Choisir son métier selon le Code du travail russe: la dimension du genre

La Constitution de la Fédération de Russie proclame dans son article 19 que tout le monde est égal devant la loi et la justice. L’Etat garantit l’égalité des droits et les libertés des hommes et des citoyens, sans égard pour, entre autres, le sexe. Toutes les formes de limitation des droits humains en fonction de caractères sociaux, raciaux, nationaux, linguistiques ou religieux sont interdites. Hommes et femmes jouissent des mêmes droits et libertés et ont les mêmes possibilités de les exercer.

escalier en RussieLe Code du travail adopté en 2001 fait écho à ces dispositions constitutionnelles, l’article 3 établissant que chacun jouit des mêmes opportunités en matière de droit du travail. Personne ne peut être limité dans ses droits et ses libertés ni ne peut tirer avantage de son sexe. L’établissement des distinctions et des préférences -tout comme la limitation des droits des employés par les exigences inhérentes à un travail spécifique-, établies par les lois fédérales ou bien résultant d’une attention particulière relative à l’état physique de personnes «relevant d’une protection sociale ou légale», ne peuvent non plus conduire à des discriminations. Par conséquent, la législation russe interdit la discrimination sexuelle, à moins qu’elle ne puisse être justifiée, soit par des exigences inhérentes à un type de travail spécifique établies par les lois fédérales[1], soit par des protections spéciales accordées par l’Etat aux personnes nécessitant une protection sociale et légale accrue.

Les femmes sont traditionnellement considérées par le législateur et la doctrine légale comme des « personnes nécessitant une protection sociale et légale accrue »[2]. Le Code du travail garantit cette protection ; le chapitre 41 établit des procédures spéciales pour les employés des deux sexes chargés de responsabilités familiales. Les dispositions de ce chapitre peuvent être classés en trois groupes : les protections conférées aux femmes, uniquement en raison du fait qu’elles sont des femmes ; les protections accordées aux femmes enceintes et allaitant ; et les droits spéciaux accordés aux employés dotés de responsabilités familiales sans considération pour leur sexe. Pour beaucoup de féministes russes, ce troisième groupe est le plus polémique car il n’accorde aucun égard à la question du genre ou aux différences entre hommes et femmes sur cette question.

Voilà ce qu’indique l’article 253 consacré aux « postes pour lesquels l’emploi féminin est restreint » :
« Le travail des femmes sur des métiers difficiles, dangereux et/ou insalubres, autant que les travaux souterrains à l’exception des travaux non-physiques, sanitaires ou des services domestiques, est limité.
Le travail des femmes sur des postes exigeant la manutention de poids excédant les standards autorisés est interdit.
Les listes des industries, professions et postes advenant dans les conditions décrites précédemment, interdites aux femmes, sont approuvées dans la procédure fixée par le gouvernement de la Fédération de Russie, prenant en compte l’opinion du Comité Russe Trilatéral sur les Relations Sociales et Professionnelles 
».
Une liste unique a été adoptée par le décret gouvernemental n°162 du 25 février 2000, qui contient plus de 450 professions et métiers, parmi lesquels « conducteur d’engin » et « apprenti conducteur d’engin », en particulier conducteur de métro.

Le cas Anna Klevets

Madame Anna Klevets, qui vit à Saint-Pétersbourg, a terminé ses études à l’université au printemps 2009. Elle souhaitait obtenir un travail, mais ne pouvait trouver aucun poste correspondant à son niveau d’études en raison de la crise économique et financière. Souhaitant un travail garanti, modestement payé, de préférence dans une entreprise contrôlée par l’État, elle a donc postulé au Métro de Saint-Pétersbourg pour un poste d’apprenti conducteur d’engin. Elle s’est vu refuser le poste sans aucun examen de ses compétences personnelles, seulement sur la considération de son sexe. La direction du Métro s’est référée au décret gouvernemental susmentionné qui interdit aux femmes l’accès à ce poste.

A. Klevets a porté plainte auprès d’une cour de district pour refus d’embauche discriminatoire. Elle en a également appelé à la Cour Suprême de la Fédération de Russie, affirmant que le Décret gouvernemental lui-même était illégal. Elle a perdu ses deux procès. Dans sa décision du 2 mars 2009, la Cour Suprême s’appesantit sur une clause du Décret, plutôt ambiguë et hypocrite, qui permet aux femmes d’être employées dans les professions concernées, mais seulement lorsque l’employeur a établi des conditions de travail convenables pour elles. L’employeur doit prouver la sécurité de ces conditions en acquerrant un certificat spécial qui entraîne des dépenses supplémentaires. Il ou elle doit également soumettre sa demande à deux autorités étatiques pour approbation, le Service d’Inspection d’Etat des Conditions de Travail et l’Inspection Sanitaire et Épidémiologique. Qui pourrait imaginer raisonnablement qu’un chef d’entreprise, même de bonne volonté, s’exposerait à ces tracasseries administratives pour embaucher une femme ? Il est bien plus confortable de conserver des conditions de travail insalubres et de continuer à embaucher des hommes… Malgré tout, cette clause a permis à la Cour de maintenir que les femmes ne sont pas exclues des métiers et professions inclues sur la liste. En outre, la Cour a remarqué que l’article 3 du Code du travail justifie les distinctions basées sur le sexe dans le cas d’une disposition spéciale de la loi fédérale ou des protections spéciales accordées aux personnes nécessitant une attention particulière de l’Etat. La Cour indique encore que dans le but de réaliser effectivement l’égalité des femmes et des hommes, la législation établit des règles particulières de sécurité, des privilèges et des garanties additionnelles applicables seulement aux femmes… En quelque sorte, la Cour a décidé qu’Anna bénéficiait d’un avantage sur les hommes en ne pouvant pas être employée comme apprenti conducteur de métro! Mais c’est plutôt le contraire: les restrictions imposées sur les droits d’un individu ne garantissent pas l’égalité des droits ou l’égalité des chances.

Le Collège de Cassation de la Cour Suprême de la Fédération de Russie a statué le 21 mai 2009 que la réglementation contestée résultait des dispositions prises par l’Etat envers les femmes nécessitant une protection sociale et légale plus étendue par rapport aux hommes. Ainsi, il n’y a pas eu de discrimination basée sur le sexe.

Ceci étant, je ne soutiens pas qu’il y ait un droit spécifique à exercer le métier que l’on souhaite en particulier. Le droit de travailler, comme le Comité des Droits économiques, sociaux et culturels l’entend dans son Commentaire Général n°18 adopté le 24 novembre 2005, ne doit pas être compris comme un droit absolu et inconditionnel d’obtenir un emploi. En même temps, la Convention internationale des droits économiques, sociaux et culturels interdit toute discrimination à l’accès à l’emploi sur la base du sexe. A l’article 6, paragraphe 1, de la Convention, les parties étatiques reconnaissent le droit de travailler qui inclut le droit de chacun d’avoir l’opportunité de gagner sa vie par un travail qu’il choisit librement ou accepte. Cette définition souligne que le respect de l’individu et de sa dignité s’exprime à travers la liberté qui lui est donnée de choisir son travail. Le Comité des Droits économiques, sociaux et culturels insiste également sur l’importance du travail pour le développement personnel ainsi que pour l’insertion sociale et économique.
Ce qui nous interpelle, c’est qu’une femme soit privée du droit de choisir sa profession. Mais, nous l’avons vu, les tribunaux russes ne privilégient pas cette approche.

Le problème des conditions de travail de tous

L’affaire dont il est ici question a été portée en justice avec le soutien d’une ONG, c’était un cas d’école. Mais ses conséquences vont loin. Des femmes souhaitant exercer divers travaux masculins, même manuels, sont venues chercher auprès de cette ONG du soutien, et une aide légale. L’une d’entre elles travaille comme conducteur de tractopelle, bien que cette profession figure également sur la liste. Quand son employeur l’a appris, il a essayé de la licencier, mais elle a immédiatement été défendue par son chef d’équipe, qui a affirmé qu’elle était le meilleur ouvrier qu’il ait jamais eu. A présent, la direction se rend presque chaque jour sur son lieu de travail, afin d’obtenir la preuve qu’elle est vraiment la meilleure.

Une autre dimension du problème doit apparaître ici. Beaucoup de professions très dangereuses ou insalubres ne figurent pas sur la liste. Par conséquent, les femmes pourraient être employées à ces tâches, sans aucun égard pour l’impact sur leur santé ou sur leur «fonction maternelle». Ces emplois sont généralement très mal payés et leurs statuts sont bas. Dans ces secteurs, les hommes, même ouvriers, occupent les postes de direction. Parfois, des femmes parviennent à se faire employer dans des postes « interdits », ce qui leur permet de nourrir leur famille. Mais puisque de tels contrats de travail constituent formellement une violation de la loi, les employeurs disent habituellement qu’ils ne peuvent pas, en théorie, les employer à ces postes, mais seulement aux tâches de ménage -ou équivalent. Cela implique des salaires bas, une privation de primes et des privilèges auxquels ont droit, normalement, la plupart des ouvriers employés dans des conditions dangereuses.

Les cas susmentionnés montrent que la liste des métiers et des professions approuvée par le Décret gouvernemental n’est pas fondée. Par exemple, jusqu’en 1978, les femmes travaillaient comme conducteur d’engin dans le métro, à Moscou et dans d’autres villes. La liste a d’abord été introduite dans les années 1930, puis a été élargie par l’Etat soviétique sous l’égide de la Décennie des Nations Unies pour la Femme (1976-1985). A mon avis, cette réglementation signifie que les hommes sont tenus aux emplois insalubres et que les employeurs ne sont pas encouragés à améliorer les conditions de travail, ni pour les hommes ni pour les femmes. Par conséquent, je pense qu’il y a plus d’inconvénients à cette réglementation, à plusieurs égards obsolète, que d’avantages pour les hommes ou pour les femmes. Cette liste mérite d’être sérieusement reconsidérée.

[1] Le plénum de la Cour Suprême de la Fédération de Russie, dans sa résolution explicative sur l’application du Code du Travail par les Cours de la Fédération de Russie, indique clairement qu’un employeur a le droit de prendre des prérogatives particulières, en plus de celles établies par les lois fédérales, quand les spécificités d’un poste vacant le justifient, par exemple lorsque la connaissance de langues étrangères ou des compétences informatiques sont requises.
[2] Par exemple, les auteurs du commentaire du Code des Lois sur le travail (qui a été remplacé par le Code de 2001) expliquent que des normes particulières sur le travail des femmes doivent être considérées comme des avantages nécessaires pour protéger les femmes des risques professionnels liés à la physiologie féminine et à la fonction maternelle.

* Avocate auprès de l’ONG russe du Centre pour les droits sociaux et les droits du travail, post-doctorante à l’Université d’Etat de Iaroslavl.

Traduit de l’anglais par : Marie-Anne Sorba
Photo : Fred Hilgemann