Controverse autour du monument commémoratif de Bauska en Lettonie

L'inauguration d'un petit monument commémoratif dans la ville lettone de Bauska, située à 67 km de la capitale, Riga, a connu un retentissement singulier et déclenché une controverse entre historiens mais également entre journalistes et hommes politiques au-delà des frontières du pays.


Le monument aux «défenseurs de Bauska contre la seconde occupation soviétique» une semaine après son inauguration Piemineklis “Bauskas aizstāvjiem pret otrreizējo padomju okupāciju” nedēļu pēc tā atklāšanasLe monument des « défenseurs de Bauska contre la seconde occupation soviétique » a été inauguré au milieu du mois de septembre 2012. Il est formé d'un bloc parallélépipédique de granit sur lequel sont représentés des symboles que portaient, cousus sur leurs uniformes, les soldats mobilisés à partir de 1943 dans la légion lettone de la Waffen-SS et qui se sont battus pour l'Allemagne. Sous ces symboles également sont inscrits la dédicace « Aux défenseurs de Bauska contre la seconde occupation soviétique 28 juillet-14 septembre 1944 » [Bauskas aizstāvjiem pret otrreizējo padomju okupāciju 1944.28.07-14.09.] ainsi que le slogan des années 1930 du leader letton, Kārlis Ulmanis, « La Lettonie aux Lettons » [Latvijai jābūt latviešu valstij, mot à mot, « La Lettonie doit être le pays des Lettons » ou bien « La Lettonie doit être un pays letton »]

Criminels ou simples soldats ?

La question de savoir qui sont réellement ces «défenseurs de Bauska contre la seconde occupation soviétique» a suscité les plus vives discussions. L'historien Kaspars Zellis indique que le groupe de personnes qui ont affronté l'Armée rouge durant l'été 1944 à Bauska était très hétérogène. Parmi les « défenseurs de Bauska » figuraient notamment des habitants locaux non mobilisés dans les unités allemandes mais aussi des personnes mobilisées mais considérées comme inaptes à des activités militaires et employées à des fonctions d'aide à la police (par exemple la surveillance d'infrastructures). À l'historien russe Vladimir Simindeï, directeur du fonds «Istoritcheskaïa pamiat» (Mémoire historique), qui affirme que la stèle commémore également les 23e, 319e et 322e bataillons de police qui ont participé au « génocide nazi sur les territoires de Russie, d'Ukraine et de Biélorussie »[1], Kaspars Zellis répond que pour obtenir des données précises qui permettraient de faire le point sur le parcours des personnes qui se sont battues à Bauska, il faudrait mener une enquête particulière. K. Zellis ajoute qu'aucune des personnes ayant combattu dans ces bataillons n'a été condamnée pour crimes de guerre par les tribunaux soviétiques[2].

Une citation comme catalyseur

La citation de Kārlis Ulmanis fait, elle aussi, de la stèle un motif de conflit. La forme de la stèle ainsi que le choix de la citation ont été inspirés par l'un des rares survivants de la bataille de Bauska et ancien légionnaire, Imants Zeltiņš. Durant les combats pour la « défense de Bauska », alors âgé de 18 ans, celui-ci a perdu les deux mains. Sous le régime soviétique, il a été sanctionné par une longue répression (camp de filtration, restriction d'accès à l'emploi, absence de pension d'invalidité), mais reçoit aujourd'hui du gouvernement allemand une retraite relativement élevée par rapport à la moyenne lettone ainsi qu'une aide de réhabilitation[3]. Expliquant le choix de la citation, I. Zeltiņš reconnaît que, tous les jours de son enfance, il voyait ces mots écrits sur les murs de son école et qu'il voulait les voir maintenant également sur la stèle[4]. Rappelons que le régime Ulmanis (1934-1940) était caractérisé à la fois par un culte du leader, impliquant que les slogans que celui-ci prononçait étaient omniprésents dans l'espace public, et par un appel aux valeurs nationales dans la propagande officielle.


Imants Zeltiņš (à droite), ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale du côté allemand, avec son épouse auprès du monument «aux défenseurs de Bauska contre la seconde occupation soviétique» dont il a initié l'érection avec l'aide de Raitis Ābelnieks (à gauche), conseiller municipal du novads de Bauska. (Photographie: Olga Procevska, 22 septembre 2012, Bauska).

Tandis qu'Imants Zeltiņš regarde la citation d'un œil plus nostalgique que politique, dans le contexte culturel et multiethnique de la Lettonie actuelle, ces mots de Kārlis Ulmanis s'avèrent offensants pour une grande partie de la population du pays, en particulier ceux qui ne se sont pas ethniquement Lettons. Cet outrage est bien reflété par l'attitude des médias russophones de Lettonie. Les journaux lettons publiés en langue russe écrivent qu'il s'agit d'un monument aux soldats de la SS et condamnent ouvertement son érection. Le journal Vesti indique que la stèle est dédiée à des individus « qui ont sur la conscience la mort de plusieurs centaines de civils ».

En Russie, le monument a également suscité l'indignation de certains hommes politiques. Et le portail d'informations pravda.ru affirme que le monument a été érigé à la mémoire des « anciens partisans de Hitler », « sans tenir compte une fois de plus de la sentence du Tribunal de Nuremberg »[5]. Rappelons néanmoins que le tribunal de Nuremberg a refusé de condamner les légions baltes de la Waffen-SS au motif que ses membres avaient été enrôlés de force et non sur une base volontaire. Pour sa part, le représentant du ministère russe des Affaires étrangères, Aleksandr Loukachevitch, a qualifié l'érection du monument d'« acte honteux portant outrage à la mémoire des victimes du fascisme » et a indiqué que l'« héroïsation des criminels nazis » caractérise systématiquement la Lettonie[6]. En signe de protestation, une semaine après l'inauguration de la stèle, une soixantaine de jeunes gens liés au parti Russie unie ont manifesté devant l'ambassade de la République de Lettonie à Moscou[7].

Parallèlement, en Lettonie, un des opposants les plus visibles au monument des « défenseurs de Bauska » est l'Association contre le nazisme [Apvienība pret nacismu], dirigée par l'homme politique Jānis Kuzins (membre du parti d'opposition PCTVL [principalement russophone]). Peu après l'inauguration de la stèle, l'organisation a, dans un communiqué de presse largement diffusé, invité le maire de Bauska, Valdis Veips (du parti de la coalition gouvernementale Vienotība) à quitter ses fonctions, menaçant d'en faire la demande officielle auprès du ministère référent, ce qui toutefois ne s'est pas produit. L'association invite à déplacer le monument vers un « cimetière militaire de la Waffen-SS » sans davantage de précisions. À vrai dire, la municipalité n'a pas participé financièrement à l'érection du monument, assurée grâce aux dons de différentes ONG et de particuliers. La stèle se trouve toutefois bien sur un terrain qui appartient à la municipalité de Bauska. En réaction à l'annonce de l'association, le maire de Bauska a précisé que « cette stèle n'a rien à voir avec le nazisme »[8]. Lui-même n'a pas participé à la cérémonie d'inauguration mais la mairie y était représentée par un conseiller municipal, membre du parti nationaliste Visu Latvijai/TB-LNNK et historien de formation, Raitis Ābelnieks. D'autres membres de ce parti de la coalition gouvernementale ont exprimé leur soutien en faveur du monument, tel Jānis Dombrava, député à la Saeima. Les autres partis de la coalition [Zatlera Reformu partija, Vienotība] n'ont pour leur part exprimé aucune position claire sur cette question.

L'historien Rihards Pētersons, spécialiste des monuments commémoratifs, interrogé par la station de radio Baltcom, a, de son côté, souligné que le problème posé par cette stèle, comme par d'autres monuments commémoratifs, est qu'en Lettonie, les discussions sur les événements historiques, à l'échelle locale comme devant un plus large public, sont toujours menées après l'inauguration des monuments et non avant. Il faut préciser que ce scandale n’est pas le premier du genre dans cette ville. En 2007, le déplacement du monument au soldat de l'Armée rouge depuis un parc municipal vers un cimetière militaire avait déjà provoqué une vague de protestations.

Traduit du letton par : Eric Le Bourhis
Lien vers le texte original

Notes :
[1] « Izdanie : v Bauske otkryli memorial v chest dobrovolnyh batalionov SS », ves.lv, 17 septembre 2012.
http://www.ves.lv/article/226794
[2] Entretien avec Kaspars Zellis, 26 octobre 2012, Riga.
[3] Rita Ruska, « "Mana ierašanās ir obligāta". Saruna ar leģionāru Imantu Zeltiņu », Latvijas Avīze, 16 mars 2011.
http://la.lv/index.php?option=com_content&view=article&id=308965:qmana-ieraans-ir-obligtaq-saruna-ar-leionru-imantu-zeltiu&catid=177&Itemid=495
[4] Entretien avec Imants Zeltiņš, 22 septembre 2012, Bauska.
[5] Sergeï Vasilenkov, « Latvia vozvela novyï pamiatnik èsèsovtsam », pravda.ru, 19 septembre 2012.
http://www.pravda.ru/world/formerussr/latvia/19-09-2012/1128551-ss_latvia-0/
[6] « Moskva : pamiatnik èsèsovtsam v Bauske – pozor », delfi.lv, 18 septembre 2012.
http://rus.delfi.lv/news/daily/politics/moskva-pamyatnik-esesovcam-v-bauske-pozor.d?id=42680002
[7] « V Moskve piketirouiout posolstvo Latvii iz-za pamiatnika v Bauske », gorod.lv, 22 septembre 2012.
http://www.gorod.lv/novosti/168692-v-moskve-piketiruut-posolstvo-latvii-iz-za-pamyatnika-v-bauske
[8] « Bauskas mērs : Piemiņas pasākumu izmanto provokācijām », diena.lv, 17 septembre 2012.
http://www.diena.lv/latvija/viedokli/bauskas-mers-pieminas-pasakumu-izmanto-provokacijam-13968209

Vignette : Le monument aux « défenseurs de Bauska contre la seconde occupation soviétique » une semaine après son inauguration © Olga Procevska, 22 septembre 2012, Bauska.

* Doctorante à l'Université de Lettonie