L’opinion publique peut s’avérer un élément déterminant quand se pose la question de la longévité des partenariats et alliances entre États. C’est le cas du partenariat turco-russe, marqué un temps par des tensions et qui pourrait se révéler clé de voûte d’une résolution pacifique de la crise syrienne.
Les relations entre la Turquie et la Russie sont marquées par des hauts et des bas. En raison de leur rôle incontournable dans la résolution du conflit syrien, ces deux États doivent toutefois collaborer dans le cadre du processus d’Astana. La tournure des événements en Syrie fait même qu’une entente s’est forgée entre les présidents Recep Tayyip Erdoğan et Vladimir Poutine, sur la base d’intérêts convergents.
Ce point d’entente se révèle toutefois fragile. Parmi les éléments qui permettent de mesurer le risque de détérioration de cette relation, on aurait sans doute tort de négliger l’opinion publique, cet ensemble de convictions et de valeurs plus ou moins partagées, de jugements, de préjugés et de croyances traversant la population d'une société donnée. L’opinion publique turque, peu étudiée, n’en constitue pas moins un instrument intéressant d’analyse des relations turco-russes, notamment par le prisme de la question syrienne. On s’intéressera ici en particulier à certains travaux universitaires centrés sur la question syrienne et à la presse, dont trois quotidiens incarnant les principales tendances politiques turques : Cumhuriyet (opposition, tirage quotidien de 120 000 exemplaires), Hürriyet (centre droit, 500 000 exemplaires) et Milli Gazete (islamo-conservateur, 20 000 exemplaires).
Le compromis de Sotchi, un gage de paix et de stabilité
Dans la résolution du conflit syrien, la Russie est l’acteur qui détient les meilleures cartes. Elle est en mesure d’initier, de contrôler et d’animer l’agenda des négociations du processus d’Astana avec la Turquie et l’Iran. Présente aux côtés du Président syrien Bachar el-Assad depuis le début du conflit, elle a pour objectif de maintenir en Syrie un État capable de faire face aux forces djihadistes(1). Moscou tient en effet à s’assurer que ces dernières ne soient pas en mesure, notamment, de perpétrer des attentats dans le Caucase russe.
La Turquie est un autre acteur incontournable dans ces négociations, en particulier du fait de ses contacts avec les groupes rebelles présents sur le terrain, dont les forces djihadistes. Jusqu’en 2016, Ankara a considéré comme essentielle la destitution de Bachar el-Assad, alors que la Russie, les États-Unis et l’Europe prônaient son maintien au pouvoir, arguant de la potentialité d’une transition politique pacifique de la Syrie. Isolée sur la scène diplomatique régionale, la Turquie a ensuite renoncé à son préalable, ce qui a contribué à la rapprocher de la Russie et lui a permis de prendre part aux pourparlers d’Astana. Elle espère depuis bénéficier de l’accord de Moscou pour se débarrasser, à la frontière turco-syrienne, du Parti de l’union démocratique (PYD) affilié au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) contre lequel elle est en guerre depuis une quarantaine d’années. Ainsi a-t-elle vu valider par son partenaire russe l’opération Rameau d’olivier qu’elle a lancée sur Afrine en janvier 2018 contre les forces kurdes et les rebelles de l’Armée syrienne libre.
La Turquie et la Russie, qui s’accordent en outre sur la nécessité d’une résolution pacifique du conflit syrien, sont conscientes d’avoir besoin l’une de l’autre pour atteindre leur but. C’est ainsi qu’a été acté, le 17 septembre 2018 à Sotchi, un compromis visant à éviter les bombardements russes sur la vile d’Idlib, dernier bastion de l’opposition armée syrienne.
La presse turque entre enthousiasme et doutes
Malgré l’importante censure appliquée aux médias en Turquie depuis le coup d’État avorté de juillet 2016 et les divergences d’opinion marquées, la presse émet un avis unanime quant à ce rapprochement turco-russe. Pour cela, elle se fait le relais quotidien de l’opinion publique turque : un sondage réalisé par l’université Kadir Has d’Istanbul consacré à l’actualité internationale et à la politique étrangère turque en 2018 a ainsi montré que l’opinion publique turque plaçait la question syrienne en tête de ses préoccupations, sous l’angle plus spécifiquement de la sécurité et de l’immigration. Depuis le début du conflit syrien, la Turquie est en effet exposée à la menace terroriste ainsi qu’à un afflux massif de réfugiés syriens.
Il n’est pas étonnant, dès lors, de constater que l’accord conclu entre la Russie et la Turquie à Sotchi en septembre 2018 est considéré comme le bienvenu par la presse turque et par l’opinion publique. Le quotidien Hürriyet évoque un partenariat inédit entre la Russie et la Turquie et met en exergue le fait que les deux pays auraient en commun leur rejet de l’Occident. Selon le journal, ce point d’accord pourrait même être le moteur d’un partenariat de long terme entre les deux pays sur la question syrienne(2). Cet accord est porté aux nues par le Milli Gazete, avec la reprise d’un discours du leader du Parti d’action nationaliste (MHP, extrême droite) : Devlet Bahçeli affirme qu’un nouveau flux massif de migrants vient ainsi d’être évité par le Président Erdogan grâce au cessez-le-feu instauré dans la province d’Idlib. Il souligne aussi que des innocents seront épargnés des tirs du régime d’Assad, qualifié de meurtrier(3). Le quotidien Cumhuriyet adopte le même point de vue que les deux autres, mais avec un ton plus tempéré : sur le long terme, il s’agira de voir si les deux pays manifesteront suffisamment de bonne volonté pour que le partenariat perdure.
Le partenariat bilatéral, un recul de la puissance régionale de la Turquie ?
Mais cette relation apparemment harmonieuse entre la Russie et la Turquie ne reposerait pas sur des bases prospères. C’est ce que défend le professeur d’histoire du Moyen-Orient Altan Çetin de l’université Gazi d’Istanbul. Dans un article publié en septembre 2018, il évoque la menace pour la Turquie que constituent une possible attaque dans la région d’Idlib ainsi que la présence des forces armées kurdes et de celles de Bachar el Assad à la frontière turco-syrienne : outre le risque d’exporter le conflit syrien en Turquie par une guerre à la frontière, ces éléments pourraient engendrer une autre vague d’immigration syrienne vers la Turquie(4).
A. Çetin dénonce la présence à la table des négociations, admise par l’Iran et la Russie, de groupes armés que la Turquie considère comme terroristes, alors que d’autres groupes armés d’opposition à Bachar el-Assad, dont certains soutenus par la Turquie, ne bénéficient pas du même traitement de faveur. Pour l’historien, cette approche entrave l’avancée vers un processus de paix ; des points de divergence pourraient ainsi apparaître au cours des négociations entre les trois acteurs, mettant à mal les projets de définition d’une politique de pacification territoriale, d’unité de la Syrie, de rédaction d’une Constitution et de lancement d’un véritable processus de transition politique en Syrie.
La presse turque, quant à elle, s’accorde à dire que cette entente reste incertaine sur le long terme. Le Milli Gazete souligne que la confiance peut être rompue à tout moment parce que cette entente est de circonstance(5). Son fondement – la résolution de la question syrienne – est conditionné par la réalisation d’autres conditions propres à l’accord de Sotchi et difficilement accessibles. La presse d’opposition partage cette prévenance dans un article publié juste après le sommet d’Istanbul du 28 octobre 2018 qui a rassemblé la Turquie, la Russie, la France et l’Allemagne : Cumhuriyet retient les poids inégaux des acteurs présents lors des négociations et revient sur la fragilité de l’entente russo-turque sur le long terme. La Russie est l’acteur le plus favorisé dans ce cadre puisque son poids politique, militaire et diplomatique est incontestable, renforcé par son soutien au régime syrien depuis 2015. Selon le journal, la Turquie est dépassée par la Russie sur la question syrienne et cette « soumission » serait le résultat du jeu ambigu de la Turquie qui doit reconnaître son incapacité à rompre avec l’Ouest malgré son rapprochement avec la Russie(6). D’autant que l’entente est conditionnée à la démilitarisation par la Turquie des groupes armés islamistes situés dans le nord-ouest de la Syrie. C’est du moins ce que prévoyait l’accord de Sotchi, qui avait fixé le 15 octobre 2018 comme date butoir, ainsi que l’a rappelé le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov(7). Le respect de cet engagement pris par la Turquie doit entraîner la suppression des visas pour les réfugiés syriens situés en Turquie et désirant entrer sur le territoire russe(8).
Dominant les débats aujourd’hui à l’œuvre dans une opinion publique turque plutôt dubitative, ces arguments révèlent à la fois une forte attente de la part de la population au regard d’un partenariat bilatéral apte à stabiliser la situation aux frontières et à l’intérieur du pays et, sans doute, un souhait de désescalade dans la posture diplomatique de la Turquie. Mais l’accord de Sotchi est compris par cette opinion publique comme un tigre de papier, peu apte à résister à l’usure du temps et à la violence du conflit syrien.
Notes :
(1) Didier Billion, « Syrie : comment gagner la paix ? », IRIS, 24 octobre 2018.
(2) Nerdun Hacioğlu, « Rusya stratejik ortak vurgusu » [Russie, un point commun avec la Turquie], Hürriyet, 28 août 2018.
(3) « Devlet Bahçeli: Esad'la görüşülmesinin zorunlu olduğunu söyleyenler akıllarını başlarına alsın » [Devlet Bahçeli : « Ceux qui invoquent la nécessité de négocier avec El-Assad se fourvoient »], Milli Gazete, 22 septembre 2018.
(4) Altan Çetin, « İdlib’le Suriye’yi Düşünmek » [Penser la Syrie à travers Idlib], TASAM, 13 septembre 2018.
(5) Seyfettin Erol, « Rusya Soçi’de niçin Türkiye’yi tercih etti ? » [Pourquoi la Russie a-t-elle cédé la Turquie à Sotchi ?], Milli Gazete, 20 septembre 2018.
(6) Baris Doster, « Suriye sorununu nasıl açıklamalı ? » [Comment expliquer la question syrienne ?], Cumhuriyet, 27 octobre 2018.
(7) « Peskov : Kremlin İdlib anlaşmasını bozacak tehdit görmüyor » [Peskov : le Kremlin ne considère pas que l’accord d’Idlib est menacé], Cumhuriyet, 30 octobre 2018.
(8) « Vizede pürüz ‘sığınmacılar’ » [Russie-Turquie : relance de la question des visas pour réfugiés], Cumhuriyet, 18 octobre 2018.
Vignette : Les présidents Recep Tayyip Erdoğan et Vladimir Poutine, novembre 2018 (source : site de la présidence russe).
* Étudiante en Master 2 de Relations internationales à l’INALCO. Diplômée de l’Institut d’Études politiques de Strasbourg.