droit public international décide d’en considérer une autre comme un État. Elle est explicite (communiqué officiel, ouverture d’une ambassade) ou implicite (invitation de membres du gouvernement, signature d’un traité). La reconnaissance marque l’entrée dans la communauté internationale et donne des devoirs (respect du droit international) et des droits (signature de traités, possibilité aux ressortissants de voyager comme citoyens de l’État reconnu).
Le Haut-Karabagh est l’un des quatre États autoproclamés issus de l’ex Union soviétique, si l’on suit une définition restrictive qui exclut les républiques de Donestk et de Lougansk, dont la volonté de constituer des États est douteuse et qui n’ont pas encore fait leurs preuves en termes de construction étatique. Au contraire, le Haut-Karabagh (en Azerbaïdjan), l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud (en Géorgie) et la Transnistrie (en Moldavie) existent depuis le début des années 1990 et ont mis en place des structures étatiques utilisées au quotidien par leurs habitants.


La reconnaissance de la Transnistrie, de l'Abkhazie, de l'Ossétie du Sud et du Haut-Karabagh (cliquer pour agrandir la carte)

Aucun État membre de l’Organisation des Nations Unies (ONU) n’a reconnu la Transnistrie et le Haut-Karabagh. Seuls 5 et 6 États membres ont reconnu respectivement l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud.
Quelles sont les logiques de reconnaissance de ces États et comment évoluent-elles ?

Une reconnaissance limitée

Trois grands principes du droit international empêchent de reconnaître les États autoproclamés en Europe de l’Est[2]. Établie au début des années 1930 lors des discussions sur l’indépendance du Mandchoukouo vis-à-vis de la Chine, la doctrine Stimson (du nom du secrétaire d’État américain) interdit de reconnaître un État si son processus de constitution n’est pas approuvé par l’État de tutelle, ce qui le cas dans les situations ici considérées. Au début des années 1990, la commission Badinter a établi un autre grand principe lors de la disparition de la Yougoslavie : seules les entités fédérées, c’est-à-dire l’échelon le plus élevé en-dessous de l’État central, seront reconnues. De ceci découle que le Monténégro sera reconnu mais pas le Kosovo. Appliqué à la dislocation de l’Union soviétique, ce principe autorise la reconnaissance de la Géorgie et de la Moldavie, mais ni celle de la Transnistrie ni de la Tchétchénie. Le dernier grand principe, plus ancien, est celui de l’intangibilité des frontières, également appelé intégrité territoriale : tout État existant a droit de conserver ses frontières.
Cependant, l’application de ces principes obéit à des logiques géopolitiques pragmatiques. L’intégrité territoriale entre ainsi en contradiction avec l’autodétermination ou droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Une application stricte de l’intangibilité des frontières signifie l’absence de reconnaissance de nouvel État hors d’un cadre négocié. Pourtant, certains États ont été décolonisés à l’issue de conflits violents. Par ailleurs, avec la reconnaissance du Kosovo en 2008, de nombreux membres de l’ONU n’ont pas respectés les principes de la commission Badinter. L’Occident a globalement privilégié sa sympathie envers la cause kosovare, après la guerre de 1999, au respect des règles établies sous ses propres auspices, tandis que la Russie, alliée de la Serbie, refuse la reconnaissance du Kosovo.
Aux logiques géopolitiques externes, s’ajoutent des principes de politique intérieure. Le fait d’être menacé par une sécession signifie en général qu’un État ne reconnaîtra pas un État issu d’une sécession non négociée comme le Kosovo. Pour la Russie, confrontée par exemple au problème tchétchène, cette logique va dans le même sens que ses intérêts extérieurs. Mais dans le cas de l’Espagne, c’est l’indépendantisme catalan qui explique le soutien à la Serbie et la non reconnaissance du Kosovo.

La mise au service (ou non) des réseaux de l’État protecteur pour une reconnaissance

La reconnaissance des États autoproclamés n’est pas figée. Au moment où le Kosovo déclare son indépendance, début 2008, il n’est encore reconnu par aucun État reconnu, pas plus que la Transnistrie, le Haut-Karabagh, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. La cause kosovare explique l’essor de sa reconnaissance à l’international, via les réseaux de l’Occident. La reconnaissance d’un État autoproclamé est globalement corrélée à ses soutiens.
Les États autoproclamés de l’espace post-soviétique disposent d’un protecteur majeur avec d’une part, la Russie pour la Transnistrie, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud et, d’autre part, l’Arménie (elle-même alliée de la Russie) pour le Haut-Karabagh. Ces protecteurs ont soutenu des Etats non reconnus et sans les reconnaître: il fallait éviter la réprobation internationale, argument qui vaut d’autant plus que le pays a un poids géopolitique réduit sur la scène internationale (Arménie par exemple). Ces protecteurs ont cherché à conserver un atout majeur vis-à-vis des États victimes des sécessions : la menace de reconnaissance. Cet élément permet d’infléchir la politique de l’État victime de la sécession mais aussi celle de l’État autoproclamé dans un sens plus favorable à l’État protecteur. Cependant, c’est une arme à usage unique: une fois la reconnaissance prononcée, difficile, faute de perdre en crédibilité, de revenir en arrière sur la reconnaissance de l’État autoproclamé jusqu’au règlement définitif de son statut. Ainsi la Russie ne reconnaît pas la Transnistrie, afin de peser sur la Moldavie ; c’est aussi le jeu de l’Arménie.

Pour l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, la Russie s’est décidée à opter pour une reconnaissance à l’été 2008. Le printemps 2008 a été marqué en Géorgie par un regain de tensions important. Dans le même temps, la Russie, irritée par la déclaration d’indépendance du Kosovo en février et le début de reconnaissance de cette entité par l’Occident, cherchait une revanche. La tentative du président géorgien M. Saakachvili de reprendre l’Ossétie du Sud, sur le modèle de son coup de force en 2004 contre l’Adjarie[3], échoue lors de la guerre d’août 2008. Alors que les médias du monde entier ont les yeux braqués sur les Jeux Olympiques qui s’ouvrent à Pékin, une courte guerre a lieu dans le Caucase, qui débouche sur une victoire des sécessionnistes sud-ossètes et abkhazes soutenus par la Russie. Cette dernière décide alors de reconnaître l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud : l’arme de la menace de la reconnaissance apparaît bien dérisoire après une intervention militaire : la Géorgie ne pliera plus face à cette menace et les positions sont irréconciliables.

Abkhazie et Ossétie du Sud sont désormais reconnues par un État et une dynamique de reconnaissance est engagée. La géographie de leur reconnaissance montre les efforts déployés par la Russie. Les alliés russes en Amérique Latine que sont le Venezuela et le Nicaragua reconnaissent les deux entités dès 2008, année où la Russie leur propose une aide financière. Trois facteurs se combinent pour expliquer la reconnaissance apportée par ces deux États: l’aspect majeur est financier mais il se double d’une logique géopolitique (proximité avec la Russie) et d’une tradition historique (les pays d’Amérique Latine, anciennes colonies, sont surreprésentés). La Russie utilise aussi sa puissance géopolitique et financière pour peser sur certains micro-États pauvres du Pacifique comme Nauru ou les îles Tuvalu. Ce sont des États qui ont une voix à l’ONU comme tout autre État donc ils permettent d’acheter une reconnaissance à moindre coût: quelques dizaines de millions de dollars suffisent à obtenir pour la Russie leur reconnaissance de l’Abkhazie et l’Ossétie du sud. La Géorgie tente de peser, offrant également des aides à ces micro-États[4]. Cette vente de reconnaissance montre combien le conflit de reconnaissance se mondialise et gagne le Pacifique[5].

La reconnaissance des États autoproclamés entre eux

Sauf pour le Kosovo, les dynamiques de reconnaissances des États non reconnus en Europe de l’Est sont actuellement interrompues. Ce sont les États reconnus qui font le droit international et ils se retranchent. La balkanisation du monde fait peur, notamment aux grands États qui se protègent. Le principe de conservation des États est illustré par le dogme de l’intangibilité des frontières. Sauf exception avec des intérêts géopolitiques contraires, la reconnaissance d’une indépendance non négociée est délicate. Abkhazie, Ossétie du Sud, Transnistrie et Haut-Karabagh risquent de rester longtemps peu reconnus voire non reconnus pour les deux derniers.

Cependant affirmer que la Transnistrie et le Haut-Karabagh ne sont reconnus par aucun État, c’est oublier la reconnaissance qui existe entre les États autoproclamés. Ceux-ci ont en effet constitué une diplomatie parallèle. Exclus du statut de « vrai État » et donc des relations avec la plupart des États reconnus, ils travaillent entre eux. Les quatre États autoproclamés de l’ex Union soviétique se reconnaissent, disposent parfois (notamment pour ceux sous protection russe) de services consulaires, organisent des conférences[6], même si les liens concrets, notamment sur le plan économique, manquent.Le monde des États reconnus et de ses relations diplomatiques se double du monde des États non reconnus et de leurs relations, ces deux univers n’étant pas étanches, comme le montrent les cas de l’Abkhazie et de l’Ossétie du sud, reconnues à la fois par des États non reconnus et reconnus…

Notes :
[1] Krikor Amirzayan, « Serge Sarkissian menace de reconnaître la République du Haut Karabagh si Bakou continue et intensifie ses attaques », armenews.com, 4 avril 2016.
[2] Voir l'article de Hamza Cherief dans ce dossier.
[3] Quelques mois après sa première élection, M. Saakachvili reprend le contrôle de l’Adjarie. Son leader, Aslan Abachidze, n’avait pas proclamé formellement l’indépendance de la région mais avait significativement accru son autonomie en 2003 et 2004, allant jusqu’à refuser l’entrée en Adjarie au président géorgien. Quand A. Abachidze a voulu dynamiter les ponts reliant l’Adjarie et (le reste de) la Géorgie, la population adjare s’est soulevée et il a fui en Russie.
[4] «Le prix de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud», Courrier International, 22 janvier 2010«Georgia and Tuvalu Call It Quits», Eurasianet, 17 février 2012.
[5] La même chose vaut pour la bataille entre les deux Chine avec la reconnaissance de Taïwan.
[6] Par exemple dès 2000, une conférence des ministres des Affaires étrangères.

* Thomas MERLE est professeur agrégé de géographie et doctorant préparant une thèse sur les États autoproclamés.

Vignette: Rencontre entre les présidents russe (Medvedev) et sud-ossète (Kokoïty) en 2011 à Sotchi (source: présidence russe, licence Creative Commons 4.0 International)