Interview de Vanda Juknaite, écrivain, dramaturge, essayiste lituanienne

Vanda Juknaite est née en 1949 en Lituanie. Écrivain, dramaturge, essayiste, elle enseigne à l’Université pédagogique de Vilnius. Particulièrement concernée, dans son écriture, par le thème de la maternité, elle réalise aussi un travail socio-pédagogique avec les enfants marginalisés ou handicapés.


Vanda Juknaite, écrivain, dramaturge, essayiste lituanienneElle a reçu en 2008 le Prix national de Lituanie décerné pour l’Art et la Culture, en hommage à son humanisme discret. Elle est traduite en neuf langues. Retour sur l’œuvre d’une auteure unique.

Lorsque vous avez pris par la main le petit Vassia, qui vivait tout seul dans le sous-sol de la gare routière de Vilnius, et que vous l’avez emmené au théâtre des marionnettes, aviez-vous conscience de franchir un pas qui vous engageait complètement ?

Vanda Juknaite : Cette initiative était un moyen de me libérer. Je me souviens que nous attendions à la station d’autobus. On nous regardait et pour la première fois de ma vie j’ai dû soutenir ces regards, car lorsqu’on se tient auprès d’un tel enfant, sale avec des vêtements déchirés, on endosse son destin. Les gens autour vous regardent avec mépris et il vous faut l’accepter. Pour moi, c’était nouveau, très difficile à vivre, mais c’était un premier pas, le premier cadeau sur le chemin de la liberté intérieure. Le simple fait d’agir en prenant cet enfant par la main me libérait de toute appréhension, j’étais en accord avec moi-même. Je comprenais que ces gens ne savaient pas eux-mêmes pourquoi ils nous regardaient avec mépris, la distance qui séparait ma place de la leur était immense.

Votre livre, Prononcé de l’obscurité[1], révèle des réflexions sur la vie, de la part d’enfants handicapés, d’une grande profondeur. Comment avez-vous pu obtenir de ces enfants de telles paroles ?

Il fallait les écouter plus que les questionner. Pendant onze ans, il a fallu que je lutte pour que mon enfant reste en vie. Il avait neuf ans quand il est tombé malade. Le cœur d’un enfant est très ouvert, il dit avec simplicité ce qui lui semble vrai ; mais le cœur blessé d’un enfant malade, c’est presque indicible, c’est comme une plaie qui ne se referme pas. Mon fils savait qu’il était entre la vie et la mort, on en parlait. C’étaient les années soviétiques. Nous passions ensemble beaucoup de nuits et de jours très difficiles. Là, j’ai compris quelles étaient les questions que je pourrai poser plus tard à d’autres enfants et notamment aux enfants handicapés : des questions sur leurs vies, sur leurs différences, sur le monde des adultes, sur la mort. Quand je suis allée les trouver, je savais ce que j’allais entendre, quelles réponses ils allaient me faire. Ces petits aveugles et ces sourds, ces petits muets, ces orphelins étaient passés tout seuls par tant d’épreuves qu’ils répondaient avec aisance.

Dans votre nouvelle, Le Pays de verre[2], vous décrivez cette expérience que vous avez vécue : l’extrême solitude d’une jeune mère, seule avec ses enfants dont l’un est malade. Son mari se tient à distance, pourquoi ?

Le monde des hommes est mental, rationnel ; celui des femmes, c’est celui de la nature, des enfants. Leurs deux mondes sont en opposition. Dans ma nouvelle je décris l’univers du mari, sa table de travail avec des schémas, des chiffres. Le cerveau de l’homme aime les résultats, que tout soit clair, défini, vérifié. Il n’aime pas les complications. Bien sûr, les relations entre hommes et femmes cela compte, mais je voulais surtout écrire sur la maternité. Le Pays de verre, ce fut une première tentative de décrire ce qui se passe chez une femme qui doit veiller aux limites de la vie et de la mort, absolument seule.

La société conteste un statut à la femme qui élève ses enfants, ce statut est pour ainsi dire sans valeur. Quand mon fils est tombé malade, j’ai dû abandonner mon travail pédagogique et d’écrivain. J’ai dû faire d’immenses efforts pour qu’il reste en vie. Pendant quatre ans je n’ai pas pu le quitter plus de trois heures. Être aide-soignante dans un hôpital, c’est avoir le statut le plus bas. Contrairement au médecin qui, lui, est reconnu, l’aide-soignante -qui refait les bandages, donne à manger- ne possède aucune qualification et n’est donc pas considérée. La vie m’a contrainte à jouer ce rôle jusqu’au bout. Alors, mon regard sur la vie de la femme a pris une toute autre perspective. L’homme ne peut sans doute pas donner autant de lui-même : il a son travail, il doit entretenir sa famille. Mais, en échange, il reçoit un statut. La femme qui élève ses enfants, elle, n’a rien à quoi se rattacher, s’identifier. Elle n’est pas reconnue. Lorsqu’on s’occupe d’un enfant malade, on est absolument seule, comme si plus rien n’existait autour, ni les progrès de la science, ni la civilisation. Juste nos mains et notre cœur. C’est un travail épuisant nuit et jour, sans repos, mais que l’on fait par amour.

Notre Présidente, Dalia Grybauskaite, a été élue au premier tour le 18 mai 2009 avec 69 % des suffrages, elle est ceinture noire de karaté. Pensez-vous que la société lituanienne avait besoin d’une telle femme comme Présidente ?

Il faut rappeler que la tradition archaïque balte est matriarcale. Marija Gimbutas[3], archéologue lituanienne émigrée aux États-Unis et spécialiste de l’évolution de la préhistoire chez les Baltes, mentionne que les femmes baltes étaient enterrées avec un trousseau de clés symbole de leur statut. Au début du XXe siècle, lorsque l’indépendance a été déclarée (en 1918), l’une des premières lois adoptées par la Constitution a accordé le droit de vote aux femmes. A l’époque, dans les autres pays d’Europe, elles étaient loin d’avoir ce droit.

Dès que la Lituanie a rétabli sa souveraineté, les femmes ont fait partie du Parlement. Elles avaient le droit de travailler dans les institutions d’État. On reconnaissait la valeur d’une femme lituanienne. Par exemple, une peine bien plus lourde était infligée pour le meurtre d’une femme que pour celui d’un homme. L’élection de Dalia Grybauskaite n’est pas une exception, elle n’est pas inattendue dans notre culture. Dalia Grybauskaite est très indépendante, mais elle n’illustre pas un phénomène nouveau dans notre société.

Pendant les années soviétiques, l’importance des femmes avait-elle reculé ?

Dans les années soviétiques, c’est l‘un des paradoxes de cette époque, la question « Qu’est-ce qu’une femme ? » ne pouvait être posée. Nous n’étions ni hommes, ni femmes. Nous étions tous des Soviétiques. Il n’était pas question de sexe féminin ou masculin. D’où cet exemple, banal ou plutôt tragique : il n’existait pas de protections hygiéniques pour les femmes. Rien n’était prévu, comme si les femmes n’avaient pas de règles. Nous devions nous débrouiller pour obtenir au marché noir le coton qui n’était pas vendu en pharmacie... Il existait deux modèles d’identification possibles qui étaient incarnés par Pasha Angelina[4], tractoriste, et Stakhanov[5], mineur. En fait, tous deux étaient des modèles masculins, puisque le métier de tractoriste est une profession d’homme. Si bien que les femmes n’avaient aucun modèle auquel se rattacher véritablement. En Europe de l’Ouest, lorsqu’un chef d’État ou un officiel part en visite à l’étranger, sa femme l’accompagne. Personne n’a jamais vu les femmes des dirigeants soviétiques : comment une femme aurait-elle pu se tenir à côté d’un mari aussi extraordinaire ? Impensable !

Pourquoi la Lituanie reste-t-elle à la première place des records de suicides ?

Ma génération a grandi à une époque où les gens étaient tenus par la peur, qu’elle ait été réelle ou provoquée. Chez nous, l’individu a appris à avoir peur, il n’a pas développé cette faculté d’adaptation qu’ont les sociétés libres, dans lesquelles l’éducation, l’instruction, la culture donnent un sentiment de confiance en soi et de confiance en la vie. De fait, après l’indépendance, les gens ont eu peur du changement, ils ont craint de ne pas pouvoir s’adapter à la nouvelle réalité, de ne plus avoir de travail, d’être trop vieux, que leurs professions soient inutiles. Mais ils se sont à peu près adaptés, ils ont appris. Ils ont finalement retrouvé quelque confiance, ont commencé à prendre des crédits bancaires, et voilà que tout s’est effondré de nouveau en 2008 avec la crise financière. Beaucoup se sont retrouvés dans l’impossibilité de rembourser leurs crédits, devenus beaucoup trop lourds. Ce fut une nouvelle catastrophe pour eux. Dans les années soviétiques, on conservait toute sa vie le métier qu’on avait appris. Les gens étaient habitués à vivre dans un système stable où rien ne changeait. Aujourd’hui, ils ont peur de ces changements constants. Quand nous avons modifié le programme des écoles par exemple, nous ne savions pas très bien comment l’adapter à notre nouvelle réalité, celle-ci nous faisait peur. Nous n’avions pas eu le temps d’apprendre à avoir confiance en nous.

Le sort des enfants des familles asociales va-t-il s’aggraver avec les conséquences de la crise financière ?

J’ai toujours pensé et je penserai jusqu'à ma mort que le sort d’un enfant, qu’il soit issu d’une famille de millionnaires ou d’une famille asociale, dépend de ses parents. Si on leur retire leur responsabilité, si l’on pense que quelqu’un d’autre est responsable du bien-être de leurs enfants, nous nous méprenons. Aujourd’hui, je peux dire calmement que la société de l’Union soviétique s’est effondrée parce que l’unité familiale s’est effondrée. Le statut de la famille était rejeté par essence. Le système a engendré une société coupée de ses racines, par exemple avec la création des Komsomols[6] -les pionniers soviétiques- ; les enfants n’avaient plus de traditions à préserver, ils grandissaient en dehors de l’influence parentale ou religieuse, ils oubliaient leur langue maternelle pour ne plus parler que le russe. Pour échapper au martèlement de la propagande socialiste, aux cours obligatoires de marxisme-léninisme, les jeunes gens avaient recours au mensonge et à la simulation, le vol des biens publics était partout accepté et généralisé, plus personne n’avait d’engagement envers qui que ce soit, la délation était monnaie courante, et l’alcoolisme très répandu. Tout le monde connaît l’histoire de cet adolescent, Pavel Morozov, qui avait reçu le titre de héros de l’URSS pour avoir dénoncé lui-même son propre père à la police secrète, parce qu’en temps de famine, déjouant les perquisitions, il avait dissimulé du grain pour nourrir sa famille. Ce père périt en déportation. Ces choses terribles sont l’une des raisons de l’effondrement du régime socialiste.

Ce siècle sera celui des femmes. Je me rappelle que lorsque le deuxième millénaire allait commencer, avant le Nouvel An, chaque pays faisait des prédictions. Il revenait souvent que ce centenaire serait celui des femmes et apparemment c’est arrivé !

[1] Tariamas is tamsos. Editions de l’Union des Ecrivains lituaniens, Vilnius, 2007. Les œuvres de Vanda Juknaite ne sont pas traduites en français, excepté la nouvelle Le pays de verre.
[2] Stiklo salis. Editions de l’Union des Ecrivains lituaniens, Vilnius, 1995. Traduction française dans le recueil Des âmes dans le brouillard. Anthologie de nouvelles lituaniennes contemporaines : la nouvelle Le pays de verre. Presses Universitaires de Caen, 2003.
[3] Civilization of the Goddess. Edition Joan Marler, San Francisco, 1991.
[4] Diminutif de Praskovia Nikitichna. Championne du travail agricole durant le premier plan quinquénnal de l’URSS (1928-1932), érigée en symbole de l’ouvrière soviétique formée à la technique.
[5] Alekseï Grigorievitch Stakhanov, mineur du Donbass qui aurait extrait, en 1935, quatorze fois plus de charbon que son quota ne l’exigeait. La propagande soviétique en fit un exemple pour tous les ouvriers de l'URSS.
[6] Organisations de la jeunesse communiste.

* Caroline PALIULIS est française d’origine lituanienne, elle vit depuis 1994 en Lituanie où elle a repris la librairie familiale.

 

Lien vers l'article sur Vanda Juknaite

Photo : Vladas Braziunas